LES YEUX DU CHAT

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La réincarnation est une chose bien étrange. Elle suit une sorte de loi fondamentale d’équilibre, et indépendamment de notre volonté, cet équilibre finit toujours par être respecté.

Après une vie de débauche, je me trouvais, le jour de ma mort, au cœur du Grand Equilibre. Une voix résonna dans ma tête tel qu’il me fut impossible de déterminer si cette voix était le fruit d’une hallucination mystique, la matérialisation sonore de ma pensée ou la réelle présence d’une personne, ou plutôt de quelque chose qui me dépassait. Sans véritable explication, je veux dire par là, sans utilisation d’une quelconque forme de langage, cette entité surnaturelle me fit comprendre ce qu’avait été ma vie. Sans évoquer ni bien ni mal, sans débat spirituel, je su, un point c’est tout. Je su qui j’avais été, je vis en moi comme à travers la transparence de l’eau de roche. Quel repos ! Quelle facilité que de se comprendre soi-même sans aucun mensonge. Car en réalité, l’âme est joueuse et la pensée humaine n’est que le produit des nombreuses farces et pirouettes imaginés par notre nature tordue. Je disais donc que je pris conscience de l’homme que j’avais été durant mon existence sur Terre, et soyons franc, il n’y avait malheureusement pas lieu de s’enorgueillir auprès de Saint Truc ou de l’Archange Muche. En revanche j’eus la forte impression, et cela sans trop d’erreur possible, que l’âme était immortelle, et pour supporter l’éternité de « l’au-delà », il fallait un certain entraînement qui se pratiquait à travers les expériences de multiples vies. Cette constatation faite, le choix me fut donné de choisir une existence terrienne afin de compléter mon entraînement. Mais si cette force divine m’avait donné la connaissance, elle oublia, sans doute fut elle particulièrement occupée à ce moment-là pour être étourdie à ce point, de me doter également d’un sens clairvoyant du jugement et un fondement de raison. J’optai alors pour une vie de chat, séduisant, débrouillard, en pleine santé et sans obligations autres que celles imposées par la nature.

A peine l’idée imaginée, que je me réveillai, chétif et frêle, sur ce qui ressemblait à un carton, dans une ruelle formée par deux immeubles. Cette sensation nouvelle, d’avoir quatre petites pattes velues, de sentir les choses différemment, avec plus de flair, plus d’instinct, d’être plus à l’écoute de mon corps et de la nature, était particulièrement excitante. Je voyais le monde avec un œil nouveau, la nuit était plus claire, les sons plus distincts, chaque petit détail des alentours visible sans effort. J’avais conscience de ce qui m’entourait, des chemins à emprunter, des êtres vivants à proximité et des dangers potentiels. Soudain, je fus frappé par un éclair de lucidité. J’étais particulièrement éveillé pour un jeune chaton ! Comment fut-ce possible que je comprenne le lieu dans lequel je me trouvais ? Et comment fut-ce possible que je trouve ces sensations nouvelles ? Comment fut-ce diable possible que je me pose toutes ces questions ?

Je compris alors que j’avais encore toute conscience de qui j’étais. Non pas de qui j’étais : un jeune chaton naissant, mais de qui je fus lors de ma précédente vie. Je conservais le souvenir de ma mort, de mon passage dans « l’au delà » ainsi que du choix de réincarnation que j'avais fais. Décidément, cette entité supérieure me semblait bien imparfaite pour avoir omis un détail aussi important que ma perte de mémoire. A cet instant, je pris conscience du caractère unique de l’expérience que je vivais et j’entrepris de découvrir le monde de nouveau, avec des yeux de chat.

Mon pas était léger et silencieux, je sautais par dix fois ma hauteur avec autant de précision que mon œil était capable de voir. Je me mouvais d’un mur à l’autre sur l’épaisseur d’un pouce. Je découvris la grâce féline telle qu’il était impossible de l’imaginer avec une perception humaine. Je fis le tour du quartier presqu’en volant, traversant les haies, les grillages, bondissants sur toutes les frontières. Mais je savais que cette liberté n’était qu’illusion, puisqu’il me fallait, comme tous les êtres grouillants sur ce sol, de quoi rassasier mon ventre hurlant pour ne point finir par nourrir les autres animaux du coin. Faisant confiance à cet instinct qui jusqu’ici n’avait fait que m’impressionner, je me mis en chasse de divers rongeurs que l’obscurité, bien maigre couverture, ne cachait plus sous les lanternes félines qui me guidaient.

Mais si les joies de l’animalité ne pouvaient qu’égayer mon cœur d’homme, les nourritures primitives, gobées sans aucun tri et encore vivante par les autres animaux, et j’entends par là ceux qui n’ont pas le goût raffiné d’un Homme éduqué, me repoussaient définitivement. Sans doute allais-je m’accoutumer à ces mets. Je songeai à m’approcher des appartements du centre-ville, où la densité était plus importante que dans les quartiers résidentiels et, par conséquent, où je trouverais des restes de repas humains avec plus d’abondance. Lorsque mes pattes foulèrent les pavés de la Grand Place, je vis une nuée de jambes, de bottes et de talons fouler la chaussée avec un fracas qui, pour la première fois, me procura un effroi instinctif. Je m’abritai donc sur la première marche de l’entrée d’un immeuble. Puis, je restai là, à ne rien attendre, réfléchissant à cette nouvelle vie surréaliste. J’observais ceux qui autrefois étaient mes contemporains marcher à une infinité de cadences différentes, discutant, riant. Ayant été autrefois un mâle humain, je me surpris, mirant de mes agates perçantes, les jeunes gambettes dénudées de ces jeunes et fraîches demoiselles. Je me délectais de leurs mouvements gracieux, de ces fins tibias fendant l’air, de ces mollets qui se dessinaient le temps d’une seconde et se relâchaient au rythme de leur marche. Voici donc l’ultime subterfuge, ce déguisement de chat me permettait de laisser mes instincts voyeurs s’exprimer sans crainte d’être débusqué. Je passai une ou deux bonnes heures à apprécier ce spectacle quand l’une de ces paires de jambes longues et lisses s’approcha de moi. Il s’agissait d’une des locataires de l’immeuble, que le ciel avait choisie du meilleur goût pour croiser mon chemin. Sans scrupule je tentai un miaulement des plus aigus et chevrotants, en déambulant vers elle avec toute la maladresse que mon jeu d’acteur félin me permis de délivrer.

« Oh mais regardez-moi cette adorable petite boule de poil ! lança-t-elle d’une voix déjà conquise. Viens par ici minou ! ». Je me précipitai alors vers elle, profitant de l’instant pour frotter ma soyeuse fourrure sur sa peau de satin. Puis elle m’attrapa et m’emmena chez elle…

La chambre de la demoiselle était d’un accueil chaleureux. Elle me déposa sur son lit, tout près d’elle, tandis qu’elle vaquait à ses occupations qui ne m’intéressaient guère. Puis elle se décida à rester immobile sur son lit. Allongé, replié confortablement sur mes pattes, je restais là à l’ombre de sa cuisse, laissant ses doigts fins et délicats traverser mon pelage et me couvrir presque entièrement d’une seule de ses mains. J’observais hypnotique, le mouvement de repli régulier de ses orteils écrasés sous elle, le mouvement pendulaire de son collier tombant lorsqu’elle se penchait vers moi, ses poumons se gonfler puis se vider lentement à rythme calme de géant. Je me laissais caresser par les mèches de ses cheveux, tombantes guirlandes, fraiches et lisses. Le temps s’était arrêté. Pour moi, pour que je profite de ce long instant, à peine perturbé par l’idée qu’elle finirait par se lever. Depuis le lit de mon hôtesse, j’appréhendais chaque détail de mon environnement. Les odeurs féminines d’une chambre chaude réveillaient ma truffe, par ailleurs cent fois plus sensible qu’auparavant et qui détectait distinctement chaque parfum. Le spectacle de cette chambre, la légèreté de ses sous-vêtements négligemment laissés sur la moquette, le son doux de sa voix résonnant dans mes oreilles, le confort de ses formes qui m’enveloppaient, créèrent l’atmosphère chaleureuse et scintillante qui me fit oublier la lune envoutante dont la froideur m’attendait dehors. Le vice de mon esprit humain, aiguisé par le nouvel univers que je venais de pénétrer prit alors le dessus. La personnalité expérimentée de mon ancienne conscience domina le frêle chaton encore à peine éveillé au monde et rendit muette sa candeur et son innocence. Je me frottai contre sa cuisse luisante, expulsant aussi puissamment qu’une cheminée de paquebot, l’insoutenable ronron qui me promettrait une nuit au chaud. L’heure tournant, nous pénétrâmes dans la nuit et il n’était en effet plus temps de me reconduire au bas de l’immeuble. Je restai donc pour la nuit, dans cette chambre envoûtante qui semblait changer au fur et à mesure que les rayons de la lune s’immisçaient par la fenêtre ouverte. Et plus les ténèbres s’épaississaient, plus elle m’appelait…

Lorsqu’aux premières lueurs du soleil elle se réveilla, j’étais encore charmé par la nuit. Par mes mauvaises entreprises, par le démon de luxure qui avait finalement pris possession d’elle quand la nuit fut suffisamment entamée, et qui m’avait offert tout ce que ma psyché lubrique avait pu imaginer. Ses chevilles engourdies au petit matin, craquèrent sur le sol, puis elle fila de la pièce sans me regarder. Qu’eut-elle à s’éclipser si rapidement ? Probablement eut elle ressenti, cette piqûre honteuse que je connaissais de mes restes humains. Sûrement voulut elle nier cette alerte mentale… cette alarme qui empêche d’agir de façon contraire à ce que la nature prévoie et qui avait été anesthésiée par une injection bouillante de ses phéromones. Ou alors, peut-être que les yeux félins, miroirs de mon âme humaine, avait laissé transparaître une étincelle d’anormalité, une lueur de conscience habituellement absente chez les animaux me conférents ainsi un air démoniaque, railleur et sadique. Ce doute m’envahit et je sentis mon esprit sali de l’avoir abusé avec le visage angélique de l’innocence mais habité par la débauche du diable. Je voulus me raisonner, et prendre la résolution de me comporter désormais en chat, ni plus, ni moins ; de ne plus profiter de la confiance naturellement accordée à un chaton pour assouvir mes phantasmes pervers d’homme amoral. Mais qu’allais-je donc faire durant neuf vies d’ennui à dormir et manger sans pouvoir même communiquer avec les humains ? Fallait-il que je sombre dans la folie, que je suicide ma conscience par un moyen que j’ignorais ? Ce projet me sembla bien utopique. Et par ailleurs l’infaisabilité de ce charitable dessein m’apparut évidente quand à peine éveillé, les effluves voletants de la luxurieuse sueur émanant des draps me chatouillaient la libido. La jeune femme quitta l’appartement, me laissant seul à l’intérieur sans une assiette de lait. Je passai donc la journée à patienter dans son appartement fouillant quelques restes dans sa poubelle pour subsister. Quand elle revint, au soir, elle eut plus d’attention à mon égard. Sans doute s’était-elle raisonnée dans la journée, ne s’en voulait elle plus et avait-elle décidé de ne pas me faire payer sa mauvaise conduite. Je restai calme et sage jusqu’à ce que la nuit tombe. Car lorsque le visage de la lune fixe son regard, il transforme le monde ainsi que ceux qui l’habitent. Ma belle, ouvrit de nouveau la porte de sa chambre et vint me chercher avec la délicatesse d’une brise de soie. Transporté aussi finement qu’un filet de fumée s’élevant d’une bougie, elle m’amena dans son lit par ou j’aperçus l’astre nocturne légèrement voilé par des rideaux transparents. De nouveau l’esprit du chat mourut et l’élan incontrôlable de ma pensée possédée ne pouvait plus que répondre aux appels langoureux de sa fine robe de nuit. Ainsi, chaque jour le même jeu recommençait et chaque nuit mon corps animal était possédé par un esprit non moins animal. La force qui me contrôlait devenait chaque soir plus irrépressible, chaque soir plus folle, chaque soir plus maléfique et tandis que ma sublime se laissait faire je m’aventurais chaque fois un peu plus loin. Et j’assistais chaque matin à son naufrage dès réveil de son âme noyée dans ses pleurs. Son visage perdait de son éclat et jusqu’à la tombée du soir, elle me fuyait, ne croisait jamais mon regard, rongée par la honte. Elle ne me laissait approcher que lorsque les quelques rayons nocturnes perçaient sa fenêtre. Mais pourtant, bien qu’elle se détestât, tout autant qu’elle me haïssait, elle revenait toujours, et je l’attendais.

Un soir, par suite d’une crise de dépression plus marquée que d’habitude, elle revint à l’appartement accompagnée d’un jeune homme qui semblait proche d’elle. Elle ne me regarda pas, et ce soir-là, ne m’invita pas à pénétrer sa chambre. C’est alors que je compris l’absurdité de ma situation, l’ironie de cette punition, l’incompatibilité entre mon esprit et mon corps. Il m’était impossible, et ce pour toujours de conquérir le cœur d’une demoiselle, impossible de la posséder. J’étais condamné à la voir courir, destiné à la perdre et à perdre toutes les autres. Ivre de jalousie, je filai dans la cuisine déclencher autant de fracas et de dégâts que mon faible corps le put. Pourquoi avait-elle amené quelqu’un ? Pourquoi ne m’avait-elle pas chassé, et me laissait elle assister à cette tromperie comme si elle eût voulu me faire souffrir ? Le jeune homme sorti de la chambre comme si un maraudeur avait pénétré l’appartement. Il était sur ses gardes. Ma douce et sucrée resta dans son lit, observant la scène de loin. Puis il m’aperçut et à cette seconde même se jeta sur moi avec autant de violence que son jeune cœur fut capable de produire. Je ressenti sa peur, il sur-jouait volontairement sa colère pour faire taire son angoisse qui autrement l’aurait paralysé. Je m’échappai, utilisant mes facultés animales pour filer jusque dans la salle de bain. Tandis qu’il me cherchait, je ne restai silencieux, assis sur le lavabo, au fond de la pièce, près de la fenêtre ouverte. Celle qui autrefois avait brulé de désir devant une petite peluche miaulante, poussait des cris de terreur reculée au fond de sa chambre, se servant de ses jambes comme appui comme s’il eût été encore possible de reculer, de repousser les murs pour mettre un centimètre de distance supplémentaire entre elle et moi. Caché dans l’obscurité, j’observai mon environnement par la lueur phosphorique de la vision inhérente à ma nature. Le cœur battant je me tournai vers le miroir quand je me vis droit dans les yeux.

Terreur !

Je fus frappé par un choc électrique, transpercé par une lance, mon museau s’ouvrit, allant jusqu’à déchirer les muscles de ma mâchoire, l’air n’entrait plus, plus aucun muscle n’était contrôlable. Cet œil ! Cet œil n’était pas le mien. Non, c’était le diable qui me fixait à travers mes propres yeux. Ce regard satanique pénétra mon âme immédiatement et me glaça sang et os. L’aura sardonique du Malin martelait mon corps de la plus horrifique des épouvantes. Je voulus hurler, mais aucun son ne sorti. Je voulus fuir, mais mes membres étaient figés. Je voulus exploser, mourir, peu importait la douleur, peu importait l’avenir, la plus effroyable des souffrances de l’enfer était préférable à cette violente panique d’horreur. Voilà donc quelle était l’origine du comportement étrange de ma belle hôtesse. Mes yeux reflétaient pire qu’une âme humaine. Je trouvai la force de fermer les yeux pour ne plus sentir l’emprise du Mal et sans hésitation, comme une libération, je m’élançai par la fenêtre du sixième étage pour embrasser le bitume salvateur qui me libérera, ainsi que ma maîtresse, de la souillure spirituelle de l’enfer.

Durant ma chute, je songeai à cette machination que j’avais vécue. Que cette force divine avait sans doute été moins distraite que d’apparence et qu’elle avait placé sur ma route, un test que je m’étais empressé d’échouer. Il fut évident pour moi, à ce moment, que j’allais oublier ce petit air malin qui m’avait poussé à choisir ma réincarnation et que lors de ma prochaine vie je ferais un choix nettement plus raisonnable pour surtout ne plus jamais avoir à rencontrer de nouveau les yeux du chat qui m’emplissaient d’effroi à leur simple évocation. Puis, plus rien. A peine le temps de ressentir l’idée de la douleur que me ferait le sol en traversant ma tête que je me réveillai immédiatement sur ce qui ressemblait à un carton, dans une ruelle formée par deux immeubles…

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