Solitude

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Au petit matin, Azmin ouvrit les yeux et s'étira en baillant. Sa tête était encore lourde à cause de l'alcool, mais au moins, elle avait pu dormir. Elle ne se sentait pas reposée, néanmoins elle n'avait d'autre choix que de se lever et partir, pour traverser la Forêt Bleue et rejoindre le Mont Llay. 

Après avoir déjeuné de pain et de carotte, la fugitive quitta la route principale sur laquelle elle risquait de croiser des voyageurs ainsi que des garde-forêts et s'enfonça dans les sous-bois touffus et sombres. 

Sa progression était rendue pénible par les ronces, orties, et aubépines qui tapissaient le bois. Au bout de quelques minutes, ses pauvres pieds déjà meurtris par les cailloux de la route ne furent plus que des tas de chair sanguinolente piquée d'épines et brûlée par les substances urticantes des plantes. 

Azmin serrait les dents et ne s'arrêta pas pour se préoccuper de l'état de ses pieds ; elle ne voulait pas perdre de temps pour des futilités alors qu'un dangereux démon rôdait dans les parages. Une voix intérieure lui murmurait qu'étant elle aussi un démon, elle n'avait rien à craindre de la créature. Mais à présent, elle doutait. 

"Je ne me suis pas retransformée depuis deux jours... Est-ce que ça n'aurait pas été une crise isolée ? Si ça se trouve, cela ne se reproduira jamais..."

Le souvenir de sa peau violacée et des plaques écailleuses qui la recouvraient par endroits la fit frissonner : elle n'avait pourtant pas rêvé, tout était bien réel. 

Azmin trébuchait parfois, à cause de plantes qui rampaient sournoisement sur le sol avec pour vocation de faire tomber les promeneurs étourdis, semblerait-il. À chaque fois, elle pestait contre elle-même, maudissait la nature qui la haïssait autant que les dieux, se décourageait et songeait à changer d'objectif, mais toujours reprenait espoir et se relevait pour aller de l'avant. Ce n'était peut-être qu'un rêve inaccessible, une légende irréelle, mais la jeune fille s'y cramponnait de toutes ses forces. 

"Une divinité ayant tout pouvoir sur les destins... Si une telle chose existe, alors je ferai tout pour la trouver ! Je ne serai jamais un démon, je refuse !"

Au long de son chemin semé d'obstacles, Azmin réfléchissait à sa condition d'imura ; sa solitude forcée commençait à lui peser et elle se changeait les idées en maintenant sans cesse son cerveau occupé. 

"Au fond, à part l'apparence hideuse, qu'y a-t-il de mal et de dangereux à être un démon latent ? Dans les contes, il est toujours dit qu'il est impossible de se contrôler lors des épisodes de transformation temporaire. Mais c'est faux, puisque je n'ai pas attaqué Tiên en réalité. Et je ne voulais pas non plus faire du mal au prêtre, donc je me suis tenue tranquille. C'est tout à fait faisable, je n'ai pas fait d'effort particulier pour rester lucide. Aucun risque que je tue des gens lors des crises. Alors pourquoi les imuras sont considérés comme tellement dangereux ? Ah, sans doute n'est-il plus possible de se maîtriser lorsque la transformation est définitive... Mais si tous les imuras sont tués avant d'avoir atteint ce stade, comment en être sûr ? Est-ce que ça existe, les gentils démons ?"

La question était naïve mais légitime ; Azmin n'avait jamais entendu parler d'imura épargné jusqu'à l'achèvement de sa malédiction dans les histoires. Le plus connu des imuras, Khyentse, l'homme qui avait séduit une déesse pour lui prendre son Collier de Vie et ramener à la vie sa fiancée, avait été tué par cette dernière lorsqu'elle était revenue du royaume des morts. Sao Mai la Cavalière, folle de douleur de voir à quoi était réduit son bien-aimé, avait préféré lui ôter la vie avant de retourner l'épée contre elle-même, scellant dans le sang leur histoire d'amour passionnée. La pièce de théâtre était bien connue de tous, et le destin tragique des deux amants continuait d'émouvoir les spectateurs bien des siècles après son écriture. 

Jusque là, Azmin l'avait trouvée clichée et invraisemblable ; mais à présent qu'elle comprenait ce que ressentait Khyentse, ses longs monologues désespérés prenaient un sens nouveau. 

"Je suis un peu en train de faire la même chose, en plus..." songea-t-elle. "J'espère que je ne vais pas finir comme lui. Enfin, je n'ai pas de fiancée aux dernières nouvelles, donc tout va bien."

Son interrogation laisser en suspens la taraudait toutefois. 

"Et si je laissais la malédiction de développer jusqu'au bout ? Ça pourrait être intéressant de voir ce qu'il se passerait. Si je suis la première imura à achever ma transformation, cela changerait peut-être la vision qu'ont les humains des démons latents ! Et ainsi, cela sauverait la vie à des innocents qui n'ont rien demandé à personne, comme moi !"

Azmin fronça les sourcils ; elle ne pouvait laisser sa nature altruiste guider ses actes pour un sujet aussi grave. 

"Mais qu'est-ce que je raconte, moi... Attendre mille ans tranquillement ? Et puis quoi encore ? C'est long, je deviendrais folle à force... Et là, pour le coup, je serais dangereuse. Et puis mince, je n'ai vraiment pas envie de finir mes jours détestée par tout le monde et dans la peau d'un monstre !"

Sans s'en rendre compte, Azmin avait dit tout haut sa dernière phrase. Quelques instants plus tard, un craquement inquiétant retentit derrière elle. 

Apeurée, l'évadée se retourna sur le qui-vive. Un bruit de respiration venait des taillis, accompagné de relents de viande faisandée. 

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