Chapitre 12 - La lubricité est mère de longévité

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Quelque chose remontait le long de ma nuque, accompagnée d’une intense odeur d’écorce. J’émergeai du monde de pensées, entre éveil et sommeil, le corps parcourus de puissants frissons, et me retrouvai aussitôt prisonnier de deux étincelles jaunes aux pétillements que j’avais peine à identifier.

─ Ne... Nellis ?

La sorcière m’offrait un visage que je ne lui connaissais pas encore. Ses joues étaient aussi rouges que deux cerises mûres et son petit nez en pointe de flèche était retroussé en signe de défi. Des doigts de velours commencèrent à rouler le long de mon torse en traçant des plis sur ma chemise alors que la soie argentée des cheveux me chatouillait le front. Ses lèvres huileuses se collèrent aux miennes hébétées, libérant sur ma langue pâteuse une vague de saveurs sucrées teintées d’amertume.

Saisi d’une peur soudaine, je posai mes mains en rempart. Nellis s’écarta sans forcer, son regard surmonté d’une belle pyramide dardé sur mon visage, aussi gonflé qu’un ballon de baudruche.

─ Excuse-moi. Je ne voulais pas t’effrayer. C’est que... je te trouvais si mignon que je n’ai pu résister.

De sa voix ne transparaissait aucune gêne, seulement une note de regret.

─ Ce... ce n’est pas grave.

─ Qu’est-ce qu’il y a ?

─ Je... enfin... je ne sais pas m’y prendre.

De façon surprenante, l’elfe éclata de rire.

─ Qu’est-ce qu’il y a de si drôle ? me vexai-je.

─ Rien, dit-elle en essuyant une larme sous ses paupières. Je pensais que tous les humains étaient lubriques.

─ C’est plutôt vous, les elfes, qui n’avez aucune pudeur, à danser nus durant vos orgies lunaires.

Une griffe se planta au niveau de mon plexus.

─ Il n’y a que vous que la nudité gêne. Prudes effarouchés et hypocrites que vous êtes. Vos yeux ne sauraient voir ce dont vos pensées sont remplies.

Au sang qui affluait en haut et en bas, je craignais que le reste de mon corps ne se dessèche. Hélas, les entailles félines de Nellis indiquèrent qu’ils avaient remarqué mon état au vu de l’éclat lubrique qui les traversa. D’une main tremblante, j’attrapai un coussin pour le blottir entre mes jambes. Le rire de la sorcière retentit de nouveau.

─ En parlant d’orgies lunaires, aujourd’hui est la nouvelle lune.

─ Ah bon ? Et alors ?

─ Tu l’ignores ? Cela fait une lunaison depuis la clairière.

Honteux, mon esprit s’échappa vers cette fameuse nuit, non pas celle de nos vœux mais celle de notre rencontre, où j’avais aperçu pour la première fois ce visage qui m’observait avec une insistance menaçante et pourtant si envoutante.

─ D’où vient ce sourire béat ? me réveilla la sorcière. Tu penses à des choses lubriques ?

─ Tais-toi ! Il n’y a que toi qui pense à ces choses !

Un autre baiser apaisa aussitôt ma colère. Je me sentais si niais de me laisser ainsi dompter par si peu. Tandis qu’elle me caressait la joue, l’elfe m’adressa un sourire tendre, accompagné de sourcils en accent, signe de son affection.

─ Cette journée est spéciale pour nous. Il marque la fin de notre probation et le début de la véritable histoire, celle qui doit durer et ne jamais s’arrêter. Les elfes vénèrent cette première lune comme la vie elle-même, celle qui nous fait ressentir, et en premier lieu le sentiment d’aimer.

La confusion s’empara de moi. Venait-elle de se confesser ? Je ne pouvais la laisser seule dans cette situation. Je m’apprêtais à répondre lorsqu’un doigt se posta à l’entrée de mes lèvres.

─ Ne dis rien. Il faudra attendre la nuit tombée ou bien les esprits se fâcheront. Enfin, si tu crois à ces fariboles. Personnellement, je me fiche pas mal de ce que pensent les esprits.

Sentant la pression redescendre, je tâchai de récupérer un semblant de contenance avant de répondre :

─ Je préfèrerais ne pas les fâcher. Déjà que j’ai failli être avalé par un loup. Contrairement à toi, je n’effraye personne.

─ Et tu es effrayé de tout, se moqua mon épouse.

─ Méchante sorcière !

Malgré ses piques constantes, je n’arrivais jamais à lui en vouloir, quand bien même elle m’attaquait dès le saut du lit, ou directement dans le lit en l’occurrence. Quelque chose de nouveau grandissait en moi, un œuf brûlant. Une nouvelle fissure apparaissait chaque jour naissant à la surface de la coquille, laquelle devenait trop étroite pour ce qu’elle renfermait.

***

Le crépuscule baignait le sous-bois d’un halo particulier, irréel. L’impression de voir les arbres aux bourgeons timides à travers une lentille brisée. La sensation de rêver, elle ne me quittait jamais. À chaque fois que mes yeux se fermaient, j’appréhendais de me réveiller, de retrouver l’inconfort réconfortant du foin, les poutres noircies de la cabane à bois, les appels inquiets des serviteurs me tirant inexorablement hors de ma bulle de liberté, vers la prison de mon existence. Le réveil représentait un soulagement, aussi profond qu’un abysse sans fond. La chaleur dans mon cœur battant, les senteurs de plantes et de boiserie, la caresse de soie volage émanant des cheveux de Nellis, et même la jalousie de Mú, tout cela participait à me redonner vie.

La musique habillait le cœur de la forêt, enveloppant sous son manteau la cohue d’elfes joyeux dansant aux derniers bras du soleil. C’était la première fois que j’assistais à une célébration lunaire. J’en avais entendu parler, dans les histoires et les contes pour enfants. Rares étaient les humains témoins de pareil évènement. Les mauvaises langues affirmaient que des enfants étaient sacrifiés lors de rituels sauvages à base de carcasses éventrées et de sang répandu en quantité abondante afin de complaire aux dieux cruels régnant sur la forêt. Des balivernes auxquelles je n’avais jamais cru, mais qui entretenaient néanmoins une appréhension dans un coin de ma tête naïve. Aujourd’hui, le doute se dissipait.

J’avais perdu Nellis de vue et la cherchais désespérément en tâchant d’éviter les farandoles de danseurs ivres. L’air embaumait la liqueur de fruits.

─ Cette fête de lune est particulière, m’avait averti mon épouse. En plus de la nouvelle lune, elle célèbre l’équinoxe de printemps, et pour nous, l’anniversaire de nos vœux.

À peine arrivés qu’elle s’était éclipsée, donnant instruction à Mú de veiller sur moi. Sitôt le dos tourné, le furet-léopard s’était envolé à son tour. Tout en œuvrant à me repérer parmi la cohue de créatures des bois, je maudissais le fureteur, songeant à ma vengeance. Une main m’attira soudain dans le sillage des danseurs. Un visage radieux s’offrit à moi. Sans comprendre, je me retrouvai traîné au milieu de la folie heureuse, emporté par son ivresse.

─ C’est donc toi l’amant de la sorcière. J’étais impatiente de te rencontrer.

La danseuse arborait une robe de soie turquoise, si fine qu’elle ne cachait rien. Les elfes n’avaient pas de formes, mais il fallait peu à un novice comme moi pour s’émoustiller.

─ Je suis son mari, protestai-je en me fixant sur ses pommettes pailletées.

Une couronne de bleuets ceignait ses cheveux noisette et, des entailles de ses paupières, des pupilles émeraude perçaient mon regard nerveux.

─ Bien sûr, pardon ! dit-elle en m’attirant dans un tourniquet nauséeux.

─ Nous célébrons notre première lune.

─ Vraiment ? s’extasia la belle inconnue. L’équinoxe couplé à la lunaison nouvelle vous promet à tous deux un merveilleux destin...

Un rictus narquois dessina ses lèvres mauves.

─ ... ou bien à une cruelle malédiction.

En avalant ma salive, je fis un faux pas et écrasai un pied égaré. La danseuse sournoise s’échappa en courant, m’entraînant avec une force double de sa frêle carrure, tel un navire sillonnant une mer déchaînée dirigé par un capitaine aguerri. Avant que mon cerveau malmené saisisse la situation, nous nous retrouvions seuls à l’écart des célébrations, sous l’ombre d’un bosquet de bouleaux, à la lisière du cercle des flambeaux. Ces derniers traçaient une frontière autour du village. Leurs flammes argentées, parcourues de reflets tantôt indigo, tantôt vermillon, tenaient en respect les ténèbres menaçantes dévorant le sous-bois. Nellis m’avait parlé des pierres de lune. Rares, on ne les sortait que durant les nouvelles lunes, afin de remplacer la reine des étoiles en son absence. En brûlant, ces roches émettaient un éclat semblable à la lune. Toute la nuit durant et jusqu’aux premières lueurs de l’aube, les elfes veillaient dans le manteau de cette lumière, se laissant aller à leurs pulsions, tenant tête aux esprits sombres qui profitent du départ de la mère du ciel pour s’immiscer dans les rêves des dormeurs et s’emparer des consciences, transformant leurs victimes en fantômes errants.

─ De vieilles superstitions qui ont la vie dure, comme toutes les croyances absurdes qui peuplent ce monde.

Ainsi avait conclu Nellis son cours privé sur les traditions du bois.

─ Une sorcière sceptique ! On aura tout vu, avais-je salué ses paroles, amusé.

Sauf qu’elle ne l’était pas.

─ La magie n’implique pas l’existence de toutes les fariboles émergées des esprits naïfs. Fais-moi plaisir et évite de confondre les sorcières avec des divinatrices lisant l’avenir dans les astres.

Après un moment de silence à écouter les échos de la fête en parcourant les ondées blanches aux langues colorées émanant des flambeaux lunaires, la danseuse parla d’une voix douce imprégnée de notes mélodieuses.

─ Dis-moi, Jilam. Quel âge as-tu ?

Sa promptitude m’arracha un hoquet, à moins que ce ne fût la liqueur de groseille.

─ Ne fais pas cette tête. Il n’est pas une créature de ces bois qui n’ait eu vent de ton existence.

Si Nellis était belle, cette elfe portait le masque d’une déesse. Difficile de ne pas rougir face à un tel visage. La culpabilité me rattrapa.

─ Tu es plutôt mignon pour un humain. Tu es le premier que je rencontre, je dois dire. Dis, quel âge as-tu ?

Intimidé, je peinais à chercher ma voix. Je finis par la retrouver, bien planquée au fond de ma trachée.

─ Quinze ans.

─ Par les esprits ! s’ébahit la créature divine. Tu es un enfant !

─ Tu te moques ? me renfrognai-je. Je suis et j’ai l’air d’un enfant. Seul un aveugle ne l’aurait pas deviné.

─ Les apparences sont parfois trompeuses. Regarde-moi. Quel âge me donnes-tu ?

Conscient qu’il s’agissait d’une question piège, je préférai me montrer prudent.

─ Je ne sais pas. Je donne ma langue au chat.

Ses sourcils gracieux, tracés au suif, soulignèrent leur incompréhension.

─ C’est une expression. Dis-moi simplement ton âge.

Une mine outrée me répondit.

─ Est-ce là une question qui se pose à une jeune fille ? prononça-t-elle d’un ton vexé.

Je dressai les yeux au ciel.

Faut-il que tout le monde dans ces bois se moque de moi ou veuille me manger ?

─ Cesse de maugréer dans tes pensées. Cela terni ton beau regard, affirma-t-elle d’une bourrade à l’épaule en se gaussant. Il faut dire que j’envie un peu ta naïveté. À mon âge, elle m’a définitivement abandonnée. Je n’ose te le révéler de peur de te voir avaler ta langue. Disons simplement que je suis loin de mon aube.

Ses mots, ceux d’une dame vieillissante se remémorant ses beaux jours, dénotaient avec son apparence, celle d’une princesse descendue tout droit de la lune, habillée d’une robe d’étoiles et couronnée de rayons célestes. Cette beauté astrale me rendait mal à l’aise. J’en regrettai celle, à la fois plus sauvage et plus pure, de la sorcières de bois.

─ Je t’ai blessé ? interrogea-t-elle mon mutisme.

─ Non, mentis-je. Simplement, je me sens perdu à force de côtoyer des êtres centenaires. Cette impression d’être un enfant au milieu du jardin des dieux.

De grands yeux étincelants d’émeraude accueillirent mon étonnante confession.

Pourquoi donc lui ai-je dit ça ?

Je m’étonnai du sourire compatissant qui chassa la sournoiserie.

─ Voudrais-tu m’accompagner chez moi, Jilam ?

─ Je dois retrouver Nellis, m’opposai-je d’un ton que je ne souhaitais pas aussi dur.

─ Je suis désolée de t’avoir effrayé. Ce n’était pas mon intention. Je suis juste curieuse. Mes amis savent me rappeler à l’ordre quand je vais trop loin. Aussi, n’hésite pas. Laisse-moi cependant insister.

Je la fixai d’un air soupçonneux sans identifier la moindre trace de malice sur son visage angélique. Sans mon assentiment, mes lèvres se muèrent en un « d’accord ».

─ Nous n’avons pas à marcher loin. J’habite juste à côté du ruisseau.

Une minute plus tard, nous grimpions, ou plutôt escaladions, un escalier torve fait de branches louvoyant entre deux hêtres entortillés à l’image de deux amants en pleine étreinte. Au sommet de l’escalier, les frondaisons réunies des deux géants formaient un habitacle dont l’architecture équivoque rameuta le sang à mes joues, déjà gonflées par le froid couplé à la chaleur de l’alcool.

Si Nellis nous voyait, elle réduirait la forêt en cendres, aucun doute là-dessus.

Sur le pas de la porte en feuillage tressé, j’inspectai les environs en quête d’éventuelles étincelles nous épiant sous le couvert des arbres.

─ Tu as peur que ta sorcière nous surprenne ? Ne t’en fais pas. Tu peux rentrer sans crainte. Je n’ai pas pour habitude de duper mes invités.

─ Je préfère m’assurer qu’aucun fureteur ne traîne dans le coin.

J’ignorai sa mine interrogée et pénétrai dans l’antre de lubricité. Devant mon refus d’une liqueur de mûre, la danseuse s’attela à me préparer une tisane. Je ne savais où me mettre tandis qu’elle s’activait à la lumière des chandelles qui effaçait sa robe. Une fois assise face à moi, cependant, il me fut impossible de détourner le regard sans paraître impoli. Je tâchai donc de me fixer comme limite son menton discret.

─ Avale donc avant de te noyer.

Surpris, je manquai de m’étouffer avec la boisson chaude.

─ Bien. Nous pouvons commencer.

─ Quoi donc ?

─ Ta leçon, souffla-t-elle comme si la réponse était évidente. Réveille un peu ton esprit. La nuit est déjà bien avancée.

─ Je ne comprends pas.

Un trait d’exaspération sur son front lisse salua ma grimace de niaiserie. Pour le chasser, elle ferma les yeux et but une longue gorgée de mûre.

─ J’oublie que tu es un enfant. Tu m’as avoué fêter votre première lune, ta sorcière et toi. Cette nuit si particulière est pour vous unique. Des souvenirs que tu en auras dépendra le restant de votre vie commune. Et je te trouve à errer d’un air perdu, cherchant désespérément ton âme sœur. Je pressens à mille lieues les mauvais augures. En aucun cas je ne peux rester inactive tandis que la malveillance s’empare de ces bois. Le destin n’est que fumée créée par les braises que l’on jette. Permets-moi de jeter les miennes histoire que votre feu ne s’éteigne pas.

─ Q... Quoi ? bafouillai-je en mimant un cerveau enrhumé.

─ Tu souhaites séduire ta sorcière, mais l’enfant en toi ne sait comment s’y prendre. Il se trouve que j’ai de l’expérience en la matière et que je suis prête à te la transmettre.

Les pensées envahissaient mon esprit qui échouait à les lire clairement. Des situations, nourries par les mots torves de la danseuse lubrique, se déroulaient sans que je parvienne à les brider.

─ Mais je n’ai jamais dit... Que vas-tu chercher ? Je ne veux pas...

─ Arrête de jouer les idiots et ouvre grandes tes ridicules oreilles, gronda un orage qui me rappela la Nellis démoniaque.

Les chaînes rouillées de mon entêtement cédèrent sans un bruit.

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