Montvil

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  Charles Montvil devenait mélancolique. Sans réussir à en déterminer la cause, lui d'ordinaire si énergique se surprenait à ralentir, à suivre des yeux la course d'un nuage. En longeant la devanture de la grande librairie, il aperçut son reflet et s'arrêta pour se mirer au milieu des ouvrages exposés. Un fragment de seconde, la silhouette du jeune homme, issu de la bourgeoisie lyonnaise, monté à la capitale pour donner du lustre à son patronyme, se superposa à celle de l'homme d'âge mûr élégant et important qu'il était devenu. Entré en édition comme on entre en religion, il s'était donné corps et âme à ce métier exigeant. Sur cette vitrine, il admirait le résultat de quarante années de croisade. De l'autre côté de la vitre, des dizaines de livres trônaient marqués du nom de la célèbre maison dont il avait poussé la porte, une lettre de recommandation en main et où aujourd'hui il était directeur éditorial. Il avait dû batailler dur, faire preuve de persuasion et de diplomatie pour s'imposer auprès de la direction mais aussi, avec les écrivains. Eux, ils vous baisent les pieds pour leur premier roman et vous traitent comme un larbin une fois le succès atteint. Stratégie et endurance, voilà les qualités requises pour acquérir dans ce domaine respect et confort.

Il reprit son chemin, méditant sur sa longue ascension. Il ne lui restait plus qu'à gravir les derniers échelons. Toujours célibataire à bientôt soixante ans, il envisageait de trouver celle qui lui donnerait un descendant à qui transmettre ses biens et ses honneurs. Une femme et un fils qui prendraient soin de lui pendant ses vieux jours. Les soirées mondaines regorgeaient de jolies trentenaires assez intelligentes pour saisir cette belle opportunité. Oh, il aurait pu se marier bien avant ! Elles n'étaient pas nombreuses celles ayant un jour repoussé ses avances car il était bel homme. Mais il avait préféré, jusque-là, profiter sans modération de ses talents de séducteur et s'en félicitait. Il finirait sa vie au bras d'une jeunesse plutôt que de supporter les jérémiades d'une harpie de son âge lui faisant payer ses nombreuses incartades. Bientôt, il quitterait la scène parisienne, envié et admiré par tous, pour se retirer en charmante compagnie dans son manoir familial.


Charles, oubliant un moment ses projets, poussa la porte du Café de Fleur, où depuis vingt ans il avait ses habitudes. Il s'assit à sa table et attendit son rendez-vous, une revue littéraire et un thé au jasmin fumant devant lui.

Cette banquette était la sienne et le petit personnel le savait. Il pouvait venir à tout moment entre l'ouverture et la fermeture de la Maison Tradimard. Il n'était pas rare d'apercevoir aux tables voisines des écrivains connus, traînant là dans le simple but de le saluer ou se rappeler à son bon souvenir. Les murs recouverts de portraits de célébrités témoignaient de la renommée du lieu. L'adresse venait même de rentrer dans le Guide du Routard à la rubrique Café mondain. Des lecteurs du monde entier défilaient à longueur de journée dans ce temple de l'écriture pour glaner des selfies. Montvil, dès qu'il était présent, attirait tous les regards mais son allure froide et son visage fermé le préservaient de bien des intrusions intempestives. Peu osaient l'aborder sans y avoir été invités par un discret sourire ou un hochement de tête. Sa classe et son panache imposaient le respect.

Quand Michel arriva et tira la chaise pour s'installer face à lui, il leva les yeux de la critique du roman d'un de ses nombreux poulains, et le salua :

« Michel, comment allez-vous ? je suis content de vous voir.

— Bien, et vous-même ?

— Ça va, merci. Quelles sont les nouvelles concernant votre travail ? Vous savez à quel point je suis impatient de lire votre manuscrit.

— Ah bon ? » le taquina l'artiste.

Michel, dans le top ten des ventes de la Maison Tradimard, bien qu'il ne doutât point que ce dernier appréciât le contenu de ses romans, n'était pas dupe concernant ses flatteries.

« Allons, dites-moi mon ami, où en êtes-vous depuis notre dernière rencontre ?

— J'avance. Mais vous connaissez ma fragilité, une panne d'inspiration n'est pas exclue.

— Ne parlez pas de malheur mon cher, vous allez l'attirer ! J'attends avec tant d'excitation de découvrir votre nouvel ouvrage que vous peuplez mes insomnies. »

Malgré son air confiant et détaché, Charles traversait une période de doute, ses nuits étaient très agitées et décousues.

« Cela m'ennuierait beaucoup d'être à l'origine de vos traits tirés car il est vrai que vous avez une petite mine » renchérit Michel sans prendre de gants, comme à son habitude.


Si certains écrivains lui faisaient des ronds de jambe, celui-ci ne s'embarrassait pas de flagorneries ; cordial et poli, il n'en était pas moins franc et direct. Côtoyer ces personnages atypiques nécessitait une forte capacité d'adaptation. Les artistes sont fragiles mais aussi sensibles et surtout susceptibles. Montvil les pratiquait depuis longtemps et les connaissait tous comme s'il les avait faits. D'ailleurs, il les avait tous faits, enfin la plupart.

Ceux de la trempe de Michel, les usines à Best-sellers, il les avait tous signés. Ils avaient du talent, des lecteurs et pouvaient donc tout se permettre. Mais Michel n'en abusait pas et Montvil lui en était reconnaissant, surtout aujourd'hui où il bouillonnait de l'intérieur. Les chiffres du mois étaient tombés ce matin, et tomber était un euphémisme : dégringoler correspondait mieux à la réalité ! Depuis plusieurs années, le monde de l'édition subissait une véritable métamorphose.

« L'édition souffre beaucoup mon cher Michel. La situation devient inquiétante, même pour Tradimard. Je viens encore d'apprendre la fermeture d'une petite maison, pourtant ancienne et à la tête d'un catalogue de qualité, se lamenta-t-il.

— Que me chantez-vous là, Montvil ? Tradimard est solide, rétorqua l'écrivain avec un brin d'ironie.

— Détrompez-vous. Nous sommes tous dans le même bateau et il prend l'eau.

— Je n'aurais pas cru que voir la concurrence se clairsemer, vous affecterait ! s'étonna l'auteur.

— Cela n'est jamais bon signe...

— Allons donc, le coupa-t-il, dans cent ans tout le monde aura oublié mon nom alors que "Tradimard" est un monument.

— Vous êtes bien modeste comme toujours. Rassurez-vous ! Vous serez lu bien au-delà du siècle prochain, vous êtes un grand écrivain.

— Si vous le dites.

— Me suis-je déjà trompé à ce sujet ? Chacun son métier et je connais bien le mien.

— En parlant de ça, je vous ai apporté quelque chose qui pourrait vous intéresser. »

Michel glissa devant lui une enveloppe épaisse.

« Qu'est-ce que c'est ?

— Lisez ! Vous verrez.

— Dites-m'en un peu plus tout de même. Homme ou femme ?

— Une dame, aussi agréable à lire qu'à inviter à dîner, précisa Michel. »


Montvil pinça les lèvres en se saisissant, sans enthousiasme, de la pochette en papier kraft. Tant de bons textes lui étaient parvenus sur un coin de table, par l'intermédiaire de plumes déjà connues. D'ordinaire, il appréciait que les écrivains lui apportent, relus et corrigés, des manuscrits confiés ensuite à son comité de lecture en précisant : « Voilà exactement ce que je recherche, en tout cas sur la forme. Faites-moi une fiche détaillée en priorité ». Ce paquet aurait, il y a peu, déclenché chez lui une euphorie contenue. Là, tout au plus, il le rendait nostalgique. Il se revoyait, une quinzaine d'années en arrière, découvrant de vraies perles, signant les auteurs qui contribuèrent à la renommée de la Maison Tradimard. Seulement voilà, tout changeait et Montvil avait du mal à comprendre ce que certains qualifiaient de progrès.

Les deux hommes furent interrompus par une jeune femme au sourire éclatant :

« Excusez-moi, ne connaissant personne susceptible de nous présenter, j'y vais au culot ! dit-elle avec courage.

— Pour un autographe, rendez-vous à une séance de dédicaces, Mademoiselle, répondit sèchement Montvil.

— C'est bien votre signature qui m'intéresse Monsieur, mais en bas de mon contrat de stage », répliqua-t-elle sans se démonter.


Les sourcils de Charles dessinèrent deux accents circonflexes. Il la détailla des pieds à la tête comme un vulgaire marchand de bestiaux, tandis que Michel souriait devant l'impertinence, toujours source d'inspiration.


« Prenez rendez-vous avec ma secrétaire, bougonna-t-il.

— Non, renchérit-elle. Je m'adresse toujours à Dieu jamais à ses Saints. Donnez-moi ma chance, vous ne le regretterez pas !

— Vous ne manquez pas de toupet ! s'étonna Montvil en plongeant son regard sévère dans celui déterminé de la jeune femme.

— Il en faut, n'est-ce pas ? » conclut-elle en soutenant sa joute visuelle.

Un silence pesant régnait. Les clients étaient suspendus aux lèvres de Montvil qui restaient closes. Risquant le tout pour le tout, Mégane déclara :

« Vous avez besoin de sang neuf ! Prenez-moi comme assistante stagiaire, je ferai décoller vos ventes !

— Alors Montvil ? Allez-vous laisser passer une si belle occasion ? plaisanta Michel pour désamorcer la tension. À votre place, je n'hésiterais pas. On dirait que cette demoiselle en a sous la chaussure. »

Les conversations reprirent. La curiosité alentour se fit plus discrète. Cette gamine l'intriguait et bien qu'il n'appréciât guère son insolence, il trancha :

« Soit !

— Génial ! s'écria-telle.

— Enchanté Mademoiselle l'assistante stagiaire, enchaîna Michel en lui tendant la main.

— Tout le plaisir est pour moi ! Vous êtes mon auteur préféré depuis toujours, ajouta-t-elle enthousiaste.

— Eh bien, je vois que vous avez des dispositions pour ce métier ma chère, plaisanta Michel en se levant. Je ne doute pas que nous aurons le plaisir de nous revoir. Je dois y aller à présent.

— À très vite Michel, j'attends votre prochain chef-d'œuvre afin de retrouver un sommeil paisible...

— Ne me mettez pas la pression Montvil ! Vous savez comme cela est contre-productif. Tenez-moi au courant quand vous aurez lu ma protégée.

— Oui, je m'en occupe », soupira-t-il en se levant à son tour.

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