Fermer les yeux

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« On s’est connues au lycée. Deux exclues qui s’étaient trouvées entre deux couloirs déserts. J’évitais les gens, et elle, elle était là, à pleurer assise sur une marche. Je crois pas qu’elle m’avait entendue arriver. J’ai hésité : à la voir chialer j’ai pensé d’abord à fuir loin de ses larmes. Parce que je sais pas faire, supporter la douleur des autres. Sans savoir pourquoi, je me suis assise à ses côtés, mon bras sur son dos frémissant, puis elle a posé sa tête contre mon épaule. On s’était pas dit un mot que j’avais déjà le chemisier trempé de sa peine. Ça m’a fait mal. Je suis restée là, le silence berçait notre rencontre. Je sais plus bien comment on est devenues inséparables.

  Quand je descendais du bus le matin, je traversais la route pour la retrouver. J’ouvrais la porte, je croisais son frère devant son bol de céréales, et je grimpais les escaliers jusqu’à la salle de bains. Je finissais de me maquiller avec son mascara. Elle rigolait parce que je m’y prenais n’importe comment. Ensuite sa sœur nous virait ; c’est qu’elle était grognon, sa frangine. Au réveil, elle était gonflée comme un ballon de baudruche, et puis il y avait les hormones qui travaillaient apparemment, alors on filait sans rechigner. On arrivait toujours à la fermeture du portail « encore en retard ? » disait la surveillante, « plutôt toujours pile à l’heure » on répondait en courant.

  Entre nous, y avait un lien presque palpable, on nous appelait les « goudous », ça nous faisait rire. Ils pouvaient bien dire ce qu’ils voulaient. C’est vrai que je me sentais seule les jours où elle était pas là. Y avait bien les autres copains, la bande de joyeux losers, mais sans elle, j'étais comme incomplète, et je crois que c'était pareil de son côté. Alors oui, sûrement donnait-on davantage l’image d’un couple que d’amies, mais qu’est-ce qu’on s’en foutait !

  Puis la vie nous a donné des opportunités différentes, la distance s’est installée, saleté de distance qui rongeait nos liens comme l’eau salée ronge le métal. Petit à petit, sans même s’en rendre compte. On se voyait encore, mais on évoluait séparément, le temps passait, je reconnaissais plus la fille qui partageait mon quotidien d’adolescente. Je poursuivais mes études, quand elle les abandonnait, je traversais le monde quand elle s’installait, je m’émancipais quand elle se renfermait. J’ai pas réalisé ce qui se passait. Je pensais que c’était normal, de s’éloigner quand on prend des chemins séparés, qu’y avait pas de mal.

  De passage par chez elle après peut-être trois années de silence, je l’ai appelée. Je lui ai dit « J’ai un entretien d’embauche à Lille, je pensais passer te voir si ça te dit !? » J’entendais la joie dans sa voix, comme si j’annonçais la résurrection d’un mort. Ça m’a fait chaud.

  Quand je suis descendue du train, j’ai cherché sa tignasse rousse dans la foule, je l’ai trouvée sans peine, flamboyante et ondulant au rythme du vent. Elle avait un sourire comme je lui en avais rarement vu. On s’est prises dans les bras et elle a pleuré. Je savais pas quoi dire, ça m’a fait tout drôle. Moi aussi j’étais émue, mais c’était pas pareil. J’ai pas compris tout de suite. C’est après que j’ai saisi. En arrivant chez elle, je retrouvais cette même maison qui nous a entendues rire si souvent. Elle avait pas bougé d’un poil.

  Les fenêtres étaient fermées et ça puait le cendrier. En quelques secondes, j’ai eu l’impression d’étouffer. Patrice jouait sur son PC, un « bonjour » à peine audible m’a accueillie, sans même un regard. Je l’avais jamais bien aimé, Patrice… Je pouvais pas l’expliquer vraiment, je me convainquais que j’étais simplement jalouse. Elle m’a jeté un coup d’oeil, j’y ai lu « laisse tomber ». Les trois jours suivant, j’aurais voulu être ailleurs. Je me suis retrouvée spectatrice de sa mise en cage. Je réalisais pourquoi je l’aimais pas ce type, pourquoi je l’avais pas senti. Je l’ai écouté l’humilier sans rien dire, l’ai laissé la rabaisser sans m’interposer, je me suis dit « tais-toi, ça pourra qu'être pire si tu l’ouvres ». J’ai eu envie de lui sauter à la gorge quand il lui a dit « on dirait une pute » alors qu’on s’apprêtait à sortir. Je crois que mes yeux sont devenus plus grands que mon visage à ce moment-là, mes ongles s’enfonçaient dans ma paume. Je l’ai prise par la main et on est sorties. Elle pleurait. Je lui ai tendu une clope, on a fumée sur le perron parce qu’elle arrivait plus à marcher.

  Au bar, elle s’est bourré la gueule comme une adolescente, elle tirait sur son décolleté pour se faire payer un verre, c’étaient les types de la table d’à côté qui nous rinçaient. Ça me mettait mal à l’aise. J’avais besoin de prendre l’air, je lui ai tendu une clope et l’ai tirée sur la terrasse. Elle me parlait du beau temps et de fringues, pourtant je sentais les confidences se coincer dans sa gorge. J’ai pas su réagir autrement qu’en la serrant dans mes bras et en lui caressant les cheveux - ils étaient si doux et soyeux. Elle était trop saoule pour articuler une phrase correcte de toute façon. Elle est allée aux toilettes, un aller-retour, cinq minutes. Son portable a bipé, j’ai regardé : « t’es vraiment qu’une salope, j’espère que tu te feras violer. Et ta copine, elle part demain, je veux plus la voir », c’est ce que j’ai lu. J’ai repoussé une envie rendre mon dîner. Quand elle est revenue j’étais encore en train de le lire, son texto de merde, encore et encore, en boucle. J’ai pu entendre son cœur se briser à ce moment, j’ai pu ressentir toute sa douleur dans ses battements de cils.

— Vous avez réalisé que votre amie était en grande souffrance, comment avez-vous réagi par la suite ?

J’ai préparé mes affaires et puis les siennes. Il était parti bosser, je lui ai dit « tu viens avec moi ». Elle a pas cherché à me dissuader, rien, je l’ai embarquée, l’ai ramenée comme un oiseau blessé. Et elle m’a tout dit. La violence, les viols, les avortements forcés, les insultes, l'isolement. Il lui avait tout pris et je comprenais pas comment elle avait pu accepter, comment ses frères et sœurs avaient pu accepter ! Et je regrettais la distance, je regrettais d’avoir pas vu, de pas avoir été plus présente. Je l’avais abandonnée. Je saisissais enfin sa joie quand elle m'a aperçue : j’étais revenue, j’étais sa bouée…

— Le lendemain j’ai préparé mes affaires. Et je suis partie sans contre temps. Elle m’a adressé un signe de la main sur le quai de la gare. Elle m’a rien dit, mais j’ai su. J’ai lu dans ses yeux la détresse et j’ai préféré fermer les miens. Je savais tout, je l’avais deviné avant qu’elle ne me l’écrive et avant qu’elle ne craque. J’aurais pu la sauver, j’aurais la sauver. Mais j’ai rien fait, personne n’a rien fait et l’oiseau blessé s’est envolé dans un nuage de fumée. Si vous saviez comme je suis désolée, comme ses derniers silences résonnent en moi encore chaque nuit avant de m’endormir. »

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