Embrouilles et margouillats

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Deux rues plus loin, Dick n’y tint plus et s’avança sur la chaussée pour allumer sa cigarette au calme, et loin des dommages collatéraux potentiels. Il ne prit pas la peine de regarder sur les côtés avant de s’engager : il était très rare de voir des véhicules circuler dans le quartier Ouest. À cause de leur incapacité à en sortir autrement que sous forme de pièces détachées, sans doute.

Ce dont le coin ne manquait par contre pas, c’était d’archétypes suffisamment idiots pour croire qu’ils pouvaient fumer Dick Burman. Les deux margouillats qui venaient de se décoller du mur lépreux à trois mètres de là, par exemple, semblaient remplir tous les critères de la définition. Ils avançaient dans sa direction avec une nonchalance étudiée, laquelle indiquait qu'ils pensaient avoir le matériel pour l'étendre raide. Donc : au moins un couteau chacun, sinon pire. Si un auteur avait eu le cerveau suffisamment fêlé pour créer des lézards bipèdes à lunettes de soleil et vestes en cuir, il y avait fort à parier qu'il les avait affublés d'un quelconque attribut létal. Une salive empoisonnée, par exemple, ou des griffes capables de trancher l'acier. Le détective ravala un soupir las, rempocha son paquet de vingt (maintenant dix-neuf) et, tournant le dos à ses encore potentiels agresseurs, prit le chemin de l'Abattoir.

Les gens évitaient l'Abattoir pour la même raison qu'ils découpaient leur nourriture en morceaux très fin et lui donnaient ensuite des formes amusantes : ils n'aimaient pas se rappeler qu'ils tuaient pour vivre. Cela d'autant plus que la communauté des Minotaures avait toujours très présente à Oncupponatime. Personne n'aime se dire qu'il boulote la cousine par alliance de son voisin de palier, surtout si le voisin de palier en question est installé là depuis deux millénaires et a eu largement le temps d’apprendre ce que l’expression « légitime défense préventive » signifie.

Dick, lui, n'avait jamais eu de problème avec sa nature carnivore, ou avec ses voisins. Les assureurs refusaient en général de couvrir les archétypes non-morts qui s’installeraient à côté des bureaux de privés : ils avaient tendance à finir en prétextes d’intrigues du type cadavérique bien plus souvent qu’à leurs tours. Les appartements autour du sien étaient donc en général soit vides, soit occupés par vampires, goules, et autres succubes dont les horaires de vie coïncidaient avec les siens, et bien plus tolérants à l'odeur persistante de tabac qui flottait deux étages au-dessus et au-dessous de son appartement que des vivants... Du moment que Dick acceptait de fermer les yeux sur les occasionelles messes de minuit, odeurs de souffre impromptues et traces de sang de bouc sur le paillasson... Maintenant qu'il y pensait, les ruelles autour de l'abatoir lui faisaient un peu penser au couloir de son étage.

A la différence près que lesdites ruelles étaient aussi désertes qu'un guichet de services public un quinze août. Le privé s'engagea dans l'une d'entre elle. Les pas des Margouillas sonnèrent bientôt derrière lui. Dick sourit et écrasa le mégot de sa cigarette sous le talon de sa chaussure en cuir vernis.

Dix minutes plus tard, il tournait le coin de la rue du Grand Hiver, ses poches alourdies du contenu de deux portefeuilles, et les jambes de son pantalon rentrées dans une paire de santiags douces comme des peaux de bébés, qui devaient remonter son sex-appeal d’au moins vingt pourcent d’après ses calculs. Il ouvrit sa toute nouvelle montre. L'heure à laquelle le Capitaine IronHelm l'avait convoqué était passée de quinze bonnes minutes, au bas mot. Le détective haussa les épaules et s'alluma une nouvelle cigarette (dix-huit). L’intrigue ne démarrerait pas tant que le protagoniste ne serait pas là. Il n’avait aucune raison de se presser. Et s’il avait un peu de chance, le poulet se lasserait de l’attendre et refilerait l’affaire à quelqu’un d’autre. Le détective prit la direction de la colline aux kappas, chacun de ses pas accompagné du cliquetis satisfaisant de ses nouveaux talons en authentique bois d’arbre.

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