Sarment d'Amour

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  Il lui suffirait de quelques mètres, quelques pas sur les pavés pour trouver son bonheur. Il s’appelle Augustin.

  À travers le rideau de dentelle, jauni par le temps, Josette l’aime du bout des cils. Et même si sa vue se trouble malgré les lunettes, que les couleurs se sont ternies ; même s’il lui faut plisser les yeux pour discerner les moindres contours, elle ne se fatigue pas de le regarder. Tous les matins, alors que le soleil paresse encore, Auguste arrose ses cœurs de bœufs sous la fraîcheur de la rosée. Et son cœur à elle, Josette le surprend chaque matin à s’emballer sous le coton blanc de sa chemise de nuit.

  Josette l’a aimé à l’instant où leurs peaux se sont frôlées. Elle avait déposé sa main dans celle qu’il lui tendait, un contact fragile, léger comme une brise, semant dans sa chair le désir. D’une prise douce mais ferme autour de son bustier de satin, Augustin la fit danser, tournoyer, voltiger peut-être – ou n’était-ce que son âme qui s’envolait ? Et elle riait, la gorge jetée en arrière et ses cheveux de blé virevoltant au rythme de la mélodie. Leurs pas s’enchaînèrent en harmonie, en symbiose frissonnante et, autour d’eux, le monde s’évaporait. Ne demeuraient que les notes qui bourgeonnaient dans ses oreilles. Et le visage d’Augustin. Ses yeux sombres s’agrippant aux siens… Des orteils aux joues, dans son ventre et entre ses cuisses, Josette sentait grimper une sève fiévreuse, brûlante comme les enfers. Ô délicieux enfers !

  Alors que les instruments se turent, l’univers reprenait place, fauchant les herbes folles qui s'élevaient dans la jeune fille, ne laissant, au moment de se libérer de l’étreinte, qu’une liane épineuse écorchant ses entrailles. Leurs corps se déliaient comme un seul être qui se déchire. Dans le regard auquel elle s'arrachait, Josette démêla la même émotion qui l’avait terrassée… Emotion qu’il fallait assécher avant qu’elle ne s'enracine.

  Augustin glissa mollement sa main, telle une feuille en berne, sur le dos lacé de Josette, la rendant à Germain, son frère ainé. L’homme auquel elle avait dit « oui » le matin même devant l’Eglise. 

  Les yeux de Germain se constellaient d’étincelles devant Josette. Il avait demandé sa main quelques semaines à peine après leur premier baiser, pressé de pouvoir la chérir ouvertement. De l’aimer au grand jour. Pourquoi lui refuser ? Jeune fille en fleurs qui ne connaissait rien de l’amour ni de ses tempêtes, elle l’avait trouvé séduisant, galant et bien éduqué. Elle se délectait de son reflet dans ses iris noirs, du feu qu’elle y attisait. Oh ! elle en ferait des jalouses au bras de Germain ! L’amour viendrait, immanquablement.

  Et l’amour vint. Tendre, loyal. Sans orages ni tourments. Se gorgeant de tendresse au fil des années, des grossesses et des enfants nés. Germain était un père présent et investi – plus que Josette n’en eut jamais connu à l’époque – et un mari prévenant. Un homme bon qu’elle avait promis de chérir, d’aimer jusqu’à ce que la mort les sépare. Mais à chaque saison, la présence d’Augustin arrosait les germes échinés, et les tiges et les branches envahissaient ses entrailles, sans jamais pourtant voir le soleil, condamnées à vivre dans l’ombre, sans jamais fleurir. Une invasion de ronces – carnivores et voraces.

  Augustin se résigna à épouser Lucinda, ténébreuse italienne à la peau dorée et à la voix chantante. Cette union éloigna son beau-frère, assoiffant le jardin intérieur de Josette, qui en retrouva un brin de quiétude. Celle-ci ne dura pas : les jeunes mariés s’endeuillèrent de deux fausses couches et d’un enfant mort-né. Tant de larmes versées sur l’absence qu'ils s’investirent d’autant dans la vie de leurs neveux et nièces. Les sorties à la mer, les escapades à bord de la Panhard, les robes de communion confectionnées sur mesure… Leur parentalité avortée, ils l'ensevelissèrent, l’embaumèrent de rires et de joie.

  Aussi, lorsque l’occasion se présenta, Lucinda et Augustin achetèrent la maison voisine. Pour le plus grand plaisir des enfants qui y passèrent des journées entières, délaissant la souche familiale.

  Et le cœur de Josette, aride malgré le soin de Germain, fanait en silence.

« Avec le temps
Avec le temps, va, tout s'en va
L'autre qu'on adorait, qu'on cherchait sous la pluie
L'autre qu'on devinait au détour d'un regard
Entre les mots, entre les lignes et sous le fard
D'un serment maquillé qui s'en va faire sa nuit
Avec le temps tout s'évanouit »*

  Ferré a menti. Flétri mais pas mort, l’amour qu’elle cultive pour Augustin depuis plus de cinquante ans lui étire encore les lèvres et lui sarcle le cœur. Elle ose un regard vers le miroir : ses cheveux blancs encadrent un visage envahi de rides – limbes de sa vie de femme, d’épouse, de mère et grand-mère. Fermant le rideau, la vieille femme traîne sa hanche jusqu’à l’entrée, ouvre la porte et fait signe à Augustin qui lui rend un hochement de tête. Elle sourit. Et l’éclat dans ses yeux demeure le même qu’avant : lorsqu’elle voit Augustin, Josette a toujours dix-huit ans, et leurs corps éclosent comme deux fleurs géminés.

*Léo Ferré, Avec le temps, 1972

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