Première partie, chapitre 4

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Dès la fin d’après-midi, Taj Al-Rakharat profite de la nuit précoce pour rejoindre la maison de détention, aux abords du centre-ville, où sont enfermés les jeunes tagueurs.

Il passe le poste de garde sans être contraint de justifier quoi que ce soit. Son véhicule ne subit pas non plus les fouilles habituelles. Ici, tout le monde le connaît, le respecte, et le craint. D’abord parce qu’il est le patron, mais également pour son caractère et son influence.

Après avoir garé sa Jaguar sur la place qui lui est réservée juste à côté de l’entrée, il pénètre dans le bâtiment puis descend tranquillement les escaliers jusqu’au sous-sol.

Il s’immobilise à l’entrée d’un couloir long d’une quinzaine de mètres ponctué de cellules. La première pièce sur sa gauche a été aménagée en bureau grand ouvert pour les gardiens. Tout en s’approchant de la petite fenêtre qui se trouve sur la porte de droite, la salle d’interrogatoire, il tend l’oreille : son homme a l’air en plein travail.

L’agent de la sécurité, svelte mais solide, est penché sur un adolescent attaché à une chaise métallique, arcade ouverte et lèvres en sang.

— Bon, alors, tu n’as toujours rien à dire ?

Le garçon garde le silence. Il s’habitue à la pression, mais la souffrance et la fatigue continues resserrent fermement l’emprise dont le tortionnaire dispose sur sa jeune victime.

— Personne ne saura que c’est toi. D’ailleurs, peut-être qu’un de tes camarades a déjà craché le morceau ? Tu pourrais te contenter de confirmer ce qu’il a déballé !

Nadim parle d’une voix presque inaudible. Au bord de l’épuisement, il parvient à convertir ses dernières forces en provocation. Un véritable exploit récompensé par la jubilation qui l’envahit. Postillonnant du sang, le garçon articule à peine :

— J’ai déjà tout dit. C’est moi qui ai eu l’idée de la phrase et du mur de l’école.

Sa conscience lui dicte toujours la même chose. Peut-être qu’à force, ils finiront par comprendre ?

Ses doigts, dont les ongles ont été arrachés au fil des tortures, le lancent continuellement, perturbant sa concentration beaucoup plus que la faim et la soif. Ils sont nourris, mais pas suffisamment.

— J’ai du mal à croire qu’un gamin comme toi peut avoir écrit « Ton tour arrive, Docteur ». C’est trop réfléchi, trop mature…

Avant de succéder à son père, le président a suivi une formation d’ophtalmologie, d’où cette appellation officieuse, mais connue de tout un chacun.

Il tape de son index sur la tête du jeune :

— Tu vas peut-être me dire qu’on n’a pas bien compris le message ? Ou que ça s’adressait à ton toubib qui t’a mal soigné ?

Nadim se défend aussi violemment qu’il peut. Le résultat n’est guère probant :

— C’est la vérité. À chaque fois, je répète la vérité. Mais ça ne vous empêche pas de recommencer à…

L’homme le coupe net :

— Tu crois que ça nous fait plaisir de t’infliger cette douleur ?

Il préfère que ses actions ne soient pas transformées en mots. Sans grande conviction, il tente d’amadouer son supplicié. Bientôt, il arrivera au bout de son arsenal de techniques. Du moins ce qu’il s’autorise à utiliser sur un gamin.

— On a juste besoin que tu nous racontes ce qu’on a envie de savoir.

Inlassablement, Nadim répète :

— J’ai dit toute la vérité. Vous pouvez me torturer autant que vous voudrez, ça ne changera pas la réalité.

L’homme soupire. Il se redresse avant d’ajouter en haussant la voix :

— Tu ne nous facilites pas la tâche.

Il marche autour de la chaise du supplicié. Les pieds nus de ce dernier se recroquevillent. Aurait-il peur d’y recevoir encore des coups, ou de se faire écraser les orteils par quelque botte mal intentionnée ?

— Qu’est-ce qu’on va pouvoir faire de toi ?

Le gardien réfléchit, puis réitère ce qu’il a déjà tenté à d’autres :

— Si on démolissait ta maison ?

Le visage du garçon ne parvient à exprimer que la douleur entre ses hématomes et la crispation de ses muscles.

— Si on emprisonnait tes sœurs ou ta mère ? Ou qu’on s’occupait de ta copine ?

Même si Nadim ne dispose pas à proprement parler de petite amie attitrée, la pensée que sa famille puisse subir les conséquences de ses actes lui semble insupportable. Encore plus que les tiraillements de sa bouche quand il prononce :

— J’ai déjà avoué tout ce que vous m’avez demandé. Vous voulez quoi d’autre ?

Rassuré de voir le jeune coopératif, le tortionnaire s’empresse de répondre :

— Qui est derrière tout ça ? Qui vous a embrigadé ? Qu’est-ce qu’on a pu vous promettre de mieux, ou pire que ce que je vous fais ?

Les questions ne changent pas depuis le début. De dépit, Nadim lâche :

— Vous ne comprenez rien…

Une nouvelle fois surpris par l’aplomb de sa victime, l’homme poursuit l’interrogatoire, privilégiant le résultat à la manière.

— Comment tes parents-t-ont élevé ? Tu devrais avoir un peu plus de respect pour tes aînés, et pour l’autorité de manière générale. Si t’étais mon fils, je…

Maintenant, le garçon parvient à interrompre la tirade parfaitement huilée. Une puissante pulsion provoque la joie dans son cœur, et expulse les mots d’une bouche déformée :

— Si j’étais votre fils, je me serais déjà tiré une balle. Ou alors je vous aurais buté !

Dans un accès de rage, l’homme donne un violent coup de poing en direction de l’accoudoir ou l’un des avant-bras de Nadim est solidement attaché et encaisse la brutalité du geste. Chacun d’eux perçoit nettement un os craquer.

Le garçon se retient de hurler à la fois de surprise et de panique. Il est à bout. Ils le sont tous deux, en fait.

Taj cogne à la porte pour attirer l’attention de son employé puis, d’un signe, l’invite à le rejoindre. Quand ils se retrouvent dans le couloir, le chef interroge le sous-fifre :

— Je crois qu’on n’en tirera rien de plus. Ceux qui devaient craquer l’ont fait depuis longtemps.

Malgré son manque flagrant de résultat, l’autre ne paraît pas aussi catégorique :

— Je ne sais pas. Parfois, je sens que certains hésitent. Vous avez toujours la conviction qu’une « grande puissance étrangère » serait derrière tout ça ?

— C’est évident ! Je voudrais juste découvrir précisément de qui il s’agit. Ça serait profitable à notre gouvernement… et à ma carrière également. Mais on ne va pas pouvoir continuer indéfiniment. Des parents sont venus me voir ce matin. Ils m’ont parlé de rumeurs sur des sévices sexuels.

Le tortionnaire ouvre de grands yeux avec un geste défensif :

— Je ne sais pas où ils ont pu entendre ça ! On n’a rien fait comme ça, je vous jure ! On fait tout comme d’habitude.

— J’espère pour vous. C’est peut-être juste pour nous déstabiliser ou nous discréditer devant la population.

— Les seuls qui pourraient confirmer notre version, c’est… les gamins !

— Oui. C’est pour ça qu’on va devoir les libérer. La dernière chose dont on a besoin en ce moment, c’est des émeutes.

— Comme vous voulez, patron, mais…

Taj coupe sèchement son interlocuteur :

— Merci de le reconnaître. Je vous laisse organiser tout ça. Demain matin, ils sont tous chez eux, compris ?

— Bien, chef.

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