Mégane II

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Mégane termina sa lecture, toujours saisie par une étrange sensation : ces textes souffraient d'une carence qu'elle n'arrivait pas à définir. Elle parcourut le Net et ne découvrit aucune trace de son auteur ailleurs que sur Amastore. Elle cherchait son visage espérant qu'un air de famille la mettrait sur une piste. Allongée, les yeux fixant le plafond écaillé de son studio, elle réfléchissait à la meilleure manière de mener son enquête. Épuisée, elle finit par éteindre et s'endormit sans l'ombre d'un plan.


Le lendemain, opérant à l'instinct, elle appela Grégoire Valentin, expliqua à sa messagerie qu'elle était chargée par Tradimard d'assurer la promotion de son excellent premier livre et sollicita un entretien. Pour augmenter ses chances, elle fit un selfie qu'elle joignit à ses coordonnées. Son sourire l'avait toujours aidée, elle ne se privait jamais d'utiliser cet atout. Flatté et peut-être conquis, pensa-t-elle, il rappela instantanément et accepta de la rencontrer. Elle proposa de se rendre chez lui, sous prétexte de photographier sa table d'écriture, mais il déclina et lui communiqua l'adresse d'un salon de thé, dans le dix-huitième arrondissement. Sans insister, elle accepta avec plaisir de l'y retrouver en fin d'après-midi. Après avoir raccroché, elle attendit, en vain, qu'il lui envoie à son tour une photo.


Elle occupa sa journée à mettre à jour son site, son blog et à rédiger d'élogieux commentaires sur les trois bouquins. Sous de multiples pseudos, sur d'innombrables forums, ses avis devaient faire grimper leurs cotes, stratégie assez simple mais chronophage.

Elle échangea aussi avec ses compères. La vidéo de Fred à la librairie remportait un beau succès, le nombre de vues augmentait, les "likes" des abonnés affluaient, la mayonnaise prenait. Cyril, lui, avait présenté son nouveau délire et encourageait ses nombreux amis virtuels à l'aider pour trouver dans le quotidien des sujets de best-seller. Les livres étaient visibles sur toutes leurs vidéos. Mégane intervint, comme convenu, pour se moquer d'eux, et la guerre entre les "followers" de Fred et de Cyril fut déclarée.


Lorsqu'elle leva le nez de l'écran, le soleil avait entamé sa descente du zénith, elle se déconnecta, fila sous la douche et fonça à son rendez-vous à l'autre bout de Paris.

Arrivant avec dix bonnes minutes de retard, elle fut étonnée qu'aucun des hommes attablés en terrasse ne l’interpelle. Elle s'assit, commanda un jus de fruit, posa le livre bien en évidence devant elle et scruta les environs. Son portable sonna deux fois. Elle vit le nom de l'auteur s'afficher, mais n'eut pas le temps de répondre. Elle en déduisit que Grégoire habitait dans le coin, que ses fenêtres donnaient sur le salon de thé, qu'il l'avait guettée et vue arriver. Ses yeux voyageaient d'une porte à l'autre espérant découvrir son adresse et une piste concernant sa véritable identité. Mais à sa grande surprise un homme d'une trentaine d'années, lunettes noires sur le nez, se leva deux tables à sa gauche et vint se planter maladroitement devant la sienne.

« Bonjour Mégane, dit-il en lui tendant une main décalée de trente centimètres dans le vide.

— Bonjour, bafouilla-t-elle, réalisant soudain pourquoi il n'écrivait que d'étranges descriptions.

— Ah, ils ne vous ont pas prévenue chez Tradimard, on dirait...

— Euh... non... Asseyez-vous, je vais vous aider, s'empressa-t-elle. »

Elle s'était levée, confuse, et avait attrapé la main tendue, tout en le détaillant avec insistance.

« Vous en faites pas, j'ai l'habitude. Je peux me débrouiller, déclara-t-il, repliant sa canne blanche, tâtant le siège devant lui avant de s'y laisser choir.

— Excusez-moi, je ne m'attendais pas... mais comment faites-vous pour écrire ? » questionna-t-elle.

Il éclata de rire. Elle ne put s'empêcher de l'imiter face à l’incongruité de la situation et de sa question. Tous les regards étaient braqués sur eux.

« Alors comme ça, vous avez aimé mon livre ? poursuivit-il, méfiant.

— Oui, enfin pas trop, mais là, maintenant je vois les choses différemment... enfin... pardon, ce n'est pas ce que je voulais dire...

— Détendez-vous, Mégane. À votre voix, j'ai l'impression que vous êtes très jeune. Je me trompe ?

— J'ai vingt-trois ans, mais vous ne semblez pas bien vieux non plus... »

Sa particularité lui fit oublier la véritable raison de leur rencontre. Elle n'avait plus besoin de découvrir son identité, qu'il soit aveugle suffirait amplement pour faire le buzz. Elle le regardait sans retenue, il ne la voyait pas de toute façon.

« C'est donc vous qui allez vous charger de ma promotion. Que me proposez-vous ? Vous conviendrez que cela ne va pas être simple.

— Vous rigolez ! On va faire un malheur !

— Le malheur est déjà là, rappela-t-il affligé, avant de lui offrir un sourire séduisant. Votre collègue, Monsieur Montvil, m'avait pourtant laissé entendre que tout ce qu'il arriverait à m'obtenir serait une émission à la radio, une fois que les ventes auraient atteint les dix mille exemplaires.

— Ça ne m'étonne pas, enragea Mégane. Moi je pense au contraire que tout le monde voudra bientôt vous lire.

— Pourtant, vous ne sembliez pas emballée, il y a deux minutes, plaisanta-t-il.

— Je ne pouvais pas deviner que ces portraits de la boulangère, du gardien d'immeuble, de la voisine de palier, du médecin généraliste, de la fleuriste, correspondaient à la perception d'un non-voyant. Cela aurait dû être mentionné en quatrième de couverture...

— Je ne suis pas une bête de foire ! s'offusqua-t-il.

— Une bête de foire ?... Mais pas du tout ! Cela donne à vos écrits une autre dimension, c'est tout. Ce n'est pas parce que vos lecteurs voient clair qu'ils sont extralucides. Vos descriptions exclusivement olfactives et auditives passent pour un exercice de style et je trouvais ça prétentieux.

— Je veux juste, à travers l'écriture, me sentir comme tout le monde. Être un écrivain comme les autres.

— Un écrivain comme les autres, ça n'existe pas ! Tous les écrivains sont différents ! Pour une fois que votre handicap vous avantage. Vous n'allez pas refuser de vous en servir ! s'exclama Mégane.

— Je ne veux pas de la pitié des gens ! grinça-t-il, nerveux.

— Il n'est pas question de ça. Depuis que je vous ai vu, tout votre texte, que j'ai lu vite fait, je l'avoue, tourne dans ma tête. Il s'éclaire, prend sens. J'ai hâte de rentrer chez moi pour reprendre ma lecture de zéro. Lire vos mots sans savoir, c'est être trompé. Faites-moi confiance. Je vous promets qu'il n'y a rien de malsain. Acceptez que je me charge de mettre en avant une vérité qui donnera envie de découvrir votre perception. C'est bon pour vous, pour les malvoyants et pour tout le monde.

— La confiance, dans mon état, ça ne se distribue pas à la terrasse des bistrots, c'est un peu plus compliqué que ça, Mademoiselle.

— J'imagine, je m'emballe, mais plein d'idées me viennent : un flashcode par exemple qui permettrait d'accéder à une version audio du livre, il faudrait qu'un comédien enregistre le texte, ... »


Sentant la sincérité et l'enthousiasme de son interlocutrice, Grégoire se détendit. Il lui raconta sa manière de procéder pour son travail d'écriture. Aveugle de naissance, il ne connaissait des couleurs que leur vibration ; de la lumière que sa température ; des aliments que leur saveur. Ils dînèrent au restaurant voisin. Pour lui, c'était une première : un repas imprévu en compagnie d'une inconnue.

Au moment de se séparer, il commanda un taxi, la raccompagna chez elle, la remercia chaleureusement et indiqua au chauffeur son adresse exacte après qu'elle fut descendue en claquant la portière.


Seule sous sa couette, Mégane imaginait le bruit déclenché par cet OVNI traversant le ciel littéraire. Les ventes exploseraient.

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