L'inconnue silencieuse

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  Des originaux, dans ce village on en a eu un joyeux festival. Pas des mauvais bougres, non, des anarchistes, des hippies, des artistes… Ils vont, ils viennent, butinant la vallée puis repartant comme un coup de vent sur la colline. C’est con, parce qu’on s’y attache à ces gens-là. ‘Voyez ici, ça fait quarante ans qu’on a pas vu une famille s’installer, y’a que des vieux. Les vieux c’est chiant. Que oui ! J’en suis un, mais j’ai pas dit que je faisais exception ! ‘Savez, au village, y’a les petits-enfants qui viennent temps en temps, ça fait de la vie. Les parents ils viennent, ils boivent le café pis y retournent à leurs affaires en laissant les marmots. Bah on aime bien les avoir, j’ai pas dit, mais ça fatigue, heureusement, comme on se connaît tous, les gamins aussi. Finalement ça fait comme une grande famille, c’est comme des cousins ! Enfin n’empêche que, c’est toujours les mêmes visages, alors bon, on est contents quand y’a du sang neuf. Je dis « on », ça vaut pour presque tout le village, parce qu’y a toujours le vieux Roger et la mère Berthet. Ah bah si moi je suis vieux, les deux-là, ce sont des antiquités. Eux non, les cris des enfants, la vie qui reprend son souffle, ils aiment pas bien. Mais je crois qu’au fond, ‘sont déjà morts dans le cœur, ça bat, mais ça vit plus vraiment. La vie, c’est l’amour pas vrai ? Enfin, ce que j’en sais moi, j’ai pas fait d’études pis peut-être que je comprends rien…

  Alors la petite quand elle est arrivée… oui bah ? Quarante ans, quand t’es en passe d’avoir le double, c’est comme une première jeunesse ‘savez. Donc la petite quand elle est arrivée, elle avait les joues en feu et le souffle court, les cheveux en pagaille qu’on aurait dit qu’elle s’était perdue dans la forêt. On a jamais trop su comment qu’elle était venue et pis d’où elle sortait. Elle causait pas beaucoup, mais elle parlait avec les yeux, même parfois je voyais bien, elle chantait avec les yeux et même elle riait avec les yeux. Elle avait des yeux tout grands et ouverts. Toujours j’avais l’impression que c’était pour mieux voir le monde. Pourtant qu’il était déjà pas très beau le monde et que nous non plus on était pas très beaux. J’aurais bien aimé voir comme elle, pas parce que j’y vois plus rien, même si c’est vrai que je suis bigleux. Donc moi je la regardais souvent. C’était une jolie fille, enfin je crois. ‘Savez moi déjà quand y’a pas les seins qui retrouvent le nombril je trouve que c’est joli, je suis pas bien exigeant. Elle avait pris la maison de Mme Blaire, ‘sais pas si elle avait acheté ou hérité, en tout cas on l’avait jamais vue par ici, ça c’est vrai, et puis on avait tous nos théories mais on posait pas de questions alors on avait pas de réponses. Ce qu’on voyait bien c’est que silencieusement elle était toujours par-là. On la regardait vivre et c’est comme si elle insufflait un peu de sa vitalité dans nos poumons, c’était généreux. Elle traversait les rues panier sous le bras pour faire le potager de M. Martin. Elle lui installait une chaise dans le jardin et puis elle s’occupait des plants de tomates et tutti quanti. Lui, il profitait du soleil, et puis de la vue. Pour sûr, il a pas l’œil vicelard M. Martin, mais il crache pas sur un morceau de jeunesse, ni moi non plus je vais pas vous mentir. Je vous ai dit qu’elle était jolie ? Oui je vous l’ai dit. Mais y’a pas que ça, enfin, c’est plus vraiment les fesses des filles qu’on regarde ‘savez. Je vous dis juste, c’était une chouette demoiselle. Des fois aussi, quand elle allait en ville, elle faisait du porte à porte, un cahier dans les mains et un stylo. Elle prenait les listes de courses et puis des fois y’avait Colette qui montait dans la voiture avec elle. Elle achetait jamais rien, Coltte, elle revenait les mains vides mais l’œil qui pétille. ‘Sais pas si elles parlaient plus en voiture, parce que Colette non plus, elle cause pas bien. Je crois qu’elles s’entendaient bien pour ça, je veux dire, y’avait pas besoin de mots entre elles, et pis c’est comme si elles s’était déjà connues avant, aussi elles se ressemblaient un peu. Colette elle a jamais eu d’enfant, c’est pas qu’elle aurait pas pu. Parce que je crois que tous les hommes du village ont voulu l’épouser, eh ! moi le premier. Colette…

  Mais je m’égare. Donc la petite, ‘voyez, j’ai même plus son nom. Y’avait pas besoin de l’appeler, par miracle, l’était toujours là quand on avait besoin, ou envie, son sourire sur le visage et ses yeux papillons. Un jour elle m’a emmené au cimetière. Je lui avais parlé de ma mère, c’est vrai qu’elle manque ma mère, elle est pas partie trop tôt, je crois même qu’elle est partie trop tard, je savais pas faire sans elle donc quand elle est morte j’étais un peu comme un veuf bon à rien. Alors j’avais parlé, ça me faisait du bien, elle, elle était là, elle écoutait en battant des cils, une main sur la mienne. Je vais pas mentir j’ai même pleuré. Une semaine après, en revenant de la ville elle avait un bouquet de fleurs dans les bras, j’ai dit « merci » par politesse, je comprenais pas, elle a rigolé des yeux et elle m’a pressé de mettre mes chaussures. On a marché un peu en écoutant le vent qui s’essoufflait sur nos visages. J’aime pas marcher, mais je lui ai pas dit, ça avait l’air de lui faire plaisir. Pis on est arrivés devant le portail en fer forgé du cimetière. J’ai encore pleuré, elle a encore pris ma main. Pis elle m’a attendu. J’sais pas, des minutes ou des heures je sais trop dire. J’avais le cœur en confettis, mais pas comme vous croyez, des confettis joyeux. J’avais pas remis les pieds là-bas, ça faisait trop mal mais je me sentais comme un vieux con coupable de pas la visiter. J’ai déposé les fleurs et j’ai parlé à ma mère, comme on voit dans les films des fois. On est rentrés à pieds, j’avais mal aux jambes mais ça faisait du bien. Je lui ai offert un café, puis on a parlé sans mots. C’est la dernière fois qu’elle passait du temps avec moi.

  Un lundi on a vu un type devant sa porte. C’était étrange, on avait jamais vu personne. Pis elle, elle s’est envolée. On a pensé faire appel à la police, mais pourquoi ? Elle avait juste dû trouver l’amour, bah oui, une fille comme elle ! Mais depuis le soleil se lève plus sur le village, et Colette elle parle encore moins.

  Y’a un vieux qu’a emménagé à la maison de Mme Blaire. J’aime pas les vieux.

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