La chute

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  Le vent frappait contre les parois de sa cabane, si fort que le battement contre le bois vieilli le tira du sommeil. Il s’étira, chaussa ses mocassins de cuir et sortit sur la terrasse. S’asseyant sur le fauteuil en rotin, il explora du regard la nature qui l’entourait : à sa gauche une forêt de pins, à sa droite une petite marre d’où croassaient, libres de toutes menaces, des grenouilles aussi grosses que ses poings, et face à lui les collines d’où décollaient, déjà de si bonne heure les parapentistes. À 67 ans, Jérome sentait le besoin de faire le point sur sa vie.

  Elle avait pris un tournant radical, bien malgré lui. Il y a trois ans seulement, il pensait couler ses vieux jours auprès de sa femme dans leur maison secondaire en Drôme provençale, un verre de Saint Jo de l'Hermitage et les pieds dans la piscine à l’ombre du grand catalpa.

  Il avait rencontré Maria à 20 ans. Une grande femme à la chevelure ténébreuse, belle comme la nuit, et terriblement intelligente. À 22, il l’avait épousée. Elle était l’incarnation de la perfection selon les attentes de ses parents, de bonne famille, somptueuse, gracieuse et capable d’entretenir des conversations riches et variées. Il n’en était pourtant jamais tombé amoureux. À 25 ans, le destin lui mit sur le chemin Solène. La douce et merveilleuse Solène. Drôle, apaisante, aussi généreuse que ses formes rondes. Simple secrétaire dans le cabinet d’expert-comptable dans lequel il faisait ses premiers pas, Solène était un petit bout de femme au caractère bien trempé. Ce qui lui avait plu, c’était d’abord son répondant : « Je suis pas là pour sevir le café, si vous en voulez un Jérome, je vous prie devous levez de votre siège et de vous le faire vous-même. Et si l’envie vous prenez d’en faire un second, je serais preneuse ! ».

  Ils s’étaient fréquentés un temps, des cinq à sept consommés furtivement. Il n’avait pourtant jamais pensé à quitter sa femme pour cette relation, aussi chaleureuse qu’elle soit. Solène ne correspondait en rien au genre de femme dont il était prêt à assumer la présence à son bras. Et cette double vie lui convenait ; s’il s’inquiétait qu’un jour Solène en demandât davantage, cela ne projetait pas d’ombre particulièrement menaçante sur son avenir. Puis Maria était tombée enceinte. C’était une chose de tromper sa femme, une autre de tromper la mère de son enfant, alors il mit fin à sa relation extra-conjugale. Solène ne cilla pas, par désintérêt, par pudeur ou par fierté, il ne le sut jamais, mais il se félicita de sortir de cette situation sans esclandre.

  Margot vint au monde et Margot fut tout son monde. Soudain, l’amour qu’il n’avait jamais ressenti pour personne l’envahit comme un tsunami, à l’inonder, à le noyer presque. Elle était son centre de gravité, son ciel prenait la couleur de ses humeurs et plus aucun sourire n’avait la puissance des siens. Pour autant Jérome, carriériste, poursuivit son chemin tout tracé, il était de ses pères qui aiment et qui pensent que cela suffit. Maria tenait la maison, éduquait leur fille – c’était une bonne éducatrice, il fallait lui reconnaître cette qualité. Aussi, pour Jérôme, la vie était douce et pleine de rires quand il rentrait, autant que couverte de dossiers à traiter au bureau.

  À force d'acharnement, Jérôme finit par devenir courtier, amassant autant d’argent qu’il le pouvait, ramenant sa présence à quelques passages furtifs, un baiser, un dîner, un cadeau bien emballé… Margot grandissait, son père, son héro de jadis devenait un inconnu, sans qu’elle le soupçonnât, et Jérôme moins encore.

  Sa fille poursuivit ses études, puis sa carrière, et ses chemins l’éloignaient toujours davantage de son père, alors que Maria, qui avait fait une croix sur une vie professionnelle pour épouser Jérôme et sa vision du couple, tenait à garder sa place de mère auprès de Margot.

  À la naissance de son premier petit fils, Jérôme prit deux jours de congés pour être près d’eux. Mais absorbé par le travail il passa ces précieuses heures à fixer son téléphone. À la naissance du second, il se contenta d’une carte de félicitations.

  Maria décida de se rapprocher de sa fille pour l’aider à concilier vie de famille et carrière, elle voulait être présente dans la vie de ses petits-fils. Elle prit un appartement dans la même ville et déménagea, seule. Jérôme n’y vit pas d’inconvénient, après tout, ils vivaient déjà séparément – plus ou moins – et son argent devait bien servir à quelque chose. Il était ravi de permettre à Margot de vivre aisément, c'était là sa pensée honnête.

  Il eut vent plus tard d’un certain Patrice, qui partageait la vie de sa femme en tenant les draps chauds. Il ne lui en voulut pas, après tout n’avait-il pas, lui aussi, vécu une petite histoire ? Elle demeurait son épouse malgré tout et lui pouvait toujours jouir de sa présence radieuse pour les événements importants.

  Le monde lui était tombé sur la tête lorsque Maria, de but en blanc, lui annonça vouloir divorcer.

« Comment ça divorcer ?

  • Tu te doutais bien que ça n’allait pas pouvoir durer comme ça indéfiniment ? Ça fait trente ans qu’on ne partage plus rien, qu’on ne vit plus rien ! Et on sait tous les deux que notre mariage est un mensonge, depuis le début ! J’ai changé Jérôme, j’en ai assez, d’être une jolie plante dans ton décor, on ne s’aime pas, on ne s’est jamais aimés ! Je ne veux plus de ton nom de famille, et je ne veux plus de cette alliance ! » lui balança-t-elle en déposant l’anneau, de force, dans la paume de son mari.

  Voilà. Le sol de son existence, qu'il songeait solide comme le roc, s’était effondré sans même qu’il n’en sente les moindres prémices. Il appela sa fille pour lui faire part de la nouvelle.

« Papa... Maman vit à côté, je la vois tous les jours, tu crois que je ne le sais pas ? Il est temps que tu ouvres les yeux. Tu as toujours été absent, pour maman, et pour moi. »

  Maria, qui voulait trouver un accord amiable sur les biens, se confronta à son refus. Blessé dans son orgueil, il se ruina en avocats, perdit ceux qu’il appelait ses amis au passage et sa fille s’offusqua qu’il traînât ainsi dans la boue la femme qui l’avait élevée, tout ça pour garder la face et son « fric de merde ».

  Il en était là. Il avait dû perdre bien de son estime – et de son portefeuille – pour finir dans une cabane en bois miteuse au milieu de la forêt avec l’eau courante seulement à la maison du propriétaire. Il se demandait bien comment il avait pu accepter cette situation, et comment il en était venu à ce que Gaëtan lui propose le gîte. Deux ans maintenant qu’il vivait là, qu’il apprenait à semer, à récolter avec Gaëtan pour guide. Deux ans – une fois son orgueil ravalé – qu’il apprenait à être un nouvel homme, à décrocher de cette hyper activité, de cette hyper connectivité. Jérôme apprenait à prendre le temps. Il savait que les années écoulées ne se rattrapent jamais. Mais déjà les liens qui s’étaient effilochés se recousaient, doucement et différemment.

  Jérôme inspira une grande bouffée d’air frais, l’odeur des résineux emplissant ses narines quand les pas de son propriétaire fit craquer les épines sèches qui jonchaient le sol.

  • Bonjour Jérôme, ta fille a appelé hier !
  • Ah oui ? Pour quoi ?
  • Je crois qu’elle ne pouvait pas t’amener les enfants, ce sera sûrement Maria qui les emmènera… Enfin, elle a demandé à ce que tu la rappelles.
  • Ça marche, merci.
  • Et alors, ces tomates ? Ça pousse ? reprit Gaëtan, tant pour changer de sujet que pour tailler une bavette matinale avec son ainé et maintenant ami.
  • Doucement, mais moins vite que les tiennes !
  • Jardinage est aussi affaire de patience !

  Jérôme servit deux cafés, et tandis que les deux hommes échangeaient terreau et binage, ses pensées le surprirent à se satisfaire de cette nouvelle vie. Oui, il était plus heureux qu’il ne l’avait jamais été. Il pourrait remercier Maria pour ce nouveau départ quand il la verrait.

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