Chapitre 5 : Barrières retournées (1/3)

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  Les premières neiges s’abattirent quelques jours plus tard. La température s’effondra à en surprendre Pensants et bêtes, et s’installa au point de graver les hivers 312 dans l’histoire. Un climat apathique qui perdura jusqu’à l’aube d’un Printemps aux frondaisons encore lourdes de gaines nacrées. Sous celles-ci, la vie végétale commençait néanmoins d’émerger lentement de son long sommeil. Les premiers bourgeons, au bout des plus basses branches séjournant dans le microclimat des sous-bois, étaient déjà sortis et attendaient le redoux pour éclore. Cette attente prit fin la neuvaine des Semailles, lorsqu’enfin la nature remarqua que les trois saisons hivernales étaient bel et bien passées. Les températures reprirent leur croissance et, dès les jours suivants, Gashmilat se recouvrit d’un duvet de jeunes pousses orangées.

  Le froid intense de ce début d’année avait quelque peu mis en veille les relations sociales entre citadins. Fort peu avaient en effet souhaité quitter la chaleur de leur foyer sans y être forcés. Qui plus est, et bien que cela pût paraître anecdotique, le gel continu avait fini par restreindre les clepsydres publiques au rôle de décorations gelées. Pour la plupart des Fineïi ne pouvant s’offrir cette technologie chez eux, la notion de temps s’était alors résumée aux approximations des méthodes séculaires liées au feu céleste… lui-même, sans surprise, fort peu visible durant cette période difficile. Ce fut donc toute l’activité des basses classes qui s’était désynchronisée, figeant du même coup une partie de l’économie du pays.

  Seuls les villages extérieurs aux deux villes principales avaient tiré leur épingle du jeu, eux non encore coutumiers de la modernité citadine. Des agriculteurs, pour la plupart, qui vivaient proches des zones déboisées appartenant aux ismeïi. Or et a contrario, ces trois Hivers avaient été, pour ces braves gens, une aubaine : les semences hivernales, bénédiction des dieux, avaient pleinement profité de la rigueur climatique pour laquelle elles existaient.

  Aussi, lorsqu’au Printemps l’eau reprit enfin sa forme utile et que les villes sortirent de leur torpeur, les marchés ensoleillés, tant dans les cœurs que dans les airs, se couvrirent de tubercules goûtus et de plantes grasses à profusion. Cette abondance compensait le manque de farine qui, jusqu’à il y a peu, provenait des riches champs Samarins qui, disait-on, ne connaissaient pas de saisons. Une abondance, donc, qui compensait l’effet des frontières fermées.

  Une preuve de plus que les dieux Fineïi, par leur clémence, approuvaient les décisions du Naïsmineï.

  La vie reprenait ainsi agréablement son cours sans qu’aucun citoyen se doutât qu’au palais, l’ambiance était toute autre. Sans avancée de ses érudits, le souverain y avait cessé de compter les neuvaines. La statue du Pernarnatar refusait obstinément de répondre à aucun de leurs questionnements. En ultime recours, ces sages en étaient même venus à faire appel à des rites ancestraux : onctions d’huiles rares et prières liturgiques aux heures propices, encensement favorisant la communication spirituelle lors de différentes phases de dame nocturne, anciens sacrifices païens exceptionnellement rétablis sous couverture de recherche, rien n’y fit, la création des dieux semblait se moquer de toutes leurs tentatives !

  D’un côté, cette résistance avait vertu à rassurer le roi quant à son origine définitivement non Pensante. Mais de l’autre, il ne pouvait admettre qu’elle eût été envoyée comme seul symbole de son autorité divine : il devait forcément y avoir autre chose, dans ses entrailles, qui lui était destiné. Et trouver ladite chose ressemblait de plus en plus à une mise à l’épreuve.

  Mais quelle épreuve ? Que pouvait-il donc tenter de plus que ses intellectuels sbires n’eussent pas essayé dix fois déjà ?

  Face à ce camouflet répété, le roi avait fini par se faire maussade et avait accentué ses habitudes de repli sur lui-même, déléguant davantage encore de décisions du quotidien à ses sarali. Avec le temps, sa morosité s’étendit à toute sa cour, elle aussi impuissante tant vis-à-vis de la statue que de son seigneur. Rien ne semblait plus vouloir assouvir le Naïsmineï, au point que ses proches commencèrent à se poser de discrètes questions sur son apparente décrépitude psychologique.

  Puis un jour, enfin, une découverte ! Des plus fortuite, qu’un simple passage de serpillière dévoila le Vacant Point du Rendu du Printemps (2.4.1).

  Deux heures du matin. Alors que l’armée de serviteurs nocturnes s’affairait à rendre le palais impeccable, comme chaque nuit, une domestique eut l’insigne honneur d’apprêter le Trône Sombre. Une manœuvre que ses consœurs confinées en ces murs avaient pris l’habitude d’effectuer sans plus être intimidées par l’auguste monument.

  Or, lors de son troisième et dernier passage sur les dalles de marbre blanc, un faux mouvement fit risquer à cette humble dame de toucher, avec son linge sale et humide, la glorieuse relique. Se reprenant de justesse, son regard fut attiré par une anomalie au pied de l’œuvre des dieux. Intriguée, elle perdit un instant la notion de sa situation, interrompit ses gestes et s’inclina pour voir de plus près. Il ne s’agissait que d’une imprécision dans les formes, juste au-dessus du sol, dans la masse même de la statue. « Un simple coup », se dit-elle, comme il est impossible qu’une telle salle arpentée quotidiennement n’en comptât pas des dizaines.

  La curiosité assouvie, elle se redressa et reprit son astiquage. Néanmoins, pour son malheur, un garde présent avait remarqué son arrêt intempestif et vint s’enquérir de la raison. Elle n’eut alors d’autre choix que de lui montrer le coup au pied de la statue. Lui non plus n’y vit rien qui méritât de mettre le palais en alerte, mais ses ordres étaient des plus stricts : la femme s’était interrompue dans son travail et s’était délibérément approchée du présent des dieux ! S’il ne s’agissait peut-être pas là d’un acte criminel, il se devait de le signaler. Ce qui arriverait à la contrevenante n’était pas de son ressort.

  Les rouages du destin se remirent donc de nouveau en branle. Le souverain fut mis au courant de l’affront dès son ascension conjointe du feu céleste. Sa première réaction ne fut pourtant pas de mander la coupable — aux fers depuis lors — mais de se précipiter lui-même à l’observation de sa statue. Dans l’heure qui suivit, tous les érudits se retrouvèrent à papillonner autour d’elle, auscultant chacun de ses centimètres carrés à la recherche d’autres irrégularités qui leur auraient échappées. De nouveau sans succès.

  La conclusion, implacable, s’imposa au monarque tel un couperet : un éclat unique manquait à l’œuvre des dieux !

  Il entra alors dans une colère qui fit date pour sa violence, et surtout pour l’incompréhension qu’elle suscita parmi toutes les personnes présentes. Elles se virent d’ailleurs congédiées, gardes compris, et tous les ministres furent convoqués en session extraordinaire. « Réunion de crise » furent les termes à tirer dans l’urgence les sarali encore dans leurs quartiers. Les portes de la salle du trône se refermèrent sur eux, et derrière les murs sourds de la pièce sacrée, sous le regard éteint et impuissant de la statue du Pernarnatar, une nouvelle page de l’Histoire fineï fut entamée.

  La journée passa, ainsi que la tempête. La quotidien avait fini par reprendre sa place au palais. Quelque part dans ses entrailles, Saral’faüm Burial se trouvait debout, bras croisés, face à l’une des trois fenêtres de son spacieux bureau. Ses habits, tout de blanc marmoréen et reprisés du matin, étaient composés d’une culotte et d’un chemisier couverts d’une fastueuse redingote à boutons d’or. Des atours hautement distingués qui le faisaient ressembler à une colombe d’ivoire prête à prendre son envol.

  Et les larges carreaux prêtaient plutôt bien à cette envie : de ce troisième et dernier étage du vaste bâtiment, la vue sur le parc intérieur, entretenu au brin prêt, invitait à se jeter dans la liberté de cette étendue vierge de tout arbre. La forêt ne reprenait ses droits qu’une centaine de mètres plus loin, derrière l’édifice aplati abritant les quartiers de la valetaille. De part et d’autre du vaste jardin couraient deux bâtiments à péristyle de hauteur intermédiaire : l’aile du Trône Sombre et celle des ministères. L’immense carré de gazon saphir, naturellement absent de Gashmilat, était ainsi coupé du reste du monde par ses quatre murailles de pierres samarines.

  De l’autre côté d’un bureau central laqué, confortablement installée dans un luxueux siège, une personne lisait une série de rapports rébarbatifs que Saral’faüm écoutait d’une oreille distraite. L’individu portait les mêmes vêtements blancs, nuancés uniquement au niveau du col et des manchettes dont les franges étaient mauves — couleur non attribuée jusqu’il y a peu — alors que celle de son hôte et homologue affichait un rouge éclatant. La teinte sanguine de ce dernier, au contraire, avait pris énormément d’importance depuis trois années. Il s’agissait de la couleur du ministère des armées, que Saral’faüm affectionnait pour tout ce qu’elle représentait dans l’inconscient collectif — tant en bien qu’en mal. Et il l’appréciait encore plus depuis le sacre de Minktal’malith qui, par ses choix, avait hissé son cabinet au faîte de la pyramide politique.

  L’homme qui déblatérait ses relevés soporifiques n’était autre que Saral’Ruïn Badal, anciennement donlantaï Badal. Un parvenu, selon le ministre des armées, mais à qui il reconnaissait tout de même les distinctions et la valeur militaire. Considération a fortiori également partagée par le Naïsmineï : à la fin de l’Hiver Dormant, le monarque avait expressément invité l’ancien militaire à la capitale pour l’élever, en remerciements de sa découverte, au rang de saral. Un honneur qui fut accompagné des clés d’un nouveau cabinet créé pour l’occasion : celui des frontières — responsabilité jusque-là à charge seule de Saral’faüm — et dont le pourpre distinguait les habits.

  Saral’Ruïn était donc, en quelque sorte, supervisé officiellement par le ministre des armées, envers qui il s’efforçait de faire bonne figure en respectant une lecture exhaustive des rapports de la matinée. Lorsque le dernier fut finalement lu et approuvé par une n-ième absence de réponse, le subalterne se tût, tout simplement. En découla un impromptu silence qui, lui, interpella enfin le ministre. Celui-ci se retourna alors et vint s’asseoir sur son fauteuil au dossier de soie écarlate.

  — Bien, souffla-t-il d’une voix grave mais détachée. Rien de spécial, donc…

  Son obligation achevée, Saral’Ruïn rangea soigneusement ses documents dans sa mallette et se repositionna sans mot dire, prêt à attendre. Saral’faüm, lui, fulmina :

  — Diable ! Elle devrait déjà être là depuis un quart d’heure, lança-t-il visiblement agacé.

  Contrairement au nouveau saral, lui n’avait pas le visage buriné par les combats. Aucune cicatrice pour corrompre ses traits émaciés que sa chevelure châtain onduleuse agrémentait d’une touche de féminité. Il avait bien quelques rides au front, mais celles-ci ne trahissaient que peu l’automne de sa vie. Seuls ses sourcils broussailleux rompaient avec le charme de sa noble lignée qui, de père en fils, n’avait jamais dérogé à leur place au palais.

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