Chapitre 4 : L’espoir des insectes d’eau

20 minutes de lecture

« Les Fremens ont toujours été des individualistes forcenés. Il existe de rares exemples dans leur histoire de décisions communes prises par plusieurs tribus. Quand un tel jugement est rendu, il est invariablement ressenti comme une malédiction.

Dans les temps anciens, plusieurs Sietchs ont étés dépossédés de leur eau du fait d’une tribu solitaire. Les communautés spoliées se sont longuement réunies pour déterminer une décision d’eau. Hésitant à bousculer leurs traditions libérales mêmes pour châtier un crime aussi important. La peine choisie fut exemplaire : un génocide. Une condamnation destinée à frapper les esprits de tous afin d’éviter qu’un tel incident ne se reproduise jamais. Tel  Kralizec(1), les exécuteurs de la sentence se sont abattus sur le sietch des coupables, tuants hommes, femmes et enfants. Pourchassant les survivants pour s’assurer de leur extermination.

Il était normalement impossible pour Pardot Kynes de rassembler toutes les tribus Fremen autour d’un projet commun sans subir, lui-même, une telle malédiction. C’est pourtant sur son héritage que ma famille a pu bâtir son pouvoir. »

Extrait de : « Paroles de l’empereur Dieu »

par Harq al-Ada


    Hamaad a beaucoup réfléchi ces derniers jours. Il lui semble que le planètologiste a déversé ses innombrables questions dans sa tête, pour hanter son esprit. Il se sent habité par un démon qui influe sur ses rêves et relance sans cesse un monologue intérieur. Lui qui n’avait jamais mis en doute les traditions de sa tribu, est pris d’une fièvre, transformant les commandements religieux en concepts scientifiques, ou les questions d’eau (2) en nécessités environnementales.

    Mais comment pouvait-il même savoir ce qu’est une « nécessité environnementale » ?

    Le jeune Fremen pense aussi à l’histoire secrète des siens. Pour les communautés du désert, les membres de la tribu d’Hamaad sont des réfugiés disséminés dans tous les sietchs parce que le leur a été détruit par les Harkonnens. C’est pour cette raison qu’Hamaad et Momhul habitent dans le Sietch Tabr où ils se sont liés d’amitié avec Stilgar.

    Mais la vérité est bien différente !

    Jadis, la tribu d’Hamaad, les Iduali (« insectes d’eau ») ont été pourchassés et exterminés par les Fremens.

    Les ancêtres d’Hamaad avaient décidé de suivre à la lettre des traditions anciennes et rigoureuses. Ils revendiquaient l’eau des « hors freyn » (étrangers à la tribu) pour le bien de leur communauté. Se renfermant sur eux même autour des valeurs de leurs coutumes ancestrales. Ils pensaient que les autres peuplades du désert, ne partageant pas leurs croyances, étaient impures et les considéraient elles aussi comme « hors freyn ». Croiser le chemin d’un « insecte d’eau » était devenu un danger pour tous les Fremens.

    Mourir dans le désert, ou même de la main d’un ami lors de l’Amtal(3), est une fatalité courante pour les Fremens. Mais les lois de la discipline de l’eau sont claires. Si la chair d’un homme lui appartient, son eau, elle, appartient à sa tribu. Les Fremens ne pouvaient pas accepter que les Iduali volent l’eau de leur communauté de cette façon. Cette tribu étant « hors-la-loi », une sentence de mort fut prise à leur encontre. De nombreuses peuplades se sont rassemblées pour fondre sur le Sietch des ancêtres d’Hamaad et y exterminer tous les siens. Hommes, femmes et enfant furent décimés et pourchassés.

    Les aïeux du jeune Fremen avaient réussi à échapper au massacre et avaient reformé leur fraternité un peu plus loin dans le désert. Pour éviter d’être une proie facile pour un nouvel anéantissement, les Iduali décidèrent de se disséminer au sein des Sietchs de leurs ennemis Fremens.

    Pour assurer la cohésion de leur communauté, ils se rassemblent périodiquement par petits groupes autour de la Révérende mère (4) et sayyadina(5) de leur tribu. Ils boivent ensemble l’eau de la vie et renforcent ainsi leur Tau en puisant dans l’esprit de leur Révérende mère l’essence de la conscience collective des iduali. Assistant à tous les partages des « insectes d’eau », la Révérende mère est le lien unique qui cimente leur communauté et fait perdurer leurs traditions.

    Il est impossible pour un Iduali de participer à la cérémonie du partage de l’eau de la vie d’un Sietch qui l’héberge. Il risquerait de dévoiler pendant l’orgie Tau, le secret de leur persistance. Les Fremens reprendraient alors leur chasse, pour exécuter la sentence terrible d’une malédiction qui n’aura jamais de délai de prescription.

    Hamaad est l’un des porteurs d’eau de leur Révérende mère. C’est la raison pour laquelle il a participé à plus de cérémonies que n’importe quel Fremen, et a bu l’eau de la vie plus souvent qu’à son tour. Cette consommation, largement supérieure à la normale, a développé chez lui des capacités de prescience erratiques qu’il ne sait pas maîtriser. Mais, sa rencontre avec le planètologiste éclaire ses visions passées sous un nouveau jour plein de sens. Un espoir de renouveau pour les Iduali semble possible. Mais si cet espoir existe, le plan à suivre reste toujours incertain...

    Une angoisse terrible l’étreint lorsqu’il discerne, tapi dans la multitude des probabilités, un chemin effroyable et sombre dont il ne peut deviner les contours. Un sentier, lié au planètologiste, qui conduira les Fremens vers leur perte. Si cet homme survit, les Fremens vont s’allier à l’Empereur et s’affaiblir peu à peu sous l’action d’un climat plus clément. Ils finiront, comme dans l’une des plus horribles visions d’Hamaad, par imiter les rituels de la discipline de l’eau avec des accessoires de pacotilles sans jamais avoir connu la soif. C’est la somme de toutes les peurs. Les potentialités monstrueuses qui pavent l’enfer des iduali si jamais ils abandonnent leurs traditions.


    Ne pouvant parler de tout cela qu’avec d’autres « insectes d’eau », Hamaad cherche quand même à apaiser son esprit auprès de Stilgar, son ami du Sietch Tabr. Il le retrouve dans la pièce commune de ses parents, en train de grignoter quelques biscuits d’épices en buvant un thé à la menthe.

    Après l’échange de quelques mots, l’Iduali se rend compte que Stilgar, à sa grande surprise, est très loin de partager sa vision pessimiste.

    Stilgar, d’habitude si circonspect, est devenu, malgré sa jeunesse, un modèle de sagesse auprès des adolescents du Sietch. Il a hérité du surnom de « Altaafkyr qabl an » (celui qui sait réfléchir avant d’agir). Mais il semble avoir perdu tout son bon sens au profit des thèses du planètologiste :

    — Même si le conseil des sages décide de prendre son eau, il est important d’écouter ce que cet homme veut nous dire. Il paraît fou, mais il est quand même un des scientifiques de l’Empereur. Ses idées peuvent nous aider à améliorer les conditions de vie de notre peuple. Rien que les pièges à vent dont il parle sans cesse. Tu peux imaginer l’eau que nous pourrions tirer des bourrasques qui soufflent dans le désert ?

    — Mais cette eau a un prix que nous ne sommes pas prêts à payer. Tu sais que les Fremens vont devoir se vendre à l’Empereur, pour pouvoir y goûter, répond Hamaad en pensant au sombre chemin.

    — Tu aurais raison si notre peuple était capable de se plier à une autorité. Mais chacun est responsable de sa propre discipline. Une décision collective, du conseil des sages est rare et celles qui sont prises par plusieurs tribus sont historiques. Il ne pourra jamais entraîner le peuple Fremen à se rassembler autour de lui pour suivre ses ordres. Quelles que soient ses intentions. Il faudrait un miracle... un signe de dieu, pour permettre que les plans du planètologiste se réalisent... C’est dommage, car je pense que nous pourrions envisager de manipuler cet homme de l’empereur et profiter de son projet en nous infiltrant dans le système.

    — Avant que tu te mettes à rêver d’une intervention divine, Stilgar, tu dois savoir que le sort de Pardot Kynes est dépendant de la justice des hommes. Toi et moi connaissons par avance la sentence du conseil des sages. Je comprends que tu sois attiré par les promesses qui sortent de la bouche de cet homme. Moi-même, j’espère que le futur nous sera propice. Mais son grand projet disparaîtra avec lui.

    Ce planètologiste est vraiment un superbe piège créé spécifiquement pour le peuple Fremen. Stilgar semble hypnotisé par ses paroles, pense Hamaad avant d’inviter Stilgar à le suivre.

    — Viens, il est temps d’aller témoigner auprès du conseil des sages.


    L’assemblée était hébergée dans l’Agora du Sietch. Une immense caverne ovale entourée de gradins taillés en escaliers dans la pierre. C’est l’endroit où se déroulent tous les événements publics d’importance.

    Chez les Fremens, le « conseil des sages » ne correspond pas au concept d’une assemblée fermée composée d’anciens ou de dirigeants élus par le peuple. Tous les membres de la tribu peuvent y participer en disposant chacun d’une voix lors du vote. Au sein du conseil des sages, les décisions sont prises collectivement et le Naib est celui qui doit mettre en place les moyens permettant d’appliquer ces jugements. Traditionnellement, la parole du Naib n’a pas plus de poids que celle de n’importe quel Fremen de la tribu. Toutefois, même si tous les Fremens ont le droit de s’exprimer, la force de persuasion de l’orateur peut faire la différence. Les Naibs possèdent souvent ce don.

    Dans le cas d’une accusation entraînant une mesure brutale (une sentence de mort) le conseil des sages se déroule traditionnellement en 4 étapes : Le Chaadah où l’on écoute les hommes pouvant témoigner des faits. L’Aroohan où chaque Fremen de la communauté peut exprimer son point de vue. L’Aswat alssamt (le vote silencieux) où l’on exprime son avis à main levée. Et l’Istislah, le jugement sanctionnant la décision d’eau prise par la tribu et les modalités d’exécution de celle-ci.

    Pendant le « Chaadah », les intervenants peuvent parler librement devant le conseil qui ne pose ses questions qu’à la fin du témoignage. Ainsi les interrogations de l’assemblée n’influencent pas la description originelle des faits.

    Premier témoin, Hamaad dépeint avec exactitude les événements qui ont conduit le planètologiste devant le conseil des sages. Oubliant uniquement de dire que ce n’est pas la première fois qu’il « travaille » pour les Harkonnens. Il explique ensuite avec ses mots les idées que le Pardot Kynes a exprimées sur le possible changement climatique d’Arrakis. Hamaad ne donne pas son avis sur la véracité de ces idées. Les témoins ne doivent parler que des faits lors du Chaadah.

    Stilgar comparaît aussi en indiquant de l’intervention du planètologiste dans le combat pour le sauver et s’attardant sur le don de sang :

    — Une fois le distille de Momhul réparé, il aurait pu se contenter de le regarder mourir en étant en accord avec nos traditions. Mais il en a décidé autrement. Même s’il est « Hors freyn » il est visiblement conscient de la valeur de l’eau qu’il a donnée.

    En cours de rétablissement, mais, trop faible pour pouvoir se lever, Momhul ne peut pas parler devant le conseil. De toute façon, son témoignage n’aurait pas été crédible vu la dette qu’il a contractée auprès de Pardot Kynes.

    Le planètologiste intervient en dernier. Le « gage de l’eau », payé par les deux Harkonnens qu’il a tués, lui a permis de défendre sa vie auprès du conseil des sages, comme un homme libre. Grâce aux conseils avisés de Stilgar, la petite fortune liquide extraite des deux corps Harkonnen, gras et gorgés d’eau, fut offerte à la tribu lors du comptage, fait comme de coutume par la Sayyadina du Sietch Tabr.

    Pardot Kynes explique devant l’assemblée son grand projet. Il détaille les premières étapes qui pourraient lui permettre d’étudier l’écologie d’Arrakis tout en commençant sa terraformation.

    Tandis que le planètologiste parle, Hamaad ne peut s’empêcher de remarquer l’admiration qu’il semble porter au peuple Fremen. Le jeune Iduali a beau savoir que la raison de cette admiration est purement... scientifique, il ne peut contrecarrer la sensation qui l’assaille et lui dit qu’il existe une vérité sous-jacente dans ces propos.

    Il s’imagine que c’est véridique ! Tout ce qu’il affirme, même si c’est une invention créée par l’empereur, il le croit vrai ! Comment est-il possible de corrompre l’esprit d’un homme instruit avec des mensonges à ce point ?

    Encore une fois, la conscience d’Hamaad est happée par le souvenir d’une vision de l’Ichwan bedwine. Il se voit sous la pluie d’une planète étrangère portant des vêtements de combattant et l’une de ces maudites ceintures bouclier. Il observe un horizon verdoyant accompagné par une large troupe de Fremen prête à plonger dans la violence d’une guerre sainte.

    — Ce soir, les renégats auront encore une bonne raison de craindre les Fremens, déclare une voix aux accents d’autorité.

    En réaction à ces propos, des rires virils jaillissent parmi ces combattants fiers de leur force.

    Surplombant leur troupe, puis l’Imperium tout entier, flotte une bannière ornée d’un faucon rouge sang aux ailes déployées. Symbole d’un Jihad qui enflamme l’univers connu et au-delà.

    La vérité n’est-elle pas parfois un chemin bien plus dangereux que celui du mensonge Hamaad ?

    Le jeune Fremen revient à la réalité alors que les questions du conseil débutent :

    — Combien faudra-t-il de temps pour changer le climat d’Arrakis ?

    — Je ne veux pas vous mentir. Il faudra bien des générations de Fremen pour mener ce plan à son terme, bien après notre mort à tous ici. La terraformation est une science qui demande la réalisation de nombreux petits changements cumulés et pratiqués avec persistance pendant plusieurs centaines d’années. Je pense qu’il faudra de 500 à 600 années pour aboutir à une situation stable. Nous avons trouvé avec Hamaad dans une cuvette, la trace de l’existence d’une ancienne mer. Une grande étendue d’eau à l’air libre. Si d’autres indices concordent, on pourrait peut-être réduire ce délai de plusieurs dizaines d’années. Il est trop tôt pour en dire plus tant que nous n’avons pas réalisé ensemble quelques expériences.

    De 500 à 600 années, une telle période de temps aurait fait peur à n’importe quel peuple. Mais le désert, la discipline de l’eau et les dures nécessités de la survie sur Arrakis avaient appris aux Fremens les vertus d’une extrême patience. Cette réponse n’est pas un prix exorbitant à payer pour les Fremens.

    — Vous avez fait allégeance à l’Empereur et vous nous faites des promesses alors que vous savez qu’il ne veut pas changer le climat d’Arrakis. Soit vous êtes une marionnette d’Elrood Corrino IX, soit vous êtes un traître. Dans ces deux cas, comment pouvons-nous vous faire confiance ?

    Nous y voilà, pense Hamaad. Quelle que soit ta réponse à cette question, elle mène à la mort planètologiste !

    — Vous faites erreur. Je n’ai pas juré fidélité à un homme. J’ai fait allégeance à l’Imperium, répond Pardot Kynes.

    Je me suis engagé à travailler pour le bien des citoyens de l’Empire en obéissant aux ordres de l’Empereur Padishah leur représentant officiel. Après la mort d’Elrood Corrino IX, mon serment sera toujours valable pour le prochain Empereur, et ainsi de suite, pour garantir la continuité du fonctionnement de l’appareil d’état. La guerre des assassins a poussé l’Imperium à agir comme cela.

    Je sais que je vous donne l’impression de jouer avec les mots, mais il faut que vous compreniez que ce qui vous semble être un point de détail fait une énorme différence.

    En disant ces mots, Pardot Kynes se met à faire les cent pas comme à son habitude. Ne sachant pas que les Fremens détestent perdre de l’eau pour une activité ne demandant normalement aucun effort physique.

    — J’ai de bonnes raisons de... « supposer » que l’Empereur ne veut pas que l’écosystème d’Arrakis subisse le moindre changement. Mais, l’Empereur Padishah Elrood Corrino IX ne m’a pas expressément donné cet ordre. Politiquement, il ne pouvait pas le faire.

    n m’expédiant sur Arrakis il m’a confié lors d’une séance publique une mission officielle. J’ai pour instruction de trouver de l’eau pour les habitants d’Arrakis. L’objectif est de permettre au CHOM de réduire les quantités d’eau qu’il est obligé d’importer sur Arrakis pour les ouvriers qui travaillent à l’extraction de l’épice. L’onéreuse facturation par la Guilde spatiale de ce transport a un fort impact sur le prix final de l’épice. L’Empereur n’avait pas besoin de me donner des instructions puisqu’il espère, sans aucun doute, que je vais disparaître. Mais...

    ... Trouver de l’eau, c’est exactement ce que je m’apprête à faire. Je vais donc respecter mon serment et suivre, à la lettre, les ordres qui m’ont été donnés par l’empereur.

    Mon allégeance à l’Imperium n’est pas un obstacle entre nous, bien au contraire. Si de votre côté vous pensez peut-être que vous ne faites pas partie des citoyens de l’Imperium, vous êtes pourtant, vous aussi, l’objet de mon serment. C’est pour agir en accord avec ce serment que je vous propose aujourd’hui de trouver l’eau cachée au sein de l’écosystème d’Arrakis et changer son climat pour le bien des Fremens. Pourquoi ne pourriez-vous pas profiter des stratégies politiques de l’empereur pour améliorer vos conditions de vie ? En vérité, c’est mon serment d’allégeance à l’Imperium qui me lie à votre peuple.

    J’ai eu la chance de vivre pendant quelques années avec une sœur du Bene Gesserit qui m’a éduqué de bien des façons sur bien des sujets. Vous savez... je suis tellement passionné par mon travail que parfois j’oublie l’environnement dans lequel je vis. Cette... femme m’a permis de regarder le monde qui m’entoure avec plus d’acuité. Elle m’a appris à comprendre le fonctionnement de l’écosystème humain comme je peux décomposer celui des planètes. Elle m’a éduqué à deviner les plans cachés dans les plans. À discerner les « véritables buts » masqués par les paroles et à trouver les causes ayant conduit aux actes.

E    lle m’a expliqué pourquoi l’empereur pourrait m’envoyer sur cette planète et m’a conseillé de me cacher au sein des autochtones. Pour m’aider à m’intégrer auprès des peuples que je pourrais rencontrer cette femme m’a appris plusieurs dialectes dont le « Bhotani-Jib », le langage que vous appelez Chakobsa et que j’utilise pour parler avec vous. Si je suis manipulé aujourd’hui, je doute que ce soit par l’empereur. Mais je ne suis pas non plus manœuvré par le Bene Gesserit. Cette femme m’a appris tout cela avant de me quitter, simplement... simplement... parce qu’elle m’a vraiment aimé.

    Voilà donc la véritable raison pour laquelle tu es toujours vivant aujourd’hui. Pense Hamaad. Une sorcière du Bene Gesserit t’a ensorcelé pour t’aider à tromper la mort.

    Il faut avouer que tes réponses semblent franches, logiques et pleines de vérité. On, pourrait presque croire que tu t’en es bien tiré. Mais si tu étais un Fremen tu saurais que le « conseil des sages » ne connaît qu’une seule sentence pour tous les problèmes : « l’attitude du couteau (6) ».

    La nuit s’achève sur les ultimes interrogations du conseil et les dernières réponses du planètologiste. Le Naib dissout l’assemblée qui se reconstituera à la fin du jour avec « l’Aroohan ».

    

    Après un sommeil agité, toujours taraudé par les questions qui envahissent son esprit, Hamaad décide d’aller partager à la tombée du jour un café d’épice avec le planètologiste avant la reprise des débats du conseil. Ne sachant comment aborder la conversation, Hamaad est peut-être un peu trop agressif lorsqu’il évoque le sujet, qui lui tient à cœur.

    — Si le climat d’Arrakis devient moins extrême, cela ne va pas avoir des répercussions sur les Fremens qui vont s’affaiblir ?

    Le planètologiste se met à sourire doucement en répondant :

    — Tu crois que l’empereur m’a envoyé pour vous fragiliser ? Je suis étonné que tu aies poussé ta réflexion aussi loin. Je t’ai, de toute évidence, sous-estimé. C’est vrai que si tu as bien suivi ce que je t’ai appris sur la sélection naturelle, la question peut se poser.

    Pardot Kynes se met à lever les yeux vers sa droite avec un regard un peu flou et après quelques instants de silence formule sa réponse :

    — Tu as à la fois tord et raison Hamaad. Les contraintes qui créent la sélection naturelle chez l’homme ne sont pas toujours environnementales. Même si c’est le plus souvent le cas. Un entraînement poussé et une discipline de fer peuvent forger un peuple fier pour le préparer à la guerre.

    Il existe une légende de la terre originelle qui parle des Sparkans, des combattants à nul autre pareil. Une simple section de 300 individus aurait tenu en échec une armée de 10 000 hommes pendant plusieurs jours. Les Sparkans auraient profité d’un avantage tactique dû au terrain. Mais ce n’était pas l’unique raison. Les sparkans étaient issus d’une nation fière de sa force et d’un entraînement si contraignant que seul un guerrier sur cinq survivait à celui-ci. Plus proches de nous, l’armée personnelle de l’Empereur, les Sardaukar seraient le fruit d’une préparation au combat qui tuerait plus de neuf hommes sur dix. La menace que représentent les Sardaukar terrifie suffisamment les familles nobles pour maintenir la cohésion de l’imperium et asseoir le pouvoir de l’Empereur.

    En entendant ces mots, Hamaad se met à compter mentalement le nombre d’iduali qui ont la chance d’atteindre un âge avancé. Bizarrement, ce décompte des amis perdus lui donne le sourire. Quand il s’en aperçoit, il se reproche de s’être laissé aller à trouver un côté positif à toutes ces morts.

    Mais, donner un sens à la mort n’est-elle pas une des lignes de conduite qui justifie la foi et les traditions des « Insectes d’eau » ? pense le jeune Fremen.

    — Comme je te l’ai dit » continue Pardot Kynes, l’environnement extrêmement contraignant d’Arrakis a transformé ton peuple pour le rendre plus fort et plus résistant que la plupart des populations de l’imperium. Mais ce n’est pas le seul facteur qui entre en compte. Outre l’éducation dispensée naturellement par les déserts d’Arrakis, la discipline et les coutumes des Fremens, sont les garants de la conservation de votre formidable endurance. Même si le climat s’adoucit ton peuple peut entretenir sa force en faisant perdurer vos traditions.

    Comme les Iduali ! Cet homme vient de justifier l’importance de la survie de ma tribu. Lorsque les autres peuplades s’affaibliront, les Iduali, eux, resteront les plus forts grâce à la pureté de nos pratiques et croyances.

    Et soudain dans l’esprit d’Hamaad, les pièces du plan s’assemblent et lui montrent comment sa tribu pourrait obtenir bien plus qu’un espoir de survie... un espoir de vengeance.

    Kull wahad ! Dire que j’ai failli tuer cet homme. S’il arrive à entraîner les Fremens dans son rêve, les « insectes d’eau » pourraient profiter d’un avantage stratégique qui pourrait nous permettre de triompher des autres tribus.

    Ne pouvant expliquer à Pardot Kynes combien cette conversation est importante pour lui et les siens, Hamaad décide de rester sobre dans ses paroles avant de s’éloigner :

    — Merci planètologiste.


    En se dirigeant vers la salle du conseil pour assister aux débats une nouvelle fièvre pleine de questions s’empare de l’esprit d’Hamaad : comment serait-il possible d’arriver à sauver la vie de cet homme ? Comment créer les conditions qui pourraient entraîner les Fremens à se rassembler pour suivre ses plans ? Cet homme porte en lui l’espoir des Iduali. Comment saisir cette opportunité ?


    La deuxième étape d’un procès Fremen, l’Aroohan permet à chaque individu de la tribu d’évoquer librement son point de vue. La seule règle qui préside cette seconde étape d’une décision d’eau, c’est que le dernier à s’exprimer, juste avant le vote, doit obligatoirement le faire en faveur de l’accusé.

    En arrivant à la salle du conseil, Hamaad vit que Stilgar était déjà au milieu de l’agora en train de parler :

    — ...un « hors freyn » qui se soumet de lui-même en homme libre à notre jugement mérite d’être entendu et considéré comme l’un des nôtres. Je pense que les Fremens devraient écouter son appel à la paix, lorsqu’il nous explique tout les avantages que nous pourrions en tirer. Si l’empereur souhaite sa mort, c’est parce que Pardot Kynes veut notre bien, ne devrions-nous pas lui offrir notre protection ?

    Je devine par avance, ce qui va être dit dans cette salle. Je suis qu’un jeune wali sans expérience qui n’a pas été capable de tuer un homme parce qu’il est trop émotif. Nous savons tous combien il est important de se garder des émotions si l’on veut survivre sur Arrakis. Ce n’est pas mon cœur qui guide les mots que je prononce devant vous aujourd’hui. En m’aventurant dans le désert, je suis conscient que la mort peut frapper à chaque instant et nous sommes tous habitués à voir nos meilleurs amis disparaître. Comme je l’ai déjà dit lors du Chaadah, nous aurions pu laisser Momhul s’éteindre devant nous en étant en accord avec notre discipline et nos croyances. Sans nous consulter, Pardot Kynes en a décidé autrement et par son action nous a fait contracter la dette d’eau qui nous réunit aujourd’hui.

    Pardot Kynes n’a pas seulement sauvé Momhul. Il a aussi préservé ma vie en tuant deux Harkonnen protégés par leurs maudits boucliers. Je ne maîtrise pas la science du combat que Momhul possède et je serais, sans aucun doute, mort aujourd’hui.

    Vous le savez, Momhul est le meilleur guerrier parmi les jeunes. Il sera, à n’en pas douter, l’un des meilleurs combattant du Sietch dans les années à venir. La dette d’eau que nous venons de contracter auprès de Pardot Kynes aujourd’hui, s’alourdira du sang de tous les ennemis que Momhul terrassera dans l’avenir. C’est la première raison qui devrait nous pousser à épargner l’eau de cet homme pour la lier avec celle de notre tribu.

    L’autre raison c’est que nous devrions exploiter la mission que lui a confié l’empereur pour en tirer profit. Si Pardot Kynes trouve l’eau cachée sur Arrakis, et il semble qu’il suit déjà des pistes prometteuses, il serait idiot que cette eau soit destinée uniquement aux sbires des Harkonnens ou de l’empereur. Si les Fremens l’assistent comme il le veut dans ses recherches, nous serons logiquement les premiers informés de l’existence de cette eau et pourrons nous assurer qu’elle nous soit accessible.

    Je sais que toutes les raisons qui vont pousser notre tribu à prendre une mesure brutale concernant cet individu vont sembler plus nombreuses que les avantages immédiats que pourrait en tirer notre peuple. Mais sont-elles vraiment plus lourdes que le changement climatique annoncé par cet homme ? Que la paix qu’il nous propose ? Doit-on broyer une graine parce qu’elle est, « seulement », la promesse d’une bonne récolte potentielle ?

    Réfléchissez-y lors de « l’Aswat alssamt » avant de lever la main pour décider du sort de cet homme !

    En allant s’asseoir auprès d’Hamaad, une fois son discours terminé, Stilgar l’interroge du regard. — Tu as bien parlé, Stilgar ! Réponds celui-ci. Tu as été fidèle à ta réputation et tes mots étaient pleins de sens. Mais pourquoi n’as tu pas décidé de t’exprimer en dernier ?

    — J’ai préféré laisser ma place à quelqu’un qui saura les convaincre mieux que moi.

    Hamaad avait beau chercher dans son esprit de qui voulait parler Stilgar, il ne trouvait personne dans le Sietch qui pourrait défendre le planètologiste.


    La suite des débats se déroule sans surprise. Les intervenants se lèvent les uns après les autres pour condamner Pardot Kynes.

    — Que faire de ce fou ?

    — Il connaît maintenant la position d’un sietch important.

    — Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Arrakis transformée en paradis ?

    — Depuis quand devons-nous quelque chose à l’Imperium ?

    — Pourquoi devrions-nous avoir une dette d’eau avec un « Hors freyn » ?

    — Il ne fait que parler et il en sait trop sur nous.

    — Il a tué des Harkonnens ! OK, mais n’importe qui peut le faire. Moi aussi, j’ai tué des Harkonnens !

    — Que raconte-t-il à propos de la fertilisation d’Arrakis ? Où se cache vraiment l’eau nécessaire ? Il dit qu’elle se trouve ici ! OK, qu’il nous montre où elle se dissimule.

    — Il a sauvé trois des nôtres, mais il a vu les krys !

    — Pourquoi sommes-nous en train de discuter aujourd’hui ? Pour trois jeunes idiots qui ont croisé le chemin des Harkonnens ! Trois Walis qui n’ont pas eu le cœur de tuer cet individu comme l’aurait fait n’importe quel Fremen !

    Puis viens le moment où les hommes hésitent à se lever, car tout a été dit. On attend la fin des débats et le discours du dernier intervenant. Le Naîb réclame le silence. Il fait le tour de la salle du regard en demandant qui veut parler en faveur de Pardot Kynes.

    Hamaad observe autour de lui pour voir se lever celui qui sera assez fou pour se charger de cette tâche et s’aperçoit que Stilgar le dévisage intensément.

    C’est moi, bien sûr... C’est moi qui dois m’exprimer en faveur du planètologiste. C’est moi qui l’ai côtoyé le plus longtemps.

    C’est ainsi qu’Hamaad, l’assassin engagé par les Harkonnens, l’exécuteur des basses œuvres de l’empereur, le guerrier silencieux des Iduali se lève et s’avance au centre de l’agora pour devenir l’avocat de Pardot Kynes…



Glossaire :
(1) Kralizec, la mère de toutes les tempêtes. Le Vent Typhon ou la bataille finale à la fin de l’Univers. Qui achèvera le monde matériel ou l’humanité telle que nous la connaissons.
(2) Question d’eau — Discipline de l’eau. Les lois « civiles » (matérielles) qui régissent la vie des Fremen au sein de leur tribu. Ne pas confondre ces lois avec celles du « comptage de l’eau » ou des rites mortuaires qui sont des règles autant spirituelles que matérielles sous la responsabilité d’une sayyadina.
3) Amtal (ou règle de l’Amtal) : Coutume en usage sur Arrakis destinée à déterminer les défauts et les aptitudes d’un homme. Communément : l’épreuve de la destruction. C’est un combat à mort entre deux Fremens.
(4) Révérende mère : Titre adopté par les Fremens pour leurs chefs religieux. La Révérende mère transforme le poison sécrété par le petit faiseur en « Eau de la vie ».
(5) Sayyadina : acolyte féminine au sein de la hiérarchie religieuse Fremen. La Sayyadina est la responsable du comptage de l’eau pour la tribu.
(6) Arrakis enseigne « l’attitude du couteau » : couper ce qui est incomplet et dire, « Maintenant c’est complet, car cela s’achève ici. »


Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Elijaah Lebaron ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0