Genèse

7 minutes de lecture

Pierre sait que le terrain est pentu, plus que glissant : épineux. Il le voit bien, dans les yeux de sa femme.

Judith a tellement souffert pour le premier. Elle a mis des années à s’en remettre, un vrai traumatisme… Elle se réveille encore parfois en sueur, le corps meurtri, la souffrance nichée dans ses entrailles. Ces nuits lui rappellent son impuissance à aimer Hervé.

On lui avait collé dans les bras le fruit de son propre corps. Un inconnu, un ovni. Alors qu’on lui avait conté ce moment comme balayant toutes les douleurs vécues, il ne se passa rien. Rien dans son cœur que le vide et dans le corps, la morsure.

Et comment le dire ? Comment l’avouer ? Comment expliquer que l’être qu’elle tenait contre elle ne provoquait aucun sentiment d’amour ? Qu’au contraire même, il reflétait si bien les meurtrissures de sa venue au monde ? Le déchirement de sa chair, le sang, l’impatience et le manque de compassion du corps médical, qu’elle avait imaginé si bienveillant…

Son fils, là, dans ses bras, hurlait. Pas de ces cris qu’on attend d’un nouveau-né qui subit l’assaut du monde extérieur… Non, des cris de désespoir. Sentait-il alors la détresse de sa mère ? Percevait-il, dans la rigidité de l’étreinte, la froide distance ? Pas de lien. Judith, qui avait projeté tant de bonheur dans cette naissance : elle donnerait le sein, calquerait son rythme sur le sien, s’assoupirait en le berçant dans la chaise à bascule qu’elle avait récupérée chez sa mère ; Judith qui avait choyé son ventre rond, qui s’auréolait de joie, drapée dans une grossesse si bien taillée pour elle… Judith ne ressentait rien des élans tant présagés.

Elle tenta maintes fois la tété. Hervé n’en voulut jamais. Ou peut-être était-ce elle qui, inconsciemment, le rejetait ? Elle était incapable de le calmer, de le soulager, incapable de le regarder sans y voir inlassablement sa souffrance, sans en avoir mal. Encore et encore. Très vite ce fut Pierre qui prit le relai. Il pensait à la fatigue, ou à un petit baby-blues, sans en mesurer l’ampleur. Ça passera se rassurait-il.

Judith se renfermait, s’isolait. Prendre part à la parentalité demeurait au-dessus de ses forces.

C’est quand elle crut que le petit y passerait qu’elle sortit de sa léthargie. Un malheureux accident, une bêtise, et Hervé s’était retrouvé aux urgences pédiatriques. Il en réchappa sans lésions. Plus de peur que de mal. Mais en Judith se réveilla une ferveur maternelle, une impulsion de protection – et une culpabilité terrassante. Elle commença alors à s’investir, à créer un lien. Un lien fragile : elle avait été si absente, si froide pour lui... Son père était tout son monde alors qu'elle, n'était qu'une étrangère. Il fallut tout apprendre. Pierre dut sans cesse jouer les intermédiaires pour qu’elle prenne sa place de mère.

Aujourd’hui, ils sont une vraie famille. Et Pierre voudrait l’agrandir. Pour Judith, la simple idée de revivre un tel calvaire est cause de nausées. Pourtant elle sait bien que la situation est différente, que l’accouchement serait différent. Mais elle ne peut pas. Ça bloque. Et si… ? répète-t-elle à Pierre, comme un disque rayé, au bord des larmes. Oh ! bien sûr, elle aimerait, elle aussi, en avoir un second ; donner à Hervé un petit-frère ou une petite-sœur – elle qui a tant aimé grandir au sein d’une fratrie – ; offrir un autre enfant à Pierre, et, inconsciemment sûrement, se rattraper. L’espoir de vivre ce moment si précieux, cette reconnaissance immédiate et réciproque entre un enfant et sa mère. Mais si la tête y pense, le corps se contracte, s’y refuse, remue les blessures encore si intenses.

Pierre ne veut pas insister. Il connaît la douleur de sa femme… Lui imposer une nouvelle grossesse, il n’en est pas question. Mais le récit de son ami Alain résonne encore. « Un moment de bonheur intense pour nous deux, de plénitude. Je n’avais jamais vu Sylvie si comblée. » Pierre en rêve. Pour lui, pour elle. Tout ce qu’il lui demande, c’est de rencontrer Sylvie. « Et si tu ne veux plus en entendre parler, je n’évoquerai plus le sujet. » lui dit-il avec bienveillance. C’est à elle de décider, d’avoir le dernier mot, il le sait, il le respecte tout en se refusant d’abandonner une dernière approche.

Judith gare sa voiture dans l’allée. Derrière le volant, elle respire profondément, les mains tremblantes. Elle reste un moment, immobile, hésitante, avant d'ouvrir la portière et de se diriger vers la petite résidence.

Sylvie l’attend sur la terrasse, resplendissante, sa petite fille au sein. Cette image, Judith la reçoit comme un coup de poignard, une remontée difficile de ses fantasmes avortés. Ç’aurait dû être comme ça pour moi, pense-t-elle. La jeune mère, fatiguée mais éclatante, lui propose de s’asseoir sous l’ombre chaleureuse du patio. Après quelques politesses, Sylvie démarre son récit.

Elle a accouché à la maternité de Montaigne*, à Châteauroux. C’était là-bas, nulle part ailleurs que le couple voulait donner naissance, eux-mêmes conseillés par une amie sage-femme. L’accouchement sans douleur*, une utopie devenue réalité grâce au D. Ploquin* qui l’avait suivie.

  • Ça a été le plus beau jour de ma vie Judith. C’était long, parfois douloureux, mais rien d’insurmontable, rien d’ingérable. C'était magnifique.

La méthode mise en place dans cette clinique, inspirée par le D. Lamaze, les a tout de suite enchantés, séduits malgré la controverse provoquée dans le milieu de l’obstétrique. « Ce sont des jaloux, des machistes, c’est parce qu’ils sont incapables de concevoir cette notion, et parce que la souffrance de la mise au monde est encore perçue comme inéluctable… T'as mal pendant tes règles, t'as mal quand t'accouches, mais après tout, t'es jamais qu'une femme alors souffres en silence : « tu enfanteras avec douleur », voilà, c’est notre châtiment ! Et puis, je vais te dire moi, c’est aussi parce que la méthode vient des Soviet’, ça leur plaît pas que les cocos puissent être plus en avance que nous. » Sylvie est encore remontée contre les détracteurs du D. Ploquin, son agacement transpire au son de sa voix. « On devrait toutes avoir la chance de mettre au monde comme ça. J’y ai même pris du plaisir !* »

La préparation est cruciale, c’est le cœur du travail, le fondement. De longues séances où se mêlent des cours d'anatomie, de physiologie, de respiration..., et de grandes discussions. Comprendre sa douleur, c’est apprendre à la gérer, voilà ce qu’on lui avait dit. Et c’était vrai, savoir ce qui se passerait en elle, connaître les mécanismes lui avait permis d’appréhender les réactions de son corps. « On n’est pas plus bêtes que les hommes, si on nous apprend, on est tout à fait capable de saisir ! »

Serein. C’est ainsi qu’elle définit son accouchement. Serein et conscient. Pas loin de vingt-quatre heures de labeur. Dans sa chambre, personne n’est intervenu, les infirmières et sages-femmes présentes n’étaient là que pour guider et réagir en cas d’imprévu. « C’est sûr, c’est moins rapide que dans les cliniques à la chaîne. Là, c’est à ton rythme, c’est toi qui mènes la danse. Enfin toi… bébé plutôt. » dit-elle en caressant du regard son nourrisson.

Judith en a mal au ventre. Son corps crie en silence. Elle écoute.

Dans la chambre, c’est comme à la maison ou presque. Il y a la table de délivrance, mais il y aussi le lit, la baignoire, la bouilloire… Et Alain. Alain assis derrière Sylvie, lui massant le ventre, épongeant la sueur, l'embrassant dans le cou. Le couple est en nage et des sourires débordent de leurs lèvres. Les mains d’Alain se baladent, accompagnent celles de Sylvie. Quand le moment approche, il accorde son souffle au sien, leurs respirations s’harmonisent. Ils savent tous les deux ce qui se passe ; on leur a expliqué, ils l’ont compris. Sylvie sent ses muscles se contracter. La douleur, elle l’embrasse, la laisse prendre place pour la dompter. Leurs mains se saisissent, s’enlacent en quelques douces pressions sur le ventre. Sylvie respire. Elle sait, là, que la souffrance va la faucher un instant, elle sait, mais elle la maîtrise.

La sage-femme leur propose de le sortir eux-mêmes. Elle s’y attendait. Est-elle prête ? Alain approuve, la conforte. Vous pouvez le faire. Vous savez comment faire. Les deux femmes se sourient. Sylvie rapproche ses mains de son vagin béant, du bout des doigts elle sent le rond de la tête, quelques cheveux humides. Leur premier contact. Son premier contact avec le monde extérieur. Une vague d’émotions envahit le couple. Alain berce sa femme, l’embrasse encore..., ses lèvres contre sa nuque la rassurent, l’encouragent. « Je t’aime » susurre-t-il.

Sylvie continue la reconnaissance. Oui, elle sait comment faire. Elle épouse la forme de la tête avec ses paumes, accompagne ses poussées par le mouvement de ses mains sur ses lèvres. La tête se découvre, puis le corps tout entier suit, s’extirpant du ventre pour trouver les mains tendres de sa mère. Sylvie ramène sa fille contre elle, le cordon les unissant encore… Alain pleure.

Le plus beau jour de ma vie, souffle Sylvie en souriant tendrement à Judith, dont le visage se noie sous les larmes.


**

Notes :

Il est fort probable qu’il réside quelques inexactitudes malgré les croisements effectués, n’hésitez pas à les souligner.

* La maternité Montaigne, fondée par l’obstétricien Max Ploquin, procédant à l’ASD, affiche dans les taux les plus bas de péridurales, de césariennes et de mortalité postnatale. Elle ferme ses portes en 1998.

* L'ASD (accouchement sans douleur), méthode psychoprophylactique, est ramenée par le D. Lamaze en 1951 après un voyage en URSS. Cela consiste, entre autre, à défaire le rapport socio-culturel à l’accouchement et à sa vision biblique, et à éduquer les femmes sur le processus afin d’appréhender la douleur pour la maîtriser.

* L'obstétricien continue son combat pour promouvoir l’ASD jusqu’à sa mort en 2012.

* "J’y ai même pris du plaisir" propos d'un témoignage de patiente, recueillis par Ovidie pour le documentaire Tu enfanteras dans la douleur, diffusé sur Arte (disponible sur Youtube)

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire 6_LN ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0