Les Belles personnes - Les Arbres

5 minutes de lecture

Dick avait été, par décision unanime de son collectif de créateurs, doté d’un instinct de survie hypertrophié, qui s’exprimait, selon les tomes de ses aventures, via une sudation excessive de la paume des mains et de ses homoplates, une sensation de picotements à la base de sa nuque, un assèchement de la bouche, ou un sentiment noté « indéfinissable » dans le cahier des charges, et que ses auteurs s’étaient par conséquent ingéniés à définir, à grands renforts de métaphores bancales (certaines, d’ailleurs, n’étaient que de vulgaires comparaisons, mais personne n’avait eu le cœur d’en informer le responsable, qui venait alors de perdre sa mère dans un terrible accident de syntaxe[1]). Dick était donc simultanément « un loup solitaire capable de déchiffrer l’odeur du danger dans le vent de la steppe », « un de ces génies d’instincts, qui, au côté des rats et des silures du japon, était capable de ressentir l’arrivée d'un tremblement de terre plusieurs heures avant qu’il ne survienne », et, au sommet de sa liste personnelle d’expression haïes « comme traversé de part en part par un flux inexplicable et incompréhensible de particules infinitésimales, dont chacune l’avertissait, avec une prescience sublime, de la survenue de l’indicible ».

Autrement dit, Dick suait comme un porc, avait la nuque en feu, la bouche en papier mâché, le nez assailli de ce qu’il ne pouvait qualifier que d’odeur de mort imminente – à moins que ce ne soit sa transpiration ? – devait empêcher ses jambes de courir/ondoyer dans la direction opposée, tout en gérant une plâtrée d’impressions toutes plus élusives les unes que les autres si ce n’était que chacune annonçait clairement un désastre.

Et Kieran qui allait si vite qu’il n’avait même pas la possibilité de faire un sort à ce bourbon en équilibre précaire entre son bras et sa poitrine. Hell, en plus il détestait le bourbon. Mais on ne badine pas avec les codes de reconnaissances, et de toutes les manières, tout containant d’alcool laissée suffisamment longtemps à proximité du privé finissait par se changer en bouteille de Whiskey bas de gamme. Alors…

Contre toute attente, Kieran choisit ce moment pour ralentir. Dick en profita pour récupérer sa main, s’octroyer une généreuse rasade –still bourbon, too bad – afin de nettoyer ses sens en surcharge, et jeter un œil aux alentours.

Ils s’étaient enfoncés dans la forêt bien plus profondément qu’il n’avait jamais été. Les arbres qui l’entouraient le dominaient de toute leur puissance. Leurs faîtes sans métaphore aucune, si hauts qu’ils touchaient les étoiles même en plein jour, voire, si Dick discernait correctement, crevait carrément la voie lactée pour l'un d'entre eux.

Des runes et glyphes, parfois lumineux, parfois si sombres qu’ils semblaient aspirer toute vie en eux courraient sur les troncs de certains, tandis que d’autres arboraient pommes d’or, feuilles teintées de sang, ou serpents vivants pour tout branchage. Leurs racines étaient si larges et si denses qu’elles tenaient désormais lieues de sol.

- Surtout, pas de mouvement brusque, murmura Kieran, en abaissant discrètement la bouteille fixée aux lèvres de Dick. Ils sont très vieux, et n’aiment pas les nouvelles têtes. L’Essaim a dû faire preuve de beaucoup de persuasion pour les convaincre de nous laisser passer. Et par pitié, pas de feu.

Dick hocha lentement la tête. Il était un homme des villes. Il avait été créé comme ça. Il avait apprécié une ou deux enquêtes occasionnelles dans l’arrière-pays, en général galamment accompagné, mais outre ces escapades, et les quelques visites qu’il avait rendues à Kieran, en lisière, son contact le plus intime avec la nature avait été le parfum synthétique de son gel douche. Et cela lui avait toujours très bien convenu. Désormais, il regrettait même de s’être jamais dit que « Bois de Cèdre » pouvait être une senteur agréable. Parce que les vibrations que son instinct lui renvoyaient à l’instant lui disaient très clairement qu’il était entouré d’une foule de tueurs sans état-d’âmes qui n’hésiteraient pas une seconde à le réduire en pulpe s’il mettait ne serait-ce qu’un orteil hors du sentier balisé. Intérieurement, il entreprit de demander pardon à qui serait à l’écoute sur le moment pour avoir décoré un arbre de Noël avec Widjet l'année précédente, et pour le massacre relatif que la publication de ses aventures avait dû occasionner parmi leurs fidèles.

Il en était à se demander si oui ou non il devait s’excuser pour le bureau, la porte et le plancher de son office, quand son instinct lui envoya une telle décharge qu’il dû s’immobiliser quelques secondes pour reprendre son souffle. Il y avait quelque chose d’autre.

Devant lui, le sentier s’arrêtait au bord des restes d’un immense tronc creux. L’arbre qui avait poussé là avait dû être absolument gigantesque, et sa mort, sûrement des millénaires auparavant, avait créé un vide, que la nature s'était probablement empressée de comblée. Dick faisait donc face à une immense clairière intérieure, baignée dans la lumière matinale qui passait à travers les multiples ouvertures de l'écorce, peuplée d’herbes et de fleurs comme il n’en avait jamais vu – ce qui, de son propre aveu, n’était pas bien difficile.

Un amas de pierres trônait en son centre.

C'était là que l’Essaim l’attendait, recroquevillée.

Elle devait être grande comme une enfant de dix ans. Sa peau ressemblait à un mélange de chair et de végétal, teintée de vert, d’ocre et de brun. Des tiges de lierre cascadaient le long de son visage, entremêlé de fleurs dont Dick ne pouvait décider si elles avaient été placées là ou si elles lui poussaient directement dessus. Quant à son regard. Un gouffre. Noir. Infini. Impitoyable. Qui ne l’avait pas quitté un seul instant depuis que Kieran et lui avaient pénétré dans la clairière.

"Bienvenue, Dick Burman", murmura-t-elle, et sa voix raisonna comme le bourdonnement d'un millier d'abeilles le long des parois de la clairière.



[1] Il avait malheureusement oublié la virgule en envoyant un S.M.S d’encouragement à sa mère qui venait de lui texter le menu du déjeuner de sa maison de retraite avec le seul emoji qu’il lui avait jamais vu utiliser à son encontre : «:-(», et qui avait le mérite de représenter exactement la physionomie de la digne vieille dame quand son fils lui parlait du temps qu’il faisait, de l’emmener en vacances, de lui trouver une activité, ou un amusement qui la satisfasse, des brillantes carrières de ses petites-filles, de son homme politique préféré (Le Général – lui au moins il savait y faire) et, et, de manière générale, de tout ce qui n’était pas la rubrique nécrologique du quotidien régional. « Il faut manger, maman ! », était donc devenu « Il faut manger maman ! », ce qu’une Assistante de Vie un peu trop curieuse et pragmatique avait interprété comme une solution tout à fait acceptable pour remédier à la fois aux souffrances d’une pensionnaire mono expressive, et au budget en berne de la maison de retraite.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Gobbolino ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0