Histoire en Noir et Blanc - Suicide par accident

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Malgré l'heure tardive, la petite salle aux couleurs pimpantes était pleine à craquer, et la file de clients désireux de passer une commande à emporter avait profité de l'arrêt de la pluie pour s'étirer le long de trois boutiques. De l'autre côté de la vitre, deux serveuses en uniformes violets courraient de table en table. Des liquides aux couleurs étranges dans des verres aux motifs de légumes souriants passaient des plateaux aux tables. Des verres vides mais toujours aussi laids passaient des tables aux plateaux, et les lèvres des deux employées s'agitaient silencieusement, sûrement pour demander si tout se passait bien et si par hasard le gentil client présentement présent là maintenant ne serait pas tenté par le dernier produit en test : la soupe mangue givrée/cèleri ou alors châtaignes/abricots, et des herbes aromatiques en plus, bien sûr Madame, tout de suite. Le tout avec des sourires écartelés jusqu’aux oreilles.

Dick poussa la porte du café, ignorant les regards incendiaires que lui assénèrent immédiatement tous les clients en train de faire la queue, et manqua de se faire renverser par une des serveuses qui se précipitait vers une table pour arracher des mains d’un client éberlué ce qui ressemblait fort à un spray nasal.

C'était pour ainsi dire un dommage collatéral des choix de Widjet en matière de personnel. Quand il avait engagé ses serveuses, il avait pris des archétypes échappés de programmes de santé publique, comme lui. Sans doute était-ce parce qu'en tant que représentantes de la Bonne Hygiène de Vie, elles avaient un physique absolument irréprochable et pouvaient garder leur lèvres en forme de sourire huit heures d'affilée. Il n'avait hélas pas pensé aux effets secondaires. Si par malheur un client intrépide ou inconscient commandait de l'alcool, Betty lui faisait un sermon à la fois glacial et passionné sur ses méfaits, les horribles blessures qu'il infligeait au foie et les maladies qui en résultaient directement ou non, avant de lui servir un cocktail essentiellement à base de rhubarbe amère pour purger son organisme.

Si quelqu'un faisait mine de gober un cachet, ne serait-ce qu’un simple paracétamol ou de prendre un sirop pour la toux, Ethel l'informait aussitôt des dangers de la surconsommation de médicaments et les mille et unes manières pénibles de mourir d'Effets Secondaires Indésirables, puis lui proposait gentiment de parler de ses problème de dépendance, là devant tout le monde.

Enfin, si un malheureux s'adonnait, de près ou de loin, à la drogue, qu'il s'agisse de cocaïne ou de chocolat, Inga s'occupait de lui. Et là, il y avait de la casse. En général un tabouret et au moins la moitié de ses os. La serveuse avait des méthodes très personnelles pour aider les gens. Elle avait un jour expliqué à Dick qu'elle sortait du Programme Contre la Toxicomanie d'un obscur pays des Balkans à tendances propagandistes. Ce qui faisait qu’elle avait beau être aussi fine et dorée qu'un épi de blé, elle était capable de soulever une voiture au bout de chaque bras, d'arrêter les balles avec sa poitrine et de tenir l'alcool mieux que n'importe quel cosaque pour peu que Betty ne soit pas dans les parages. Dick l'aimait bien, et elle ne s'offusquait pas quand il puait la vinasse à dix mètres. La dernière fois qu'il était venu, il lui avait proposé d'aller au théâtre, un de ces soirs. Elle avait ri.

Ce soir, cependant, Inga n'était visible nulle part. Cette absence donna à Dick une impression désagréable. Le genre de frémissement à l'arrière du crâne qui sous-entendait que la personne qu'il cherchait n'était plus joignable, ni actuellement ni jamais. Un frisson descendit le long de son échine, qui n'avait rien à voir avec le brusque écart de température entre l'extérieur étouffant malgré l'orage et la fraicheur de la salle climatisée.

Il se ficha une bourrade mentale pour remettre ses idées en place et leva deux doigts jusqu'au bord de son chapeau pour saluer Ethel. Celle-ci ne répondit pas, occupée à fixer le mégot accroché aux lèvres du détective d’une manière qui indiquait qu’elle était en train d’évaluer dans quelle mesure ce vice pouvait dépendre de son champ d’activité. Dick se dépêcha de faire son chemin jusqu'à la porte de service avant qu'elle n'arrive à une conclusion. Derrière, il y avait la petite salle pour les employés, les cuisines, et après un escalier étroit, le bureau de Widjet. Ouvrant la porte à la volée, Dick lança un à peu près joyeux « Hey, my friend », qui s'étrangla dans sa gorge quand il sentit l'odeur. Widjet avait encore recommencé. Levant les yeux au ciel, le détective se retourna, prit une grande inspiration dans le couloir, et, essayant d'ignorer les protestations de ses poumons engoudronnés, avança jusqu'au fourneau d'expérimentation, dont il coupa l'alimentation en gaz. Il prit ensuite le temps d'ouvrir toutes les fenêtres et de refermer la porte avant de se planter devant le bureau de l'artichaut.

« - Widjet, je te l'ai déjà said, lança-t-il d'un ton rogue. Les suicides par accident, ça ne marche pas, bloody Hell. Si tu veux vraiment en finir, n'attend pas que l'eau de la casserole déborde et noie la flamme de la cuisinière pour voir si éventuellement tu mourras asphyxié avant que quelqu’un n’ouvre la door. Allume le gaz pour de bon. Et pour tous les feux. Ou alors ouvre-toi les veines avec un épluche-légume. A supposer que t'aie du sang bien sûr, for god's sake !

A moitié avachis dans son fauteuil Art Déco, l’artichaut leva lentement un œil blet. Dick soupira et frappa violemment le bureau du plat de la main.

« -Allez, Widj, I'm your friend, c'est quoi, le problème ? »

Le légume ne répondit pas davantage, mais Dick savait quoi faire dans ce genre de situation. Il se redressa, brossa son manteau, et se dirigea lentement vers la porte en poussant un soupir théâtral. Un, deux, trois, quatre…

« - Dick, attend. »

Woah, le souci devait être plus pénible que d'habitude pour qu'il hésite autant. Dick avait presque atteint le milieu de la pièce. Il se retourna, et, à pas mesurés, revint vers le bureau. Ce qui lui permit d'admirer la dizaine d'expressions différentes qui traversèrent le visage de Widjet pendant qu'il réfléchissait à ce qu'il allait dire. Les légumes n'étaient pas très doués pour les conflits moraux. Après une minute d'atermoiements et de bégaiements piteux, il finit néanmoins par se décider.

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