Que la montagne est belle

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  Alexandre accueille avec résignation la colonie de cheveux gris sur son crâne, accepte sans effort les rides et les cernes qui ont élu domicile sur son visage. Il est vanné, lassé. Désabusé. Son regard en témoigne sans détour, pourtant Alexandre maintient le cap.

  Aujourd’hui encore, il va fouler la poudreuse du col de l’Echelle. Il a chaussé ses bottes fourrées, enfilé sa veste en duvet d’oie ; glissé dans son sac à dos des sachets de biscuits et un grand thermos de thé noir, quelques vêtements chauds et des gants de polaire, une trousse de premiers soins. Le paquetage n’est pas bien lourd, réside en l’essentiel, le rudimentaire.

  Lorsqu’Alexandre gare son pick-up au début du sentier, la nuit déverse encore sur les Alpes ses étoiles fatiguées. Elle est froide, la nuit, glaciale à vous percer la chair de ses épingles aiguisées. Rude et inhospitalière. Il doit être fou pour s’aventurer dans ses bras avant que le jour n’offre sa tendresse.

  Le ciel se percute aux versants enneigés ; les traînées du soleil qui s’éveille teintent l’horizon de scintillements timides, alors que la brume a tendu sa barrière aveuglante. Comme chaque fois, Alexandre s’enivre de ce panorama taciturne avant de commencer son ascension. Il enfile ses gants et ajuste sa lampe frontale. L’homme est un initié, un enfant du pays. Les Alpes l’ont vu naître et grandir, l’ont nourri et abreuvé, bercé et consolé. Elles sont son refuge, leurs pics, ses repères. Il les a brièvement quittées dans sa jeunesse, une envie d’ailleurs, une soif d’autres possibles... Sa désertion n’a duré qu’un temps : loin de chez lui, il se sentait déraciné, incomplet. Une âme en errance.

  Il a beau connaître le chemin par cœur, la neige est capricieuse et l’oblige à la prudence. La montagne peut vous happer en quelques minutes pour ne vous rendre que raide et givré jusqu’aux os aux prochains randonneurs, ou ne vous expulser de son ventre qu’aux fontes de glaces. Elle sait se montrer impitoyable. Dans sa poche, son téléphone est chargé, accessible rapidement si besoin. Et Marion, sa fille, est informée de son expédition : il doit être rentré à midi, passé ce délai, elle s’inquiètera.

  Malgré le confort de sa parka matelassée, Alexandre ressent la morsure de la bise se frayer un passage dans son dos, cheminer le long de sa colonne vertébrale et s’y enfoncer tel du fil barbelé. La croûte verglacée craquèlent sous ses pas, troublant le silence, alors que le soleil semble le poursuivre, se fondre à sa cadence pour rejoindre les cieux. Ils grimpent ensemble, solidaires. La nuit leur laisse la place, s’efface sans hâte ; lascivement s’écarte de leur chemin.

  Du regard, Alexandre jauge le sol, pour assurer ses propres pas, mais surtout pour déceler une présence. Il doit être attentif, discret. Impensable de les effrayer. S’il y en a là, il les trouvera. Il est à l’affût du moindre bruit, bruissement, rale..., du moindre signe de vie dans le paysage algide et austère. Un craquement de brindille et Alexandre est aux aguets, immobile. Il cherche, au travers de la brume en fuite, la provenance du son. Sous le couvert d’un pin, un chamois se tient en alerte. Il est rare de les apercevoir si haut quand l’hiver a posé ses bagages. Les deux âmes se sondent, puis le capriné bondit et disparaît. De quoi ragaillardir le coeur du pisteur qui continue sa quête.

  Alexandre s’est lancé dans cette mission il y a quelques semaines, quand on a retrouvé le corps de cette pauvre fille. Une Guinéenne de vingt ans. Elle avait dû tenter la traversée de la rivière – ou dans la nuit y était-elle tombée ? La Durance lui avait volé ses dernières forces et l’avait emportée jusqu’au barrage, ses membres gangrenés. La première chose qu’il avait vu, c’étaient ses chaussures. Comment avait-elle pu arriver jusque-là, marcher tous ces kilomètres en tennis ? Pour finalement voir son périple s’achever contre une plaque de béton. Ses espoirs naufrageant sans destin, et ses rêves d’asile noyés…

  La silhouette flottante avait hanté ses jours et tourmenté ses nuits. Il l’imaginait parcourir le Sahara sous les chaleurs suffocantes, mourir de soif entre les tôles d’un camion, traverser la Méditerranée pour rejoindre l’Italie et y entreprendre le passage vers la France… Toutes ces frontières passées pour se heurter à un mur. Un dernier mur infranchissable, et ne trouver de visa que pour la mort. Impossible d’oublier, de continuer sans rien faire, de dormir tranquillement alors que des gosses s’échouent sans faire de vague.

  Dans l’horizon blafard, Alexandre distingue deux silhouettes grelottantes qui s’arrêtent net face à lui. Avant de les voir détaler comme des bêtes prises en chasse, l’homme lève les deux paumes vers eux et s’approche doucement : « Ne craignez rien, je ne suis pas de la police » dit-il en secouant la tête de gauche à droite, « pas la police ». D’un geste lent, Alexandre ouvre son sac et leur tend à chacun un manteau. Leurs lèvres sont gercées, leurs yeux injectés de sang, et sur leurs visages se lisent les affres de mille hommes.

  Le plus jeune – lui semble-t-il – s’écroule dans la poudreuse, en pleurs. Les larmes sur ses joues tracent des sillons crasseux et pleins de douleur. Ils doivent impérativement se reposer avant d’entreprendre la descente, sans quoi, ils s’écrouleront d’épuisement et lui claqueront entre les doigts. Alexandre les mène à un cabanon de bergers, les nourrit, les hydrate, les habille chaudement. Leurs mains rigides et calleuses s’agrippent tant bien que mal aux gobelets brûlants. Leurs regards s’emmêlent, s’embuent. Deux adolescents. Deux putains d’ados bien plus jeunes que Marion qui ont encore failli crever dans ma montagne !

  Emmitouflés dans leur mutisme, les deux jeunes gens suivent l’apparition providentielle. Alexandre les emmène au local de l’association. Là-bas, on s’occupera d’eux, on leur trouvera un hôte – lui en a déjà trois à la maison. Il ne sait jamais bien s’ils comprennent ce qu’il raconte, la plupart sont francophones, mais, exténué, le cerveau n’est plus toujours capable de fonctionner. Il leur explique, leur parle, pour les rassurer. Il a même travaillé sa voix pour la rendre apaisante, lui, le rustre montagnard. Et il leur pose des questions « Comment vous vous appelez ? ; d’où vous venez ? ; quel âge vous avez ? », les réponses se montrent succinctes, coupées de sanglots, de « monsieur » et de « merci » éreintés.

  À la voiture, les deux mômes baissent la garde, la confiance est établie. Amédée et Boubaker ne se font pas prier pour grimper dans le vieux tacot. La banquette est accueillante, un vieil air de jazz se mêlant au souffle chaud du radiateur berce l’habitacle. Les adolescents s’assoupissent en un clin d’œil – un peu de répit après leur long périple.

  À travers les vitres embuées, les paysages défilent. Le jour a pris ses aises : installé dans le ciel, le soleil pointe vigoureusement et amène son éclat soyeux sur les nuages mornes. Alexandre regarde ses montagnes d’un nouvel œil. Les terres de son enfance seraient-elles hostiles ?

  À quelques kilomètres, la gendarmerie a dressé un barrage routier, sans aucune échappatoire possible. Alexandre décélère, réveillant par la même occasion ses deux passagers qui, naturellement, s’affolent et s’agitent. « Pas un mot, je m’en occupe, si on vous demande : je vous ai pris en stop sur le bord de la route ! Notez vos numéros là-dessus, prenez le mien aussi, il est écrit au début », prononce-t-il, faussement tranquille en leur tendant un stylo et un carnet. Boubaker saisit le crayon et de sa main hésitante inscrit leurs coordonnées, puis arrache une page avec celles d’Alexandre : « Je prends en papier, si on n’a plus de batterie ou de réseau. » Alexandre hoche la tête. « Si on est séparés, on s’appelle, d’accord ?! » insiste-t-il. Les deux gamins acquiescent et se redressent droit sur leur siège à l’arrivée d’un agent.

  Dans le pick-up, ça pue la sueur et l’angoisse. Ses mains tremblotent malgré son semblant d’aplomb. Alexandre connaît en théorie la routine autant que ses droits et ceux de ses « autostoppeurs ». Il est bien rencardé, a appris sa leçon, mais l’opportunité de la réciter se présente pour la première fois, lui mettant les nerfs à vif.

  Après vérification d’usage des papiers du véhicule, le flic réclame les pièces d’identités des deux passagers.

  Alexandre déroule son discours. « Mineurs », « déclaratif », « convention de Genève », les mots clés sont lâchés, franchissent ses lèvres calmement, viennent buter contre les « clandestins », «illégalité », « territoire » de son interlocuteur qui sort de sa tirade essoufflé. Alexandre décèle dans son timbre l’hésitation, le tiraillement entre son uniforme et son humanité.

  Un regard vers sa hiérarchie et le sort est bouclé : l'’agent exigera d’Alexandre qu’il le suive au poste tandis que son équipier emportera les deux mômes sans un mot. Boubaker et Amédée seront lâchement relâchés dans la montagne en direction de l’Italie, sans en-cas ni bouteille d’eau. Comme de vulgaires bêtes.

  En sortant du commissariat la jeune recrue s’excuse piteusement :

  • Je ne fais que mon devoir, Monsieur.
  • Moi aussi Monsieur l’agent, moi aussi… répond Alexandre, la gorge et la mâchoire serrées dans un étau d’amertume.

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