Chapitre 1 - Le caillou qui brise la roue

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Le plafond d’encre parsemé d’étoiles ressemblait davantage à une bulle qui reliait chaque point de l’horizon. Mes yeux suivaient la trace des nébuleuses, graffitis de violet et de rouge essaimés de pointillés bleus. Bien que le jeu soit tentant, je ne cherchais pas à dénombrer les lueurs, persuadé qu’une vie ne suffirait pas. Mon esprit dessinait des lanternes, brandies par les dieux du ciel, dont la lumière tenait en respect les ténèbres voraces et guidait les voyageurs perdus jusqu’à l’aube.

En dépit des mâchoires harassantes de la nuit, je n’avais pas la moindre envie d’aller me mettre au chaud. Je préférais rester sur cette colline, dans cette clairière blanche avalée par les bois noirs, les pieds engloutis par la neige jusqu’aux genoux, plutôt que redescendre vers la vallée et regagner le foyer. Immobile, je ne sentais plus mes jambes après un temps incalculable à nager dans la mer cosmique, à semer dans mon sillage des écumes de pensées pesantes, des souvenirs que je choisissais d’abandonner. Je me sentais si léger. Les lanternes des dieux du ciel aspiraient mes doutes, mes peurs et mes chagrins retenus, comblant le vide par une douce quiétude. Les morsures du froid n’étaient rien comparées à cette paix que je n’avais pas ressentie depuis si longtemps. Je ne me souvenais même pas de la dernière fois. Parfois, le bonheur du passé ressemblait davantage à un rêve. Lorsqu’on était témoin des douleurs du présent, il était difficile de s’imaginer qu’un rayon avait autrefois percé à travers les ombres.

Tout était si différent aujourd’hui. Pourquoi ne pouvait-on revenir en arrière ? Pourquoi l’Univers avait-il dicté que le temps ne s’écoulait que dans un sens ? À quoi servent les erreurs si on ne peut les rectifier ?

─ Bonsoir, me réveilla une voix sifflante dans la bise.

Je sursautai, découvrant une silhouette debout à quelques pas de moi, une tranchée de neige la reliant à l’orée du bois. Deux pupilles incandescentes enveloppées d’une cape de brume noire. Un frisson me parcourut tandis que je cherchais dans ma mémoire comment articuler des mots.

─ Bonsoir. Pardon, vous m’avez surpris, tentai-je de me faire entendre par-dessus le souffle nocturne, incapable de détacher mon regard des deux braises qui me fixaient.

La silhouette demeura muette. En l’absence de la lune, la lumière des étoiles ne m’offrait pas le loisir de détailler ses traits. Petite, je n’aurais su dire s’il s’agissait d’une femme ou d’un enfant.

─ Tu es un elfe ou un démon ?

La réflexion était simple dans la mesure où ces bois n’étaient peuplés que de l’un ou de l’autre.

─ Si j’étais un démon, ne crois-tu pas que tu serais déjà mort ? répondit avec calme l’inconnu dont le timbre me confirma qu’il s’agissait d’une fille. Mais vois par toi-même ?

La silhouette s’approcha. Mes paupières clignèrent afin de chasser les ombres. Les traits s’affinèrent pour dessiner des formes féminines, discrètes sous la pelisse de fourrure. Je me concentrai sur les lignes du visage, anguleux, couronné d’un nez pointu et d’yeux étroits, entailles de lumière, sous un front large. Des sourcils broussailleux imprégnés de givre. Les lèvres pincées quasi-invisibles marquaient l’indifférence teintée d’ennui. Au premier regard, une sauvageonne des bois.

─ Que fais-tu ici ? m’interrogea-t-elle tout en continuant d’avancer d’un pas lent et distrait.

─ Je suis venu observer les étoiles.

Étrangement, la surprise passée, je ne ressentais aucune once de peur.

─ Je veux dire, que fais-tu dans ces bois sauvages au beau milieu de la nuit ? précisa-t-elle, une légère moue affichée.

Sous mes moufles, mes poings se serrèrent et se desserrèrent afin de rameuter le sang.

─ Je viens de te le dire.

Elle s’arrêta à un bras de moi, puis me tourna le dos et dressa la tête en direction du plafond de lanternes. Une capuche lui couvrait les cheveux.

─ Tu habites la ville, n’est-ce pas ? poursuivit-elle son interrogatoire sans se détourner du tableau, son ton aussi froid que la bise. Et tu es grimpé jusqu’ici par ce temps pour observer les étoiles. Es-tu demeuré ? conclut-elle en pivotant son regard en sur mon maigre corps tremblant sous les lainages.

─ Probablement, confirmai-je accompagné d’un léger sourire et d’un haussement d’épaules. Comme tous les humains. Bien que ce ne soit pas à moi de juger de mon état mental.

Ses mains vinrent se plaquer contre ses hanches.

─ Tu causes bien pour un petit homme. Serais-tu de haut lignage ?

─ Je n’irais pas jusque-là, la corrigeai-je, gêné. Disons que ma famille a de l’influence en ville.

─ Tu as donc un sang noble.

─ Oui... Si on veut, acquiesçai-je d’autant plus mal à l’aise.

─ Tu n’as pas à rougir de pareille chose, me gronda-t-elle presque.

─ Pourquoi crois-tu que je rougis ? m’empourprai-je.

─ La nuit n’a aucun secret à mes yeux.

Je me rappelai seulement maintenant que les elfes des bois étaient nyctalopes, de vraies chouettes. Je m’en serais mordu les doigts, mais me contentai de me masser nerveusement l’occiput.

─ Ah, oui... Je vois, articulai-je, troublé par ses orbes dorées me détaillant au travers du brouillard nocturne.

─ Quelle est donc la vraie raison qui t’a amené ici ? s’acharna-t-elle en lisant mes pensées.

Incapable de tenir son regard luminescent, je baissai le mien sur le tapis neigeux. Une vague brûlante me rappela l’existence de mes jambes.

─ Je... Je ne voulais pas rester chez moi.

L’elfe s’approcha d’un pas. En dépit de sa frêle stature et de sa tête de moins que moins, s’échappait d’elle une aura impressionnante.

─ Cette réponse me suffit, se contenta-t-elle de dire d’un œil satisfait avant de retourner à la contemplation de la mer cosmique.

─ J’aime moi aussi venir dans cette clairière les soirs de nouvelle lune, m’apprit-elle d’une voix plus chaleureuse. La forêt n’offre meilleur endroit pour observer le manteau céleste.

Le silence s’installa de nouveau, harassé par le sifflement venteux. Tous deux nous tenions dressés au cœur de la clairière immaculée, encerclés par le rempart ténébreux d’arbres morts, les pieds engloutis jusqu’aux genoux, nos visages, desquels s’échappaient une épaisse buée, collés aux lanternes pendues à leur coupole d’encre.

Après quelques instants à m’enivrer de l’appel de l’Univers, je me détachai de son manteau pour inspecter plus en détail l’étrangère sans la moindre gêne. Sous son masque sauvage, elle était belle.

─ Je suis Jilam. Et toi ?

Ses orbites de hibou croisèrent une seconde fois mes yeux gonflés et douloureux.

─ Les gens de la forêt m’appellent communément la Sorcière des Bois. Mais toi, tu peux m’appeler Nellis.

─ Enchanté de te connaître, Nellis, déclarai-je d’un ton chaleureux en dépit de mes mâchoires claquantes, main tendue vers elle.

Son contact était aussi agréable que le baiser des flammes. Il ne dura hélas qu’une poignée de secondes. Son regard scrutateur se fit plus insistant jusqu’à ce que je me détourne encore au profit du parterre gelé. La bise siffla.

─ Veux-tu m’épouser ?

Je relevai aussitôt la tête, mon cœur s’arrêtant l’espace d’un battement avant de reprendre sa course à vive allure.

─ Que... Quoi ? bafouillai-je, sentant monter tout le sang dans mes joues.

─ Voudrais-tu devenir mon époux et que je sois ta femme, à partir de maintenant et à jamais ?

Les mots restaient coincés dans ma gorge tandis que son attente se résumait à un simple penchement de tête. Les vagues de pensées défilaient à une vitesse folle dans mon esprit, impuissant à instaurer un semblant d’ordre au capharnaüm. Les paroles et les images s’enchaînèrent ainsi, dans le chaos le plus complet, jusqu’à ce qu’à la fin ne demeure plus qu’un seul élément, perdu au milieu d’un grand vide.

─ Oui.

La réponse était sortie avec une assurance stricte. Un sourcil broussailleux se dressa alors que deux prunelles d’or dardèrent au travers de mon front fiévreux.

─ Par ton accord, tu fais le choix d’abandonner un avenir pour un autre très différent. Le comprends-tu ?

─ Oui, j’accepte de t’épouser, réitérai-je avec encore plus de conviction.

Une paume vint enserrer ma moufle, au travers de laquelle je pouvais sentir la chaleur se répandre dans mes doigts jusqu’à mon poignet. Ses mains étaient nues.

─ Jilam. Viens avec moi.

La douceur dans sa voix s’imprégna au plus profond de mon esprit. Je songeai qu’elle m’avait peut être ensorcelé, avant de balayer cette idée, qui importait peu au final. Alors qu’elle me guidait avec un certain empressement en direction des ténèbres du sous-bois, mes jambes fébriles peinait à suivre le rythme. Je trébuchai une fois, puis deux, puis trois. À la fin, elle me traînait.

─ Attends ! Pourrais-tu ralentir la cadence ?

Nellis s’interrompit, me dévisagea avec son aura inquiétante.

─ Tu as déjà des doutes ?

─ Non. Je suis simplement gelé et je ne sens plus mes jambes.

─ Tu t’habitueras bien vite à la vie dans les bois.

Alors qu’elle faisait mine de repartir, je la retins.

─ Tu es certaine de ne pas être une démone ? m’assurai-je une dernière fois d’un rire à moitié nerveux.

Ses lèvres discrètes me renvoyèrent un grand sourire espiègle, le premier qu’elle m’offrait.

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