Qui a tué Bobby Smiley ? Un crime en technicolor

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Pour la trentième fois au moins depuis le début du tournage, Dick leva sa main vers sa poche de poitrine pour prendre ses cigarettes. Et comme les vingt-neuf fois précédentes, il interrompit son geste, son bras à mi-chemin de sa précieuse dose de nicotine en se rappelant qu’il était formellement interdit de fumer sur le plateau sous peine d’exclusion. Grommelant des insultes dans un anglais de cuisine, il força sa main à retourner se poser sur l’accoudoir du siège en bois dur. Son voisin lui jeta un regard mauvais et en profita pour lui filer un coup de coude. Dick se mordit la lèvre. S’ils avaient été dans un café, il lui aurait incrusté sa sale tête dans le mur le plus proche, mission ou pas mission. Mais ici, il ne pouvait pas se le permettre. La mort dans l’âme, il se força à regarder de nouveau la scène.

Bobby Smiley, ce qui lui servait de mâchoire menaçant de se détacher du reste de son visage tant il souriait, était en train de demander à tout le monde d’applaudir le début du prochain segment. Aussitôt, cris et sifflets s’élevèrent de l’assistance, et Dick se maudit une nouvelle fois d’avoir ouvert quand quelqu’un avait frappé à la porte de son bureau, deux jours auparavant. Il revoyait encore la pépée entrer dans la pièce en roulant des hanches et s’assoir sur l’unique chaise libre sans même lui accorder un regard. Grande, blonde et proportionnée comme un défi permanent à toutes les lois de la physique réunies, elle devait sortir d’un quelconque programme commercial pour un centre de remise en forme, ou d’un comics des années 90. C’était la première chose qu’avait pensé Dick en la voyant. La seconde, c’était qu’une gonzesse pareille attirait les ennuis comme la confiture les mouches. Et il ne s’était pas trompé.

C’était ainsi que Dick, qui ne possédait même pas de télévision, s’était retrouvé assis sur le siège inconfortable d’un plateau de tournage, à écouter en direct les confidences les plus écœurantes des anonymes de Oncupponatime. Il ne lui avait pas fallu plus de dix minutes pour comprendre que n’importe quel type qui était passé sur cette scène avait les meilleurs raisons du monde de vouloir éliminer le présentateur vedette. S’il avait dû en témoigner devant un Jury, Dick aurait invoqué la légitime défense, c’est dire.

Justement, ladite vedette, qui n’en pouvait apparemment tellement plus d’excitation qu’il sautait d’un bout de la scène à l’autre, était en train de présenter le couple qui venait d’entrer sur scène : Léon Krasniek, Castor cheminot Lapon de son état, et sa femme, Eulalie. Son sourire habituel vissé aux lèvres, il les invita à s’asseoir. Puis, ses dents se découvrant une à une en une grimace qui n’avait d’amical que le nom, il annonça que quelqu’un avait quelque chose à leur dire. Aussitôt, un tonnerre d’applaudissements s’éleva du public. Il ne s’arrêta que quand l’image d’un tengu en bleu de travail apparut sur les deux écrans géants de part et d’autre de la scène. « Gilbert !», s’écrièrent en même temps M et Mme Krasniek, tandis qu’une caméra s’approchait de leurs visages pour ne rien perdre de leurs réactions.

Dick, lui, se renfonça dans son siège, essayant très fort de ne pas entendre la voix haut perchée du Tengu qui annonçait solennellement qu’il devait avouer quelque chose. Il glissa machinalement sa main dans la poche de son pantalon pour en sortir son téléphone portable. Widjet avait insisté pour lui offrir l’objet deux mois auparavant, malgré le manque flagrant de capacités de du détective pour utiliser toute technologie postérieure à 1930. Et comme il l’avait prévu, l’appareil lui servait uniquement à avoir l’heure. En l’occurrence, l’affichage digital lui indiquait qu’il était à peine cinq minutes de plus que la dernière fois qu’il avait regardé. Dick soupira.

Sur les écrans, le Tengu continuait son discours : « Eulalie, sache que ton mari t’a toujours menti. Il n’aime pas l’eau, et s’il ne t’a jamais touché, c’est qu'il est impuissant ». Le public se leva comme un seul homme pour huer le délateur, et Dick dût se tasser encore davantage pour éviter un coup de coude sournois. C’est alors qu’une petite enveloppe apparut en haut de l’écran du téléphone. Ca, il l’avait appris, c’était un message. Les doigts tremblants, il essaya de se rappeler comment on faisait pour le lire. « De plus, il vient secrètement me rejoindre quand tu es au marché pour que nous fassions l’amour », ajoutait le résidu de bestiaire japonais, l’hystérie rendant sa voix haute perchée presque insupportable. Le public choisit ce moment pour commencer à lancer des tomates en direction de la scène, totalement oublieux du fait que la déclaration était faite par écran interposé. Les maudissant tous bas, Dick trouva enfin le bon menu. Le message n’était pas signé, mais il ne fallait pas être grand détective pour deviner de qui il venait. Le texte disait seulement ceci : « Dick, la vie me dégoûte, j’ai décidé d’en finir, je vais me coucher dans l’allée principale d’un super marché et attendre qu’un caddie me roule dessus ».

Dick en aurait mordu son chapeau. Cet imbécile de Widjet choisissait toujours le pire moment pour faire ses crises de désespoir, cela relevait presque du super pouvoir. En tous cas, aujourd’hui, il devrait attendre, le travail passait avant ses caprices. Après avoir intérieurement traité l’artichaut de tous les noms d’oiseaux dans son répertoire, Dick releva la tête pour vérifier ce qui se passait sur scène. Le tengu venait d’expliquer qu’il était l’amant de la femme en plus d’être celui du mari, et que s’il leur avouait tout cela aujourd’hui, c’était parce qu’il était tombé amoureux de leur enfant adoptif, Igor-Frida l’escargot en mousse. Là-dessus, son image se figea et un message passa en bas de chaque écran pour proposer aux téléspectateurs de donner leur avis en appelant un numéro surtaxé.

Son sourire menaçant sérieusement de couper son visage en deux, Bobby Smiley demanda alors au public s’il avait un commentaire à faire. Aussitôt, la salle fut submergée par un ouragan de cris, tandis qu’une véritable nuée de fruits et légumes fondait sur la scène. Dick compta une bonne cinquantaine de tomates, presque autant de pommes de terre, deux ananas et, plus incongru, un artichaut. Il prit aussitôt mentalement note de ne jamais en parler devant Widjet, au cas où l’envie lui prendrait de venir se faire suicider ici la prochaine fois.

Le carnage dura encore cinq longues minutes, puis la main de Bobby Smiley se leva. Sur les écrans, l’image du tengu disparut, remplacée par le mot « Silence ». Aussitôt, les cris s’éteignirent et le présentateur s’avança jusqu’à l’extrême bord de la scène.

« - Merci pour vos réactions si spontanée », lança-t-il en tendant une main vers le public. Une ovation lui répondit. « Maintenant, si vous le voulez bien, continua-t-il, criant presque pour se faire entendre, nous allons demander à M. et Mme Krasniek ce qu’ils pensent du témoignage de Gilbert, puis nous l’accueilleront sur le plateau ». Autour de Dick, l’assistance de déchaîna.

D’un pas sautillant, Bobby Smiley s’approcha du couple de castors et tendit le micro vers eux. La caméra fit un zoom avant, emprisonnant sur les écrans à la fois la face souriante du présentateur et les regards désespérés du couple. Le public retint son souffle.

C’est alors que le coup de feu retentit.

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