Inexister

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  On ne peut pas mourir, quand on n’existe pas.

  Les volets dormaient encore et muselaient la lumière. Les yeux dans l’oubli, Elena regardait le silence occuper l'espace. Dans l’ombre, tapi sous les draps pouacres, il embaumait la pièce de ses bras remugles. Ses cheveux sombraient sur son visage, en une cascade de suie. Au creux de la main, elle tenait les mots que traçait, vacillante, la plume de ses pensées ; ses ongles creusaient des arabesques incandescentes dans les larmes du plancher. Quelques empreintes déposées dans le bois. L’obscurité asphixiait le moindre recoin de la chambre, jusqu’aux grains de poussière caressant les pieds du lit.

  Elena comptait deux par deux les secondes, attendant que le jour pointât et introduisît une lueur désespérée. Le temps semblait avoir oublié de s’écouler et de déloger la nuit – le vent seul, fouettant les moellons, contait la vie persistant hors ces murs. L’air frissonnait dans la chair d’Elena. Mais elle ne sentait pas. Elle ne sentait plus l’existence la parcourir comme le sang dans ses veines. On ne peut pas mourir quand on n’existe pas. Elle avait bien des souvenirs, quelque part... Enfouis dans un tiroir, bien dissimulés au fond de sa mémoire. Des sourires sépia et des éclats de voix nourris d’autrefois. Elle ne devait pas les exhumer. On ne peut pas mourir, quand on n’existe pas.

  Elle attendait, recluse dans son inexistence. Quoi ? Qui ? Elle ne savait plus. Le plancher gémit sous ses pas frêles lorsqu’elle se redressa. Son regard parcourut les murs blanc-gris, sans rien voir, même l'absence. Un vieux papier peint semblait, lui aussi, attendre, lassé, mourant à petit feu de l’obscurité qui enchaînait la pièce à l'abandon. Les voix oubliées résonnèrent dans l’espace, une fraction de seconde, s’infiltrant entre les failles du plâtre, s'engouffrant dans les fissures de l’âme. Le monde avait bien pu s’effondrer, ou disparaître, elle-même aurait bien pu n'être plus que chimère, pour ce qu’elle en savait. On ne peut pas mourir, quand on n’existe pas, se répétait-elle inlassablement, étouffant sous une mèche brune les souvenirs jaillissants. Comme des étincelles, des mots d’amour se noyaient sous des averses furieuses, insaisissables. Elena ne savait plus distinguer les souvenirs de ses divagations improvisées pour tromper la solitude qui lui tenait compagnie et lui léchait les doigts.

  Sur le tabouret de bois trônait un jerricane d’eau, croupissant dans sa moiteur jaunâtre, calme et plate. Parfois d’infimes cercles trahissaient un mouvement imperceptible : le monde poursuivait sa respiration. Elena baissa les yeux sur sa poitrine figée : son cœur même se camouflait. Elle prit une grande inspiration, gonflant ses poumons dans l’espoir d’y contempler un peu de vie, un frémissement. Elle fut soulagée en observant le coton de sa chemise s'élever légèrement. L’étoffe épuisée, élimée à force de frottements et de sueur, dévoilait la peau d’Elena, et exposait la forme de ses os.

  La gorge aride, Elena étreignait du bout des cils le jerricane. Elle savait qu’il ne fallait pas boire de cette eau, au risque de tomber malade et de se déshydrater encore davantage. Mais depuis quand n’avait-elle pas senti la douceur d’une simple goutte sur sa langue ? Son esprit chavirait entre l’hier et l’aujourd’hui, tout se mêlait dans un silence assourdissant. Elle entendit soudain la porte de la maison s’ouvrir dans un grincement plaintif, le vent s’engouffrer comme une vague, déracinant Elena de son apathie. Elle se figurait la poussière virevoltant – constellation exaltée d'enfin voir le jour – dans les ténèbres du rez-de-chaussée ; elle leva deux lattes bienveillantes et se déroba comme un courant d'air. On ne peut pas mourir quand on n’existe pas. Elle abaissa ses paupières. Attendit encore. Les pas claquaient, lourds. Ils étaient plusieurs, fracassant le mobilier dans un bruit sourd. Il lui sembla que tout lui tombait dessus, étrapant son souffle, chapelant tout son corps, mais rien, de la pointe des cheveux aux orteils, ne cilla... Puis les pas gravirent l’escalier, cahotant le bois, brutalisant les marches. L’un des hommes poussa un râle, tranchant, acerbe.

  Alors que les pas se rapprochaient, Elena sentit des larmes éperonner ses yeux : elle se remémorait enfin. Son frère, sa grand-mère, son père. Les cris, les pleurs, et la peur – la peur surtout – envahissant la chair. S’ils viennent, tu te caches, Elena. Tu disparais, comme je te l’ai appris. Tu fermes les yeux, et tu restes cachée, qu’importe ce que tu entends. On ne peut pas mourir quand on n’existe pas. Alors cesse d’exister, Elena, pour survivre, cesse d’exister.

  Elena ne voulait pas mourir.

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