Chapitre 15 (partie 2) - Champignons grognons

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Notre nouveau compagnon n'était pas bavard. Lorsqu’il arpentait le bois, même ses grognements se faisaient rares. Ils intervenaient en général devant une trace, que souvent seuls ses yeux dissimulés savaient entrevoir. Même la sorcière paraissait perplexe devant sa façon de déambuler en forêt. Malgré sa carrure d'hériphant, il donnait l’illusion de faire partie du sous-bois, flottant tel un fantôme à la manière des elfes. Ses énormes sabots ne laissaient pas le moindre indice de leur passage, pas même une brindille cassée, un tas de feuilles piétiné ou une marque dans la boue. Nellis était de plus en plus perplexe, le signe étant son sourcil gauche qui menaçait dangereusement de se carapater.

Alors que le Chasseur s’était arrêté près d’un tronc afin d’en inspecter l’écorce, mon épouse s’avança pour lui parler. Ses traits transpiraient des questions qui devaient certainement bouillonner sous la marée de soie sauvage.

─ Il en est dans ces bois pour dire que vous êtes un esprit, c’est vrai ?

J’avalai un hoquet devant tant d’audace. J’avais appris à connaître ma femme sur ce point, mais cela me surprenait toujours quand elle se mettait à jouer les indiscrètes de façon aussi directe.

Le sanglier grognon continua de détailler le tronc sans daigner un regard à la sorcière.

─ J’ai ouï dire la même de chose de vous, grogna-t-il.

Nellis ricana.

─ Mais est-ce vrai dans votre cas ou non ? insista-t-elle en reprenant sa posture altière de pimbêche des cours d’école.

Cherche-t-elle à l’agacer pour lui faire révéler distraitement une information ?

Dans un ronchonnement, le colosse sous cape et capuche se retourna pour faire face à l’elfe, qu’il aurait certainement pu avaler sans avoir à mâcher.

─ Si j’étais un esprit, jeune sorcière, je le garderais pour moi. Les esprits attirent les autres esprits. J’ai suffisamment de problèmes avec les esprits de ces bois sans en rajouter. Les esprits sont si jaloux et il est une chose qu’ils jalousent plus que les vivants : les autres esprits.

─ Je connais ce sentiment, dit Nellis sans reculer devant l’énorme carcasse s’avançant vers elle d’un pas flottant. Il est vrai que les esprits de ces bois sont particulièrement susceptibles comparés à la moyenne des esprits de ce monde... De vrais ronchons.

Elle avait prononcé ces derniers mots sur un ton de défi. Mais le Chasseur ne le releva pas et s’en alla. Je m’approchai de mon épouse pour lui chuchoter :

─ À quoi ça sert de l’avoir convaincu de l’accompagner si c’est pour le vexer dès le début ? Bon sang, tu n’as vraiment aucun sens de la négociation !

Mes pensées dérivèrent vers un temps, pas si lointain, où une gueule de fumée avait bien failli faire de moi son petit-déjeuner.

─ Tu peux rentrer à la tanière si ça te dérange de nous manger le talon, suggéra la sorcière avec une pointe infime de colère et en usant d’une expression du bois.

─ Tu sais très bien que je ne connais pas le chemin, me renfrognai-je.

─ Dans ce cas en avant soldat et au pas de course ! lança-t-elle accompagné d’une tape dans le dos avant d’ajouter : Dépêchons-nous si on ne veut pas qu’il nous sème.

Elle me paraissait vraiment ridicule lorsqu’elle mimait – mal – un humain.

Nous marchâmes longtemps, très longtemps, et sans pause ! Le bois, tout en étant similaire, me paraissait différent sur ce versant de la montagne, la végétation plus luxuriante et plus verte, les arbres plus grands et robustes, davantage d’ostentation dans les ramures et de mousse dans les manteaux. Sans doute était-ce dû au fait que la zone s’orientait plein sud.

Sous les bras safranés du couchant, tandis qu’une légère brise buvait la sueur sous mes vêtements, nous fîmes enfin halte. Je me posai – ou plutôt m’effondrai – sur une souche en poussant un râle de douleur mêlée de soulagement. Je ventilai ma chemise collée à mon torse.

Après l’hiver, Nellis m’avait aidé à constituer ma garde-robe. J’avais dorénavant trois chemises, deux pantalons, une paire de souliers à pointes, un ceinturon avec des poches de rangement, un chapeau ainsi qu’une grosse doudoune, des moufles, un bonnet et une écharpe en prévision de l’hiver prochain. Sans oublier les sous-vêtements elfes, bien trop étroits pour mon bassin d’humain qui, aussi maigre qu’il soit, ne pouvait rivaliser avec les osselets grâce auxquels se mouvaient les habitants du bois. Il fut donc nécessaire de les agrandir, et les talents de couturière de la sorcière se révélaient tout juste passables, mais toujours meilleures que les miennes. Enfin, elle était la seule, en principe, à voir ce que cachait mon pantalon. Mon épouse m’avait également offert un foulard en soie sauvage trempée dans la teinture de bleuet. Je pouvais maintenant me déguiser en parfait petit elfe. En revanche, l’illusion ne durait que le temps précédant mes premiers pas, lesquels ne manquaient jamais de me trahir.

Je vis le Chasseur se pencher au pied d’un tronc noueux de noyer. La base était creusée, semblait-il, et les racines dessinaient une espèce d’arche. Je m’approchai pour distinguer la petite pierre dans sa niche où tout un tas de choses pourrissait : des glands, des baies, des brindilles, mais aussi des colliers, des morceaux de tissu, une coquille de scarabée et des dents – peut-être d’ours. Je reconnus aussitôt un autel aux esprits. Le colosse barbu déposa parmi les breloques une pointe de la taille de son gros poing. Je me penchai et l’image de l’hériphante me dominant de sa colline de piquants s’afficha dans ma mémoire.

─ Comment avez-vous fait pour lui en arracher un ? lâchai-je avant d’aussitôt regretter ma question.

Le Chasseur m’ignora « cordialement », préférant méditer devant l’autel. La sorcière, elle, me lorgna d’un œil moqueur qui pourrait se traduire par : « Tu vois que toi aussi tu es curieux ».

Le géant se redressa de sa carrure tordue puis, sans faire mine de nous attendre, emprunta un sentier de bêtes à moitié dissimulé par un taillis de ronces. Nellis cala l’os d’un petit animal à côté du piquant tranché. Mon offrande consista en un bourgeon de fleur de limassol.

Je souris de gratitude à l’adresse de mon épouse, qui me rendit son affection.

J’avais appris que les bois se divisaient en territoires, chacun contrôlé par un esprit ou bien tout un groupe à l’image des loups de fumée. Chacune de ces « circonscriptions » étaient délimitées par des frontières plus ou moins claires ou mouvantes le long desquelles étaient disposés des autels comme celui-ci. Il s’agissait en réalité d’éléments naturels transformés en sites d’offrandes : un trou dans un tronc, comme ici, une vieille souche ou bien encore un rocher. J’en avais même croisé un, une fois, sous les traits d’un crâne géant, appartenant, m’avait renseigné Nellis, à un antique myriapode, une espèce qui peuplait ces bois mille ans plus tôt. Sa présence malgré l’érosion du temps était due au fait qu’aucun être vivant ne saurait profaner un autel sans subir le courroux de l’esprit auquel il était dédié. Et nul, elfe ou fourmi, démon ou ver de terre, ne voulait passer le restant de ses jours, longs pour certains, en regardant sans arrêt derrière son épaule pour vérifier si un esprit en colère ne venait pas lui rappeler ses « bonnes grâces ». Comme l’avait souligné Nellis, les esprits étaient susceptibles, et d’autant plus, selon elle, ceux de ces bois. Les autels servaient aux offrandes destinées à louer la neutralité de l’esprit ou des esprits du coin le temps de traverser ledit coin. Tout le monde dans le bois se soumettait à cette tradition, à l’exception – parce qu’il en faut bien une – de Nellis.

La sorcière se fichait d’attirer la colère des esprits. Ces derniers avaient plus peur d’elle qu’elle d’eux. En fait, elle n’avait peur de rien. Les loups de fumée, pourtant les esprits les plus terrifiants si vous voulez mon avis –, les démons – pas mal non plus ceux-là ! –, et même le Diable. Elle en faisait son dîner. C’est pour cela que j’avais peur lorsqu’elle taquinait le Chasseur ; non pas pour elle mais pour lui. S’il venait à s’emporter, qui sait ce qu’elle pourrait lui faire ? Elle agissait souvent – presque constamment en fait – comme si elle était une déesse dans ces bois, avec les traits enfantins, et donc emportés, propre à tout dieu qui joue dans son jardin. Une déesse, peut-être l’était-elle ? Je n’aimais pas trop réfléchir à ces choses. Toutefois, lorsque nous étions tous les deux, Nellis ne manquait jamais de déposer une offrande avec moi sur l’autel aux esprits.

Est-il seulement plus grande preuve d’amour ? Que celle d’une déesse avouant qu’elle a peur, peur qu’un malheur m’arrive, peur de ne pouvoir me protéger, et donc qu’elle est prête à mettre sa fierté divine de côté histoire de me donner un supplément de chance de vivre à ses côtés, un peu plus longtemps.

─ Hé ho ! m’éveilla une voix stridente. T’as fini de rêvasser ? On doit y aller.

─ Hein, quoi ? parlai-je au travers de la brume, totalement désorienté.

Deux griffes noires claquèrent sous mon nez, évacuant la nappe blanche. Nellis me dardait, son sourcil droit dressé en piquant d’hériphante.

─ On va pas crécher ici alors debout. Je te jure que si on l’a perdu, en rentrant, tu t’occupes de faire le tri dans ma pharmacie.

Tout mais pas ça ! songeai-je en sautant sur mes pieds.

Tout mais pas la pharmacie ! Ma maladresse couplée aux contenus, parfois dangereux, des fioles en verre ne faisaient pas bon ménage. Une tâche brune à l’avant bras, héritage d’une brûlure au troisième degré ayant manqué de peu mon œil, m’avait inculqué la leçon.

Le sous-bois que gardait l’autel aux esprits me paraissait plus sombre que celui que nous avions quitté. Des taillis de ronces dévoraient chaque bosquet. L’esprit qui vivait ici ne devait pas être commode. Instinctivement, ma main glissa dans celle de Nellis, qui m’adressa un air mi-moqueur mi-rassurant. Nous suivions toujours la cape brune voûtée qui agissait comme si nous n’étions pas là. De temps à autre, la sorcière posait des questions, et de temps à autre l’étrange énergumène y répondait. Esprit ou pas esprit, il me faisait un peu peur, et en même temps, je me sentais rassuré en sa présence. Il m’avait sauvé de la colère de l’hériphante après tout.

Nous campâmes près d’un vieux chêne, encore plus ancien que celui qui couvait notre tanière, et non pas au pied, mais bien dedans, parmi sa ramure j’entends. Ses branches basses étaient assez larges pour organiser une course entre deux chevaux et assez longues pour servir de nef dans un temple. Pourtant, cela n’empêcha pas mon vertige de me hurler que ma mort était imminente et que je devais regagner à tout prix le plancher des vaches. Le Chasseur nous expliqua qu’il dormait toujours en hauteur et jamais au sol, non pas pour une question de sécurité mais parce que ce qu’il appelait « les ondes de la terre » l’empêchaient de dormir. Je luttai pour trouver une position confortable entre les bras de Nellis, qui me tenait ferme histoire de calmer mes tremblements irrépressibles, telle une mère avec son enfant. Sauf que mon cerveau, qui se jugeait littéralement au bord du précipice, à deux doigts de chuter dans l’abîme, se fichait bien du paraître en cet instant.

Je dus aussi me résoudre à passer la nuit dans le noir complet, car le Chasseur comme l’elfe voyaient parfaitement et que le vieux chêne n’apprécierait pas qu’on allume un feu sur son écorce. Le repas se résuma à des échalotes sauvages, crues, que notre compagnon de voyage avait cueillies en chemin. Je profitai des bruits de mastication pour marmonner dans ma barbe – ou plutôt mon duvet.

─ C’est fini ces jérémiades, me chuchota Nellis au creux de l’oreille en imitant une matrone. Mange tes échalotes en silence, sinon c’est fessée et au lit.

Je dardai ses éclairs jaunes de mon regard le plus froid.

─ Je ne suis pas ton gosse.

─ Très bien. Dans ce cas, tu n’as pas besoin de moi, dit-elle en s’écartant.

Les fourmis assommées se remirent aussitôt à me dévorer bras et jambes tandis que le serpent dans mon ventre s’agitait en geignant comme un gamin auquel on aurait chipé son jouet favori. Nellis ne tarda pas à revenir et je m’empressai de me lover contre elle en me berçant de sa voix « douce ».

─ Quelle chochotte ma parole !

─ Le vertige, ça ne se commande pas. C’est un problème d’oreille interne. C’est comme le fait de ne pas voir dans le noir. Toi aussi tu aurais peur à ma place, marmonnai-je, pas très convaincu par ma dernière tirade.

─ Les problèmes, ça se règle, asséna ma « tendre » épouse sans se départir de son ton mordant, tandis que ses doigts se mettaient à peigner mes cheveux, ou plutôt à les tirer dans tous les sens en m’arrachant de petits cris avec les brindilles coincées dans les nœuds. Hum... Il va vraiment falloir faire quelque chose pour cette barbe à papa.

Lors de notre bref passage en ville, elle en avait goûté une pour la première fois en cent ans et n’avait pas cessé de m’en parler jusqu’au solstice d’été, où son dévolu s’était rejeté sur les macarons, apportés par un elfe citadin lors de la fête estivale au village de Cœur-du-Bois.

─ Si ça continue de pousser, continua la démone, tu finiras par te pendre aux branches, ou bien les loups te confondront avec un mouton et te dévoreront tout cru avec tes poux.

─ Je n’ai pas de poux ! Aïe !

─ Pardon. Ça m’a l’air plutôt d’une grosse tique.

─ Comment tu fais, toi, pour garder tes cheveux parfaitement propres et lisses dans ces bois sales ? la confrontai-je tout en massant mon cuir chevelu douloureux.

─ C’est simple, grâce à...

─ La magie, oui ! la coupai-je, frustré par l’habitude.

Mes grommellements rythmaient le silence de la nuit. Nellis s’était mise à me taquiner. L’excitation grimpa, et avec elle certaines idées. Un grognement trancha brutalement nos chamailleries.

─ C’est pas bientôt fini ?! gronda le tonnerre en colère. Si c’est pour batifoler, vous deux pouvez aller vous choisir un autre arbre, ou bien un terrier de lapins, m’en fiche ! Sinon, gardez-vous de caresser autre chose que l’écorce avec vos doigts ou bien je m’en vais vous faire manger les racines ! Mes oreilles ont pas envie de passer la soirée et la nuit à bourdonner des batifolages de deux papillons en chaleur !

Le Chasseur était perché sur une branche à quelques mètres au-dessus de la nôtre. Je le distinguais, ou plutôt le supposais. Sa réprimande me fit le même effet qu’être écrasé par une montagne. Je me tassai à la façon d’une larve dans les bras du cocon-Nellis, qui elle n’avait pas cillé bien qu’elle se soit calmée.

─ Pardonnez les mauvaises manières de Jilam. J’ai peine à le débarrasser de sa mauvaise éducation.

─ Et toi, qui t’as éduqué, sorcière !? tempêta l’ouragan du bois. Tu m’as promis de me donner l’essence de fleur de limassol si j’acceptais que vous me suiviez. Où est-elle ?

─ Mais elle est ici, répondit calmement la sorcière en remuant. Je me demandais quand vous alliez la réclamer.

─ Lance-la !

─ Attention, c’est la dernière qu’il me reste en réserve. Hop !

Il y eut un tintement, puis l’écho d’un bouchon débouché, le bruissement du tissu contre la peau, un grognement, suivi d’un grondement sourd, puis d’un rugissement d’ours qui fit trembler le vieux chêne sur ses racines, pourtant aussi épaisses qu’une maison, et moi par la même occasion. Un autre bouchon qui se débouche, le remugle de grosses gorgées... un rot à faire tomber les cheveux d’un esprit.

─ Ça va mieux la jambe ? questionna Nellis après un moment de silence.

Un long grommellement étouffé acquiesça.

─ J’en suis heureuse. La fleur de limassol est vraiment magique, sans rire ! Dommage qu’elle ne guérisse pas du vertige. Hein, Jilam ? m’interpela-t-elle de son ton taquin.

Un chant rauque étreint de rêveries l’interrompit.

─ Le vertige est dû aux fées-pensées qui entrent dans la tête et chamboulent tout à l’intérieur en créant leurs illusions pour s’amuser. Elles sont des farceuses pour la plupart, de vraies diablotines, mais certaines sont vraiment cruelles et leurs actions peuvent avoir des conséquences funestes.

─ Les fées-pensées ? C’est quoi ces fariboles ? questionna Nellis sans une once de respect.

Je lui donnai un coup de coude afin de lui intimer de se taire, et elle me le rendit, insensible à mon désarroi.

─ Ce n’est pas parce que vous ne les voyez pas qu’elles ne sont pas là, poursuivit le colosse sur son arbre sans donner le moindre signe d’offense. C’est la même chose pour l’œil nyctalope.

─ Comment ça ? voulus-je savoir.

─ Des êtres de lumière vivent dans les bois sombres. Pour échapper à leurs prédateurs, qui foisonnent, ils se cachent dans les regards des habitants du bois. En échange, ils leur offrent le pouvoir de percer les ténèbres.

─ Balivernes ! commenta la sorcière.

Je lui lançai une autre œillade mécontente. J’étais curieux, moi, des histoires de ce bizarre mais, tout compte fait, sympathique bonhomme.

─ C’est ainsi que fonctionne la vie dans ces bois, continua ce dernier, toujours sans trace d’agacement face aux railleries hautaines de l’elfe. Tout être, vivant ou non, se targue d’être indépendant, mais en vérité dépend d’un autre. Il en est ainsi pour tous, même des esprits et des dieux.

Je lorgnai du côté de mon amour, qui me lorgna à son tour. Et tous les deux, nous nous entreregardèrent, l’incompréhension dans ses lanternes dorées apeurée à l’idée de comprendre.

─ De qui dépendez-vous, dans ce cas ? demanda-t-elle en se détournant vers la branche voisine perdue dans les ombres.

─ De ce bois, jeune sorcière, grogna le Chasseur à travers elles. Sans lui, je ne suis rien. Je ne suis pas comme vous, enfants de la forêt ou de l’humanité. Je n’ai pas la capacité de m’adapter à d’autres environnements. Le moindre changement, je le ressens comme s’il s’opérait à l’intérieur de moi. Que je quitte ces bois et je me dessècherai comme le ruisseau séparé de la rivière, telle la feuille chassée de l’arbre par le vent. Vous me voyez...

Non.

─ ... comme une force de la nature, mais je ne suis qu’un oisillon qui, sans son nid, mourra aussi certainement que le printemps à l’automne.

Lorsqu’il parlait ainsi, sa voix n’était plus ponctuée de grognements mais s’écoulait dans une harmonie rauque. Mon esprit dessinait l’image d’une averse. J’aurais bu boire ses récits jusqu’à la lie. Je voulais encore l’écouter. Nellis ne disait plus mot. Je la sentais aussi captivée que moi. Mais au lieu de poursuivre l’étalage de ses pensées, le Chasseur sur son chêne se tut. Alors une musique emplit le bois mangé par la nuit. Le souffle mélodieux d’une flûte de pan répété en échos larmoyants par les arbres tambours. Je me laissai aller dans les bras de mon aimée, le vertige envolé avec la mélodie dans la bise du Nord, les pensées bercées par ce chant qui paraissait tiré d’une légende oubliée, d’un poème longtemps enfoui sous terre et que les doigts du conteur retranscrivaient à travers la musique. Un simple tube de bois troué pouvait vous faire voyager aussi loin qu’un dirigeable.

Je songeai à Tante Hortia, très loin dans son chez-soi, non plus à travers les œillets de la mélancolie mais ceux de la compassion. Je souhaitais qu’elle soit heureuse, comme j’étais heureux en cet instant.

Soudain, mes yeux s’illuminèrent à la lueur ardente de braises qui ceinturaient le tronc du vieux chêne, surplombant à une dizaine de mètres la branche sur laquelle nous étions enlacés, Nellis et moi. Des centaines, non, des milliers d’éclats rougeoyants chassèrent la nuit. Je craignais, hébété au possible, que notre arbre-nid s’embrase.

─ Des mangeurs de temps, me susurra mon épouse d’une voix émerveillée que je n’entendais pas assez.

─ Qu... qu’est-ce que c’est ?

─ Une espèce proche des vers luisants. Il s’agit de leurs lointains ancêtres en fait, le tronc qui a donné toutes les branches. Ils se nourrissent de sève, mais seulement de celle qui coule des arbres les plus anciens, ceux qui ont été témoins d’un siècle au moins.

Je m’imaginais un essaim de mini-vampires aspirant la vie du vieux chêne. À la peur et l’émerveillement s’ajoutèrent le dégoût et la colère.

─ Comment se fait-ils qu’ils brillent soudain ? questionnai-je, totalement coi.

─ Un type précis de vibrations attise une molécule présente dans leur corps qui les fait briller. Lorsque le vent produit ces vibrations, c’est comme si la forêt s’embrasait. La flûte doit produire les exactes mêmes vibrations.

La mélopée, tapisserie délicate mêlant fils de tristesse et de passion, s’éternisa jusqu’à ce qu’elle se tut. Étreint par le regret, j’aurais souhaité qu’elle dure une autre éternité. Les braises des mangeurs de temps s’éteignirent en même temps que la flûte du Chasseur. Ce dernier parla alors sans que l’un de nous n’ait eu à lui poser de question :

─ J’apprécie jouer un morceau avant la venue de l’esprit du sommeil. Ça m’aide à me détendre, nous confia-t-il de sa voix rauque de conteur.

Mes yeux étaient fixés au tronc de nouveau plongé dans le noir, là où les vers – non plus luisants – suçaient sa moelle. Le Chasseur dut le noter car il dit :

─ Ne les jugez pas comme des monstres car les apparences sont plus que souvent trompeuses.

Allez dire ça à ce pauvre chêne.

─ Les mangeurs de temps ont besoin de la vieille écorce pour vivre, comme la vieille écorce a besoin d’eux, poursuivit le colosse invisible comme s’il lisait mes pensées telle la sorcière – qui elle ne savait percevoir les siennes. Chacun dépend de l’autre.

Je le dardai, incrédule, me remémorant sa tirade sur la dépendance de l’être à autrui.

─ Tous les vivants chient, sortit sans prévenir le penseur forestier, avant d’expliquer : De la sève de la vieille écorce, les mangeurs de temps produisent des déjections qui tombent au sol et sont grignotées par la terre dont se nourrissent les glands de la vieille écorce. Ainsi, l’ancêtre donne vie à ses enfants par le biais de ces prétendus monstres. Il se sacrifie pour la postérité. C’est ainsi que toutes les espèces fonctionnent, depuis l’aube des temps jusqu’à aujourd’hui.

Je ne disais rien, trop occupé à me débattre avec mes pensées déferlantes. Je dérivai jusqu’au fameux soir d’été où je m’étais perdu et où j’étais tombé sur Quo le démon. Les démons étaient les habitants de la forêt au même titre que les elfes. Ils participaient à son écosystème. Déjà, à l’époque, je n’avais pas ressenti de haine pour Quo. De la peur, oui – et pas qu’un peu ! –, mais aucune rancœur. Cette inquiétude débile m’avait rendu chèvre. Aujourd’hui, dans l’obscurité de cette autre soirée, m’habitait le sentiment d’avoir tiré un infime pan du grand voile masquant la Vérité, celle qui ne peut être soumise à interprétation, dont le contenu régit l’Univers et sans laquelle ce dernier, si puissant et pourtant si fragile, ne saurait être.

Qu’est-ce c’était au juste que ces échalotes sauvages ?

─ Je sens venir l’esprit du sommeil, déclara le Chasseur en m’extirpant de mes réflexions – peut être nourries par substance étrangère. Mieux vaut se taire maintenant si nous ne voulons pas qu’il nous torture.

─ Au même titre que les fées-pensées et les êtres de lumière vivant dans les yeux n’existent pas, il n’y a pas d’esprit du sommeil, intervint Nellis après un long mutisme, ce qui était assez rare chez elle.

Sa réaction aux histoires du forestier m’étonnait.

Qui a jamais entendu parler d’une sorcière sceptique ?

─ Libre à vous d’y croire ou non. L’esprit du sommeil sera toujours là même si on le nie.

─ Que fait-il ? demandai-je bêtement car je voulais en savoir plus.

Le soupir exaspéré de mon épouse réchauffa mon oreille engourdie en soulevant un nœud de cheveux crasseux.

C’est pourtant toi qui étais curieuse !

─ L’esprit du sommeil se nourrit de l’énergie des êtres doués de pensées, narra le conteur sur sa branche. Les esprits et les dieux lui sont aussi soumis. Il sort à la faveur de la nuit pour se repaître car il ne supporte pas la lumière. Nous sentons sa présence dans notre tête à chaque fois que nous avons sommeil.

L’idée me terrifiait à m’en faire perdre l’envie de dormir jusqu’à ma mort.

─ Il m’arrive pourtant d’avoir envie de somnoler durant la journée, le défia le scepticisme.

─ L’esprit du sommeil laisse des traces dans les esprits qu’il visite, expliqua le Chasseur, toujours insensible à l’irrespect de la sorcière – tout du moins sur ces sujets ésotériques. Certains esprits sont plus sensibles que d’autres à son pouvoir.

Et vlan ! Dans les dents !

Ma méchante épouse ne réagit pas. Il en fallait plus pour la vexer. Notre passionnant compagnon de veillée continua son récit sans se formaliser de ses conseils formulés quelques instants plus tôt.

─ À l’époque où le monde n’était fait que de nuit, l’esprit du sommeil régnait sans partage sur les étendues obscures. Nulle vie n’était possible car il engloutissait la moindre étincelle. Alors apparut la déesse de l’aube, qui de sa radieuse lumière le chassa dans les ombres. Ainsi la vie put prospérer. Mais l’esprit du sommeil a besoin de vivre autant que la vie a besoin de repos. C’est pour cela que la nuit est toujours là.

─ Sans la nuit pas de jour, poursuivis-je comme si ses lèvres étaient miennes.

Un grognement, que je supposai approbateur, salua ma conclusion.

─ Maintenant, dormons ! asséna-t-il du ton du juge au moment de frapper avec son maillet.

J’entendis une bruit de tissu qu’on enroule, puis plus rien.


À la semaine prochaine pour la troisième (et dernière !) partie :)

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