Histoire en Noir et Blanc - L'ami Widjet

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Deux minutes plus tard, rapports et photos étaient sous clé dans sa planque spéciale, sauf une que Dick avait glissée dans la poche de son manteau, au cas où. S'il y avait une règle que ses créateurs avaient imprimé en lui, c'était qu'on ne résolvait pas les affaires en restant le cul assis sur sa chaise. Ou à côté, dans le cas de Dick, la sienne disparaissant périodiquement sous une couche de papelards et de vaisselle sale quels que soient ses efforts. De plus, son Instinct lui susurrait qu'il n'avait pas vu son vieux pote Widjet depuis longtemps. Il ne voyait pas trop la relation entre une hécatombe dans un bordel de Kappas et un artichaut dépressif propriétaire d'un café en vogue, mais il ne connaissait trop bien cette espèce de frétillement à la base de son cortex. Il se le représentait comme l’arrière-train d’un de ces chiens qui ressemblent à des saucisses lorsque leur maître agite une friandise. Dans son cas, bien sûr, il ne pouvait pas voir la friandise, mais sa connexion avec la Narration lui promettait qu’il y en avait une, et à quoi bon avoir été doté d'un Instinct Infaillible si on ne l'écoutait pas, franchement ?

Dehors, l'orage redoublait de violence. Il avait chassé des rues toutes les ordures que la nuit tombante n’avait pas réussi à effrayer. Hormis bien sûr les Steampunks, mais eux, ils étaient vraiment à part. D’ailleurs, ces petits cons n'avaient rien trouvé de mieux que d'organiser une course entre leurs engins de cauchemar pour ainsi dire au pied de l'immeuble de Dick. Grommelant des imprécations contre ces sagouins qui finiraient par empaler quelqu'un avec leurs fers à repasser rétrofuturiste, le détective releva son col pour se protéger de la pluie et prit le chemin du Fruit's Paradise.

Comme toujours dans les grandes histoires d'amitié, Dick et Widjet s'étaient rencontrés dans des circonstances pour le moins inhabituelles, sinon abracadabrantes. Ça avait commencé avec une chute de quatre étages et un atterrissage en catastrophe dans une benne à ordures pour Dick. Quand il avait repris connaissance, quatre oursons bigarrés essayaient de lui faire les poches en poussant des petits cris ravis. Le détective avait alors entrepris de leur expliquer sa façon de penser à coup de toaster hors d'usage, mais les grands frères, beaucoup, beaucoup plus impressionnants que leurs cadets, s’étaient radinés. À peu près au même moment, les mecs qui l’avaient balancé dans le vide s’étaient pointés pour s’assurer que son cas était réglé. Dans l’urgence, Dick avait pris ses jambes à son cou, ou au moins une, au vu de son tibia fracturé et s’était réfugié dans le premier complexe résidentiel venu. Las, il s'agissait d'une de ces saletés modernes toutes en grandes verrières et en espaces ouverts. Pas un seul couloir obscur ou escalier de service pour se cacher. En désespoir de cause, Dick avait essayé d'ouvrir les portes devant lui et s'était engouffré derrière la seule qui n'était pas verrouillée. Il s'agissait de celle de Widjet, qui expérimentait ce jour-là pour la première fois le concept de suicide accidentel. Autrement dit, il lisait dans son salon en attendant de voir si par hasard, un tueur psychopathe n’entrerait pas brusquement pour s’occuper de son cas.

Manque de bol, ou chance de sa vie, Dick avait à l’époque pour politique de ne jamais rien toucher qui puisse contenir des vitamines. Ils avaient donc passé les quatre heures suivantes à refaire le monde en se saoulant à la Vodka. Parce que Widjet trouvait que c’était amusant de s'enfiler un truc qui avait peut-être été un cousin et que, pourvu que ce soit de l’alcool, Dick disait oui à tout. Du coup, passé la troisième bouteille, Widjet lui avait raconté sa vie. Une histoire banale à Oncupponatime. Il avait été créé en 1985 pour servir dans un projet de diététique visant à donner aux enfants une image sympathique des légumes. Il y avait eu des BD, des spots télés, et même des marionnettes avant qu'une coupe budgétaire ne le fasse sombrer dans l'oubli. Quant à son intégration à la grande communauté des créatures de fiction, elle s'était révélée particulièrement ardue. Après tout c’était bien normal, il l'admettait lui même : quelle place dans la société pouvait bien occuper un artichaut parlant ? Alors, de vexations en jobs minables, il s’était enfoncé dans la dépression et avait décidé d'en finir avec la vie.

L'histoire aurait pu se terminer là, ou dans le mixeur de sa cuisine le lendemain matin. Mais quelque part dans la conversation, était apparue l'idée de lancer un petit commerce de smoothies et soupes bio. Car après tout, qui mieux qu'un légume pouvait inspirer confiance sur la fraîcheur de ses produits ? À la grande surprise des deux compères, l'idée avait marché et la petite boutique avait prospéré. C'était, supposait Dick, précisément pour cela que son instinct lui conseillait de s'y rendre. Tout Oncupponatime passait au Fruit's Paradise pour se prendre des shoots de carotte-panais aux trois épices et, l'aspect familial du lieu aidant, les confidences les plus intimes ruisselaient d'un côté du bar à l'autre avec la même intensité que l'urine après l'ingestion d'un jus de pissenlit. S'il y avait un endroit où le détective pourrait trouver son début de piste, ce serait là. Et en plus, c’était sur le chemin de l’atelier de Venus. Que demandait le peuple ?

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