Chapitre 2

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La Forêt était grande, la Forêt veillait sur ses nombreux habitants et, surtout, sur ses précieux loups géants. Mais la Forêt était seule, terriblement seule… Elle n’avait personne pour l’assister ou lui parler. Alors elle enfanta une fille ; une fille qui possédait sa beauté et son amour de la vie, une fille qui s’occuperait de ses protégés avec autant de soin qu’elle-même.

Ainsi naquit Seva, Fille de la Forêt et Mère de vie.

Légende de la Déesse Seva, tradition orale.

La brise matinale d’Embrun effleura le visage de Kaliska lorsqu’elle passa devant le vantail supérieur de la porte d’entrée, qu’elle avait ouvert plus tôt. Elle s’arrêta, ferma instinctivement les yeux. Il était si bon de sentir la caresse du vent… L’air se révélait frisquet, néanmoins, elle n’avait pas réussi à s’empêcher d’aérer en se levant. Douze années à habiter la chaumière ne lui avaient pas permis de chasser l’impression d’étouffement que la vision des épais murs en torchis lui procurait.

Elle inspira et s’imagina fouler le sol de la Forêt, sa terre natale. Elle espérait tant la revoir un jour ! Son ancien lieu de vie et les coutumes des siens lui manquaient. Prier la Déesse et ses fils sans craindre d’être aperçue aussi.

La constatation lui arracha une grimace. Pas simple d’être une Lycanthus sur le territoire des Hommes… Elle refusa pourtant de se laisser aller à la tristesse. Sa situation était bien moins à plaindre que celle de ses congénères.

— Par le Père ! Ai-je la berlue ou t’ai-je surprise à lambiner, maudite Crok’vie ?

Kaliska sursauta, puis croisa les pupilles malveillantes de Mme Sandvik, qui l’examinait depuis l’extérieur. La veuve, que de nombreuses déceptions avaient rendue amère et prompte à tout contrôler – même les esclaves des autres –, la fixait avec sournoiserie, ses yeux marron ancrés dans les siens. Kaliska s’empressa de dissimuler ses mains derrière son dos, et s’obligea à s’incliner.

— Bonjour, Madame.

— Silence, vermine. Que dirait ton maître ? Tu rêvasses au lieu de t’occuper de sa maison ! Oublierais-tu où est ta place ? Aurais-tu besoin de retourner chez un dresseur ?

Sa mâchoire se contracta, mais elle s’interdit de réagir à la provocation. Mme Sandvik n’attendait que l’occasion de prévenir les gardes et de la faire fouetter… Maîtriser son impulsivité était impératif ; elle ne perdrait pas leur joute, pas cette fois.

— Non, Madame. Je vous prie de me pardonner. Une telle erreur ne se reproduira plus, je vous en donne ma parole.

— Comme si la parole d’une Crok’vie valait quelque chose. Quoi qu’il en soit, je n’hésiterai pas à te dénoncer à Leif si je remarque une nouvelle preuve d’insubordination.

Kaliska retint avec peine un cri indigné – de l’insubordination… elle aurait tout entendu ! Bon gré mal gré, elle opina.

— Il a payé afin de t’obtenir, tu es à son service. Tu lui dois obéissance, travail et respect.

— J’en ai conscience.

— Tais-toi, je parle !

Les dents serrées, elle baissa la tête.

— S’il n’avait pas été là, enchaîna Mme Sandvik avec suffisance, tu n’aurais peut-être pas été achetée. Veux-tu connaître le sort qui aurait alors été le tien ? Avec de la chance, on t’aurait éliminée. Sinon, tu serais devenue un divertissement pour les apprentis soldats à Gard’or. Il serait sage de montrer ta gratitude envers l’existence qu’on t’a offerte ici. Tu n’es pas d’accord ?

Kaliska se mordit la langue jusqu’au sang afin de ne pas répliquer qu’elle aurait été beaucoup plus reconnaissante si, au lieu de la capturer à ses quatorze ans et de l’emmener dans un village de Verteaux, on l’avait laissée dans son foyer…

— Réponds !

— Vous avez raison, Madame, dit-elle, faussement contrite. Je vais m’améliorer.

Ravie de l’effet de son petit discours, Mme Sandvik arbora une moue satisfaite. Kaliska n’avait qu’une envie : lui envoyer son poing au beau milieu de la figure. Hélas, elle n’ignorait pas la sanction réservée aux captifs qui osaient porter la main sur un humain. Seule la mort l’attendrait si elle s’y risquait.

— Parfait. Ne reste donc pas plantée là. Tu as des tâches à accomplir, si je ne m’abuse.

Elle se força à formuler des excuses, recula. Mme Sandvik la dévisagea une poignée de secondes avant de poursuivre sa route.

Un soupir de soulagement lui échappa sitôt qu’elle disparut de sa vue. Kaliska exécrait se trouver en sa présence… Puisque le manque d’argent ne lui permettait pas de se procurer un esclave, la mégère compensait sa pauvreté en aboyant sur ceux des résidents plus aisés, quand elle ne s’en prenait pas aux femmes contraintes d’exercer le métier de Voluptueuse et de vendre leurs charmes. Une véritable plaie.

— J’ai cru entendre la douce voix de notre voisine, murmura soudain un homme dans son dos. Est-elle partie ?

Kaliska pivota vers l’encadrement de la chambre, où une silhouette se découpait dans la pénombre créée par les rideaux tirés. Elle refoula un rire.

— Elle n’est plus là.

— À la bonne heure !

Le sourire aux lèvres, Leif Sæther entra dans la seule autre pièce de leur habitation d’une démarche lente et claudicante. Plutôt grand et musclé malgré ses cinquante ans approchant, son corps n’en portait pas moins les stigmates d’une vie de labeur. Il passa ses doigts dans ses cheveux poivre et sel, puis s’assit sur une chaise en coin de table.

— Ta jambe t’ennuie encore ? s’enquit Kaliska.

Il acquiesça.

— Et mon bras gauche. J’ai trop forcé dessus. Heureusement que le jeune Dag me remplace aux champs aujourd’hui. Tu accepterais de…

— Bien sûr, l’interrompit-elle.

Kaliska s’avança vers lui, s’agenouilla, remonta le bas de son pantalon usé pour que sa peau soit accessible. Avec délicatesse, elle y apposa ensuite ses paumes et perçut ses frissons.

Elle releva aussitôt les yeux, inquiète.

— Désolé, souffla-t-il. Tu as les mains froides.

— Oh… je suis restée un peu devant la porte.

— D’où les hurlements de la vieille harpie.

Kaliska le gratifia d’un clin d’œil, puis se concentra. Elle puisa dans son énergie vitale et la lui transmit, se fiant à son ressenti pour déterminer la dose nécessaire à ses soins.

Les traits de Leif se relaxèrent. Elle cessa le contact et se laissa gagner par la fierté ; sa maîtrise du don de Seva s’améliorait d’année en année.

— Merci…

— Je t’en prie. Je m’occupe aussi de ton bras ?

— Non, la douleur y est bien moindre. Conserve tes forces.

— D’accord.

Après une seconde d’hésitation, Kaliska ajouta :

— Tu ne devrais pas travailler autant, tu…

— Je quoi ? ricana Leif. Je ne rajeunis pas ? Je commence à avoir de plus en plus de soucis de santé ?

Honteuse d’être si transparente, elle s’empourpra.

— Je ne désirais pas te vexer.

— Je ne le suis pas, la rassura-t-il. Ton inquiétude est touchante mais… je ne suis pas riche. Aussi modeste soit-elle, j’aime notre chaumière. Sans argent, la garder me serait impossible, nous n’avons pas d’économies.

— Oui, m…

— Il n’y a pas à discuter. La taxe ne s’envolera pas parce que nous le souhaitons.

— Si tu me vendais, tu serais tranquille jusqu’à la fin de tes jours.

Le choc se peignit sur les traits de Leif, vite supplanté par un soupçon de colère.

— Ne prononce plus jamais une telle bêtise face à moi. Il n’est pas question d’envisager une chose pareille, Kaliska. Tu es ici chez toi.

L’attachement et la sincérité qu’elle décela dans ses propos lui réchauffèrent le cœur – même lorsqu’il s’agissait de son bien-être, Leif refusait de la considérer comme un objet, une propriété à céder. Elle posa une paume sur son genou.

— Excuse-moi. J’oubliais que tu ne réussirais pas à vivre sans ma mauvaise humeur et ma maladresse.

La plaisanterie eut l’effet escompté : il saisit le rameau d’olivier qu’elle lui présentait.

— Tu omets le plus important. Tu me coûtes beaucoup moins cher que des médecins ou des herboristes !

Elle se redressa.

— Sois malgré tout prudent lors de tes journées aux champs. Il est facile de guérir les problèmes mineurs, il me suffit de pomper ma propre énergie. Cependant, pour des ennuis plus conséquents… la magie de la Déesse a son prix.

Leif lui attrapa les mains et les pressa dans les siennes.

— Je ne compte pas me tuer à la tâche.

Kaliska se détendit.

— Je te prépare un petit-déjeuner ?

Il secoua la tête.

— Je suis assez grand pour m’en occuper. Par contre…

— Oui ?

— Nous ne sommes pas loin de manquer d’eau. Est-ce que tu…

— Évidemment. Je récupère les seaux dans le cellier et je m’y rends.

Elle se dépêcha de prendre les deux récipients, puis se dirigea vers la porte.

— Kaliska ? l’appela Leif.

— Oui ?

— Tes entraves…

Elle hoqueta avant de se morigéner. Sortir sans elles aurait été un désastre ! Qu’une seule personne la voie les mains à l’air, et c’était la prison assurée.

— Merci, chuchota-t-elle.

Elle se saisit des deux gants en mailles qui l’empêchaient d’entrer en contact avec l’épiderme des Hommes – et, par extension, d’utiliser ses facultés. Leif s’approcha, l’aida à en fermer les fausses serrures placées au niveau de ses poignets. Maintenir les apparences en dehors de leur habitation était primordial.

— Voilà, tu ressembles à n’importe quel esclave.

— En un peu plus libre, confirma Kaliska.

Elle sourit. Casser ses véritables entraves avait été l’une des premières actions de Leif quand il l’avait achetée. Incapable de se procurer leur clef gardée à Vent-Nouveau, la capitale de Roche-Haute, il avait été obligé d’user de sa force ainsi que de ses outils pour les détruire. Dès qu’il y était parvenu, il lui avait défendu de quitter les lieux tant qu’il n’aurait pas déniché le moyen d’en créer une réplique convaincante.

Kaliska chassa ses souvenirs d’un geste discret et gagna la sortie.

— Je me dépêche.

— Tu vois ? la taquina Leif. Me débarrasser de toi serait d’une absurdité sans nom.

— Ah ah… Une idée de comment occuper ton jour de repos ?

— J’ai l’intention d’écrire à Monseigneur Iversen.

Elle se figea.

— Tu gardes encore espoir que ce meurtrier accède à ta requête ?

— Ton langage, maugréa-t-il.

— Je me juge plutôt polie. Le Consul a plus de sang sur les mains que tous les soldats de la garde de Sa Grâce réunis !

— Je ne l’ignore pas. Mais il a également le pouvoir de gérer et d’affranchir les esclaves d’Escarpe.

— Il a plus l’habitude de les punir que de les affranchir.

Leif souffla.

— Je n’abandonnerai pas. Tant que tu ne seras pas reconnue comme citoyenne, je continuerai à envoyer ma demande à Roche-Haute. Je… je ne serai pas éternel, Kaliska. Tu es mon unique famille. Je ne supporterai pas que tu sois vendue aux enchères avec mes meubles après mon décès.

Cette fois, touchée par sa réponse, Kaliska ne trouva rien à répliquer.

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