La Forêt des Suicidés

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En catimini, sur la pointe des pieds, ma sœur Leiko disparut dans son uniforme d’écolière, au petit matin d’ombre, bien avant le levé du soleil.

Leiko, Leiko, l’appelions-nous à l’unisson. En vain.

Celle qui chantait tout le jour s’est tue un soir de mai, dans le frou-frou de la nuit : ses pleurs s’écoulèrent comme des perles sur le tatami, en silence ; un vent de honte se dessina sur son visage incliné : elle fit volte face, sans même nous regarder.

Leiko, Leiko, qu’as-tu petite sœur ?

Dans ce journal qu’elle rédigeait, pétrie d’espoirs adolescents, pas un indice sur sa disparition. Un parfum suspect : la page blanche d’une rencontre, franche et inquiétante, avec un garçon, Oniji. Celui qui, au lointain, faisait battre son cœur.

A-t-il bondi à sa gorge pour la réduire au silence, et la remplir de cette honte qui empêche de vivre ?

J’ai cherché Oniji : à ses yeux noirs, j’ai compris son ascendant, ses actions. J’eus beau le frapper, il conserva son silence indigne puis me renversa d’une droite : son crachat verdâtre coula sur mon visage à m’en coudre les lèvres. Son rire atroce me pénétra.

La honte ! J’eus honte et fuyais à mon tour de ce paysage où je m’humiliais, brisé sur le macadam, moqué par ce démon.

Sur mon chemin, j’ai rencontré Minako, la fille des voisins, ma bonne étoile. Elle m’a dit, d’une voix timide :

« Tu cherches Leiko ? Elle allait vers la forêt, la forêt dont on ne revient pas.

« Aokigahara ?

- Aokigahara, » répéta-t-elle, avant de filer elle aussi, tel un fantôme aux dernières lueurs du jour.

Et donc, sans mot dire à quiconque, je m’en allais le lendemain dans la triste forêt des suicidés, espérant soustraire Leiko à ce sort funeste qu’elle s’inventait, lui dire ma petite sœur, ma chère Leiko, tu peux disparaître et vivre, tout est possible plutôt que la mort. Je t’aiderai de toutes mes forces : je travaillerai dur, je redoublerai d’efforts.

Tout plutôt que la mort !

Je disparus à mon tour, sans laisser de traces, au risque d’inquiéter parents, grands-parents, et amis.

Personne ici, à Fujikawaguchiko, n’évoque la forêt des suicidés. Cette mer d’arbres vit en nous, comme un espoir déchu, la solution à ces vies qui s’effacent parfois, le remède absolu à toutes les hontes, mais c’est aussi la source de toutes nos peurs - qu’un des nôtres s’y engouffre à jamais et soit victime des esprits malfaisants qui parlent à l’âme la nuit, et font sombrer dans la folie. Seuls les étrangers en murmurent les syllabes, les yeux écarquillés, la curiosité affûtée par les mystères d’un Japon qui résiste au temps.

Dans mon sac à dos, des provisions, un matelas pour dormir aux étoiles invisibles, tant les cimes seraient hautes, le ciel condamné, ainsi qu’une boussole, mon téléphone, mon carnet et un stylo.

« Une boussole ? Elle perdra vite le nord ! » s’inquiéterait ma mère.

« Un téléphone ? riraient mes amis. Ils ne fonctionnent pas à Aokigahara. C’est inutile, Eijiro. »

« Ton carnet ? Tu n’auras pas le temps d’écrire un roman là-bas. C’est la forêt qui t’écrira, » menacerait mon grand-père.

« Appelle plutôt les autorités. Mais surtout, prends un guide ! » conseillerait ma petite amie, placide mais paniquée.

Mais la honte ? La honte !

Si des étrangers retrouvaient Leiko, ils essaieraient de comprendre le pourquoi de sa disparition ! Une pluie de questions s’abattrait sur elle comme des poignards ! Non, Leiko ne pourrait pas vivre cet affront, être au centre de toutes les rumeurs, assaillie par les mots, les regards. Impossible !

Je me devais la sauver moi-même, au risque de me perdre ! Mais la honte - une honte réelle - me rattrapa, plus virulente que jamais. Lorsque je vis la noirceur de la forêt, sa profondeur et ses panneaux qui fleurissaient, cloués aux arbres sombres, je fus saisi d’un frisson terrifiant.

J’hésitais ! Mes jambes semblaient vouloir ne plus me porter ; mes pensées s’entrechoquaient ; ma respiration, haletante, m’étouffait. J’avais beau poser timidement un pied devant l’autre pour en franchir la frontière, mon corps s’y refusait en un cri d’effroi qui ne cessait de me glacer.

Or, le visage de Leiko me revenait en mémoire et me donnait la force de continuer, malgré cette répulsion incontrôlable : la vue des écorces enténébrées, le ciel vert étouffant, les étoffes curieuses attachées aux arbres, lesquelles flottaient malgré l’absence de vent ; tout cela me dissuadait au profond.

Puis une voix se fit entendre. Elle m’appela par mon nom.

C’était Leiko.

Leiko !

« Mon frère viens, rejoins-moi. Marche droit, marche vite, et rejoins-moi. J’ai besoin de toi. »

J’eus beau penser que c’était un tour des esprits, ceux des morts qui hantent les bois, mais la nuit n’était pas encore tombée malgré l’obscurité inquiétante : ce n’était pas l’heure de son règne : j’avais du temps jusqu’à ce que le soleil se couche, en allant droit devant, armé de ma boussole.

Elle fonctionnait, ma boussole. Pourtant, j’avais l’impression de marcher autour d’un cercle invisible que je traçais, car, aux arbres qui se dessinaient devant moi, toujours je distinguais les mêmes étoffes suspendues : celle d’un kimono aux sakura cendrés, et d’un sailor fuku poussiéreux où se courbaient de longues araignées noires.

Non loin de là, une corde pendait et se multipliait chaque fois que je tournais la tête, de quoi devenir fou. La voix de Leiko imposa de nouveau son chuchotis :

« Mon frère, je t’attends. Que fais-tu ? Il fera bientôt noir. N’as-tu pas peur de la nuit ? »

La nuit, je la redoutais ici comme un enfant livré aux monstres de son imagination ; je la pressentais terrible, et affamée, pleine de ces voix qui me hanteraient à jamais. De nouveau, les frissons me saisirent. De l’angoisse, plus que de l’inquiétude : une frayeur sans commune mesure.

Sans possibilité d’avoir l’heure sur mon téléphone, qui refusait de s’allumer, éloigné du ciel, voilé par cet océan de vert impassible et furieux, je me décidai à écrire cette note que voici, tant qu’il me restait de la lucidité et de la lumière pour voir.

Les mots résisteront à la mort, bien plus que les corps, si je protège le papier dans mon sac puis l’enferme dans l’écorce d’un arbre, à l’abri de la pluie. Demain, si je survis à cette nuit, je témoignerai sur une autre feuille que je cacherai en d’autres lieux.

Que Leiko me pardonne d’avoir parlé de sa disparition !

Non, elle ne le saura pas : déjà des voix commencent à murmurer à mesure que l’obscurité s’épaissit en brume curieuse : des voix de femmes, d’enfants et d’hommes, bourdonnent en écho autour de moi ; une marée assourdissante !

Je crois voir des ombres blêmes se faufiler parmi les écorces, une dizaine de silhouettes filiformes : leurs visages fugaces se déforment en rictus d’outre-tombe, leurs bouches s’étirent comme des gouffres, leurs yeux vides me foudroient alors qu’ils s’avancent vers moi en nuages menaçants… vite, il faut que je cache cett…


*


De retour dans son foyer, Leiko, qui avait perdu tout sourire, fondit dans les bras de ses parents inquiets. Elle s’efforça de ne dévoiler aucune larme, et raconta en peu de mots son errance citadine, sans en dévoiler la cause, puisqu’il se fit un silence absolu.

Avant de s’endormir, le cœur chargé de sanglots, elle écrivit quelques mots sur la page blanche de son journal, pour la conjurer à jamais :

Je crois que seule la parole peut me sauver, et me défaire de la honte. Et si ce n’était pas une prison, mais un sentiment ?

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