L'espion des prisons

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– Un mois ? Mais t’es malade !

– Eddie, calme-toi et réfléchis un peu. C’est un truc que personne n’a jamais tenté, c’est un reportage en or !

– Écoute Bertrand, je ne vais pas me faire incarcérer pendant un mois en me faisant passer pour un condamné, ni pour toi, ni pour le journal, c’est hors de question !

– Je comprends, Eddie, mais laisse-moi au moins t’expliquer…

***

Réveillé depuis de longues minutes déjà, Eddie ouvrit les yeux. Il savait pourtant que ça ne lui apporterait pas grand-chose. Sa cellule ne comportait aucune fenêtre et les seules lueurs qu’il distinguait provenaient de la loge des gardiens, à l’autre bout du couloir. Ces réveils nocturnes l’avaient mis au supplice cette semaine. Mais pour une fois, Eddie accueillit son insomnie avec soulagement. Il devait être entre trois et quatre heures du matin. Et qui disait matin, disait nouveau jour. Et pour Eddie, cette journée serait la dernière dans cette maison d’arrêt — et la fin de cette idée stupide.

« Sensations, le journal au cœur de l’action. »

Ça, on pouvait faire confiance à Bertrand pour décliner le slogan de son « bébé » dans tous les sens. Et ce n’était pas toujours du joli. Oui, mais ça paye le loyer, se rappela Eddie. Et peut-être bien plus que ça dans quelque temps, songea-t-il.

Bertrand avait pensé à tout évidemment. Il connaissait personnellement le directeur d’une des prisons de la région, un certain Langlois. Il avait réussi à le convaincre que l’opération l’aiderait à débloquer des fonds pour son établissement si le bilan s’avérait très négatif ou bien redorerait son blason dans le cas contraire. Eddie ne l’avait jamais rencontré.

Il avait dû mentir à tout le monde, de ses collègues à ses amis, en passant par sa mère, prétextant qu’il partait un mois dans le sud pour un reportage sous couvert dans le milieu de la prostitution – ça faisait partie du plan.

Bertrand s’était aussi chargé de son identité et de son dossier judiciaire. Pour le personnel de la prison, il s’appelait Thomas Cordeli et en avait pris pour vingt ans, pour le triple meurtre de sa fille, de sa femme et de son amant – charmante attention. Le genre de cachotterie qui lui vaudrait d’être lynché par ses codétenus si ça venait à se savoir. Mais le secret semblait avoir été bien gardé. À sa connaissance, seuls Bertrand, Langlois et lui-même étaient au courant. Même les matons ignoraient apparemment tout de l’opération.

Tout ça pour quoi ?

Eddie avait eu largement le temps d’y repenser depuis son transfert.

***

– Tu vois Eddie, on a beau être un journal à sensation, de temps en temps il nous faut un article de fond, une véritable réflexion. Des révélations chocs, mais aussi du sérieux… C’est ça la recette de notre succès. Et dans le genre, c’est toi qui nous as pondu les meilleurs papiers, Eddie. Tiens par exemple, celui de la drogue dans les lycées.

– Oui, mais c’est pas pareil, là…

– Non, tu as raison, c’est cent fois mieux, c’est énorme ! En plein débat sur les prisons, alors que tout le monde croit savoir ce qu’il s’y passe, c’est l’occasion rêvée ! Tu pourras témoigner en exclusivité des conditions, discuter avec des détenus et apprendre sans censure comment ils vivent, s’ils subissent des abus de la part des gardiens, sans parler de l’endoctrinement islamiste… Tu piges ? C’est imparable. Et c’est « Sensations » qui le publiera.

– Mouais. Bon, disons que j’accepte, qu’est-ce que je gagne dans cette histoire ? La taule c’est pas les vacances. Je risque ma peau et mon trou du cul par-dessus le marché !

– Attends Eddie, tu exagères… C’est vrai que tu fréquenteras des gars pas très recommandables, mais ça fait longtemps que personne ne se fait plus tuer en prison. Les mecs qui crèvent, c’est du suicide, pas du meurtre.

Bertrand continua, très excité.

– Alors voilà ce que je te propose. D’abord, la « Une » du numéro de sortie, avec ton nom dessus. Tu sais bien que d’habitude on ne met jamais le nom des journalistes sur la première page, mais là, on fera une exception. Imagine : « L’ESPION DES PRISONS, notre reporter spécial Eddie Grétat témoigne pour vous. Surpopulation, radicalisation, mauvais traitement, abus d’autorité, INFO ou INTOX ? En exclusivité, suivez son incarcération volontaire sous couvert ». Ça en jette, hein ? Je te parie qu’on s’arrachera ton interview. Même le gouvernement si ça se trouve. Et c’est pas tout ! En plus de la prime de risque habituelle, que je te propose de tripler sans discussion, que dirais-tu d’une augmentation de quinze pour cent, hein ?

***

Personne ne lui avait forcé la main et c’est en connaissance de cause qu’il avait accepté la proposition. D’ailleurs, il ne pouvait nier que Bertrand avait réussi à lui communiquer une certaine forme d’excitation et de curiosité. Après tout, pourquoi pas ? C’était risqué, mais ça pouvait rapporter gros – et peut-être pas que chez « Sensations »… Cette idée avait fait son chemin depuis. Il était peut-être temps d’écrire pour une presse plus sérieuse.

Malgré tout, alors que son mois d’incarcération touchait à sa fin, Eddie ne pouvait contenir sa nervosité. Il se demanda si le dompteur de lions ressentait la même chose quand il avait la tête dans la gueule de l’animal et qu’il était sur le point de la retirer. Il éprouvait une sensation d’écœurement au contact de cet univers sordide. Le dernier jour avait beau arriver, le temps allait lui paraître bien long jusqu’à sa sortie. Eddie se demanda à quelle heure elle avait été programmée. Il espérait bien que ça soit avant midi, car il ne pouvait plus supporter la cantine. Ce n’était peut-être pas l’essentiel de la réflexion sur les prisons, se disait-il, mais bon sang, il y avait des limites aux saloperies qu’on pouvait servir, même à des taulards ! Le goût de la vie c’est aussi celui de la bouffe, merde ! Ça, il le mettrait dans son article.

Il finit par s’endormir péniblement jusqu’au réveil de 7 h 30.

Sur le chemin du petit-déjeuner, il eut du mal à réprimer un sourire nerveux en pensant que ça serait le dernier qu’il aurait à prendre dans ce trou, entouré de criminels de la pire espèce, à faire semblant d’être un des leurs. Il baissa la tête pour ne pas se faire remarquer du gardien.

Les chuchotements allaient bon train ce matin, ce qui était plutôt inhabituel. Joseph salua Eddie et posa son plateau en face lui. C’est avec lui qu’Eddie avait pu avoir les échanges les plus fournis. Joseph était un « pointeur » récidiviste, c’est à dire un violeur. Eddie avait appris qu’à ce titre, les autres prisonniers le considéraient comme la pire des ordures. Il avait dû surmonter un certain dégoût pour continuer à lui parler, mais il fallait bien rapporter quelque chose pour l’article. Après tout, aux yeux de Joseph, Eddie était un boucher qui avait buté sa famille.

Ce qui lui faisait froid dans le dos, c’est qu’à part un ou deux tarés, ses codétenus auraient tous pu passer pour des mecs normaux en d’autres circonstances. Joseph était le genre de gars qu’il aurait pu croiser un jour et avec qui il aurait pu s’entendre. Eddie avait vraiment été frappé par cette « normalité ». Ces enfoirés étaient des hommes — des hommes qui dissimulaient un passé ignoble, mais des hommes quand même.

– Dis donc, ça jase ce matin, qu’est-ce qu’il se passe ?

– T’es pas au courant ? C’est le dernier jour de Danny aujourd’hui, le salaud. Il sort ce midi, après la cantine.

– Danny ? Tu veux dire « La Folle » ?

Joseph acquiesça. Eddie eut un rictus contrarié.

– Bah quoi, t’en fais une tête. C’est quand même beau, dix ans ! C’est parce que tu t’l’es pas tapé, hein ? demanda Joseph avec un sourire qui mit Eddie mal à l’aise.

– Mais non, c’est ce café dégueulasse qui m’file des crampes d’estomac.

Merde ! se dit Eddie, il fallait qu’il y ait une libération le jour de ma sortie… Si Bertrand avait prévu le coup, ça voulait dire qu’on ne viendrait pas le chercher avant la fin de l’après-midi… Il sentit sa nervosité monter d’un cran.

La matinée passa lentement. Trop lentement. Eddie n’en pouvait plus de tourner dans sa cellule. Il ne supportait même plus la télévision. Quand ce n’était pas les infos qui jouaient en boucle sur les attaques terroristes, avec les mecs qui gueulaient qu’ils allaient faire pire ou ceux qui juraient de tuer tous les musulmans, c’était les émissions de téléréalité qui braillaient dans les cellules voisines.

La cantine ne lui réserva aucune surprise. De toute façon, la boule qu’il avait à l’estomac l’empêchait d’avaler quoi que ce soit.

Comme prévu après le repas, Eddie put suivre la libération de la « Folle ». C’était la première dont il était témoin et il se consola en pensant à la matière que ça apporterait pour son article. Lorsque Danny traversa le couloir, tous les prisonniers se levèrent et firent un tapage d’enfer pour le saluer, le congratuler ou l’injurier, sous le regard indifférent des gardiens. Quelques instants plus tard, le silence revint dans les cellules. Les rares moments d’euphorie ne duraient jamais très longtemps ici.

L’après-midi avançait.

Toujours rien.

Pour une fois, Eddie refusa de participer aux ateliers. Il n’apprendrait rien de plus aujourd’hui de toute façon. Il secoua ses barreaux avec rage. Il fallait absolument qu’il garde son calme. Ça faisait trente jours qu’il attendait, il pouvait bien tenir encore quelques heures, non ? S’il cédait à la panique, il risquait de tout gâcher. Il s’allongea sur sa couchette en prenant de grandes inspirations. On viendra sûrement me chercher pendant le créneau des visites, se rassura-t-il.

Le bruit métallique d’une porte de sécurité le fit sursauter. Il avait dû s’assoupir.

Putain, ça y est ! se dit-il, en bondissant sur ses pieds. Il aperçut Thierry, l’un des gardiens, qui se dirigeait vers sa cellule. Une onde de soulagement le traversa. Il souriait franchement, mais cette fois il s’en foutait. C’était enfin l’heure de quitter ce mouroir et c’était pas trop tôt. En plus, c’est Thierry qui venait le chercher. Cet enfoiré de maton n’avait jamais pu le sentir et lui en avait fait baver plusieurs fois sans aucune raison — ce qui ne manquerait pas de figurer dans son article.

Il toisa le gardien de toutes ses dents.

– Qu’est-ce qui t’prend l’cocu ? T'as fait sa fête à la veuve poignet ou quoi ? lui lança-t-il sans s’arrêter.

Eddie faillit défaillir.

– Attends, Thierry ! Tu ne viens pas pour une visite ?

Le gardien fit une pause.

– Une visite ? Pourquoi, t’as rencart avec ta femme, peut-être ?

Quelques détenus gloussèrent dans les cellules voisines.

– Allez, s’te plaît, déconne pas…

– Ça fait une heure qu’elles sont terminées les visites, t’as roupillé ou quoi ? Si t’as la bougeotte, rassure-toi, c’est bientôt l’heure de la cantine.

– Non, attends, il doit y avoir une erreur, t’es sûr ?

Mais le gardien s’éloigna en l’ignorant.

La colère prit Eddie à la gorge. Putain de putain ! grinça-t-il entre ses dents, se retenant de balancer un violent coup de pied contre le mur. Ce connard de Bertrand le fera donc attendre jusqu’au soir. Merde ! Trente jours, c’est trente jours, pas trente et un !

Il souffla un bon coup.

Allez Eddie, c’est pas le moment, s’encouragea-t-il. Si ça se trouve, dans deux heures t’es dehors. Tu ne vas pas craquer maintenant !

La sonnerie du dîner résonna. Eddie toucha à peine son repas puis il réintégra sa cellule.

La soirée passa.

Puis ce fut l’heure d’éteindre les lumières.

Eddie sentit ses nerfs le lâcher. Bon Dieu, on était bien le 17 avril aujourd’hui ! On l’avait incarcéré le 17 mars, alors qu’est-ce que foutait Bertrand ? À moins qu’il ne se soit trompé… Non, le connaissant ce n’était pas possible. Il devait y avoir un problème. Il ne se serait pas permis de lui faire une blague comme ça non plus… Alors merde, quoi ? Il était hors de question qu’il passe une nuit de plus en taule.

Il devait parler au directeur, c’était sa seule chance.

Il se mit à faire du raffut sur les barreaux.

– Gardiens ! Gardiens ! Hé ! Venez ! Venez vite ! cria-t-il.

Ce n’était pas discret, mais tant pis, se dit-il. Il entendit plusieurs détenus lui demander de la boucler. Le gardien ne tarda pas à se montrer dans le couloir.

– T’as décidé de nous casser les couilles ce soir, Thomas. T’as intérêt d’avoir une bonne raison d’me faire lever…

Eddie fit un effort pour paraître le plus calme possible.

– Écoute, il faut absolument que je parle au directeur, c’est très urgent. Je ne peux rien te dire, mais crois-moi, toi et les autres vous pourriez le regretter si vous ne faites pas venir Langlois ici, tout de suite !

– Langlois ? s’étonna le gardien.

– Ouais, Langlois. Dis-lui qu’il a peut-être oublié Eddie, il comprendra. Et dis-lui aussi que Bertrand ne sera vraiment pas content s’il ne se magne pas le cul. T’as compris ?

Le gardien affichait toujours sa surprise.

– Tu veux parler à Langlois, c’est ça ? lui demanda-t-il en souriant.

– Allez, dépêche-toi Thierry, c’est important, bordel !

Le gardien tourna les talons pour repartir vers sa loge, mais il ne put retenir un éclat de rire.

– Langlois ? Bah ça c’est la meilleure… Bon sang, Langlois… Elle est bonne celle-là. Allez, va te coucher Thomas. Je t’épargne le mitard parce que tu m’fais bien marrer.

– Non, mais attends ! Thierry !

C’en était trop. Eddie craqua.

– Je te jure que tu vas le regretter si tu ne ramènes pas Langlois ! Et puis j’m’appelle pas Thomas, j’m’appelle Eddie, espèce d’enfoiré de maton ! Reviens ! Je suis journaliste, je suis pas un taulard ! Je suis là pour écrire un article, reviens !

Dans le couloir, Thierry s’esclaffa à nouveau en rejoignant sa loge.

– Alors, qu’est-ce qui te fait marrer comme ça ? lui demanda Raymond.

– Attends, lui répondit Thierry en se séchant les yeux. C’est l’fils de pute de la 14 qui nous fait une crise. Il veut parler au directeur de la prison, figure-toi. Tout de suite, qu’il me dit… Faites venir Langlois !

– Langlois ? T’es sûr ?

– Oui, oui… Même qu’on va le regretter si on l’appelle pas immédiatement !

Dans leur loge les deux gardiens piquèrent un fou-rire en pensant à Bernard Langlois, le concierge de la prison.

Les microcaméras dissimulées dans la cellule d’Eddie n’avaient pas perdu une miette de la scène. Pour les internautes du show « L’espion des prisons », le clou du spectacle était enfin arrivé.

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