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de Image de profil de Angéline L.Angéline L.

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« Eh, regardez, voilà la grosse avec ses chaussettes vertes ! Regardez ! »

Les enfants se pressèrent contre la grille : certains tentant d’attraper au passage le sac à dos de la fillette, d’autres esquissant des grimaces de singes à son abord. C’était un matin comme les autres. Le brouhaha aux abords de l’école étouffait les cris silencieux de la petite fille.

« Et ta mère, c’est une baleine, dis ?! »

Les mots pleuvaient sur elle, comme autant de pierres. Il fallait les ignorer, coûte que coûte. C’est ce que Papa disait toujours.

« De toute façon, c’est tous des cons là-dedans. »

Cons, c’était un gros mot, Lila le savait très bien. Et les gros mots, c’est pas très sympa. Mais apparemment, les adultes adoraient les employer dès qu’ils en avaient l’occasion. Ou même juste comme ça. Comme Maman quand elle faisait tomber de la farine sur le sol et lâchait un vif « Putain ! » en soupirant. Puis elle se corrigeait aussitôt devant la mine désemparée de Lila, la rassurait à coups de : « Mais tu sais, des fois, les grandes personnes, elles disent des bêtises, et parfois… Des gros mots leur échappent, tu comprends ? Faut pas dire ces mots-là, hein ? ».

Ce à quoi Lila répondait « ça va, Maman, je suis plus un bébé. ».

Non, elle n’était plus un bébé. A presque onze ans (dans six mois et deux jours très exactement), Lila se considérait comme une « demi-adulte » : et puis bientôt, elle rentrerait dans cette période que tous les parents avaient l’air de redouter comme la varicelle, l’adolescence. Un mot un peu compliqué pour dire qu’en gros, Lila verrait bientôt son corps se transformer et des petits boutons grignoter son visage. La fillette espérait que ces transformations apporteraient avec elles le corps dont elle rêvait, celui qui ne permettrait plus aux autres enfants de la traiter de vache.

Mais elle était encore loin, l’adolescence. Alors, il fallait continuer à composer tous les matins avec les rires moqueurs de ses congénères, ignorer Sarah qui lui tirait les cheveux, oublier Thomas qui s’amusait à coller des chewing-gums sous sa table, ne pas répondre à Enzo qui imitait le bruit d’une truie lorsqu’elle passait devant lui.

« Qu’est-ce qui se passe, t’as avalé ta langue, Lila-nuche ?! »

La fillette ne fixait qu’un seul point : la porte de sa classe, implorant le chant libérateur de la sonnerie. Comme tous les matins à 8h12, après avoir attendu que la voiture de Maman tourne au coin de la rue, Lila se précipitait à la boulangerie sur le trottoir d’en face, où elle trouvait refuge jusqu’à 8h29. Elle n’avait plus ensuite qu’à se lancer dans la fosse aux lions pendant l’ultime minute qui la séparait de sa délivrance temporaire.

La boulangère, Madame Brigitte, avait su rassurer la fillette, lui assurant qu’elle pourrait toujours compter sur elle, et bien sûr avec un petit pain au chocolat pour sécher ses larmes. Lila avait refusé qu’elle prévienne ses parents : il était évident que Maman ne comprendrait pas. Madame Brigitte était très gentille : elle veillait à ce que les autres enfants ne viennent pas l’importuner dans sa boulangerie. C’est qu’elle avait connu ça, Madame Brigitte.

Cette dernière avait confié à la fillette son passé de petite fille harcelée par ses camarades parce que ses parents vivaient au fond de l’impasse des Rosiers, celle qui mène à la déchetterie, dans un tout petit appartement, « pas plus grand qu’une boîte à chaussures » où elle, ses cinq frères et sœurs et ses parents vivaient tant bien que mal. En bas de chez eux, il y avait ces femmes, qui restaient adossées au mur, parfois toute la journée. Quelquefois, des hommes s’arrêtaient pour discuter avec elles, et la petite Brigitte les voyait ensuite partir ensemble. Ils devaient sûrement aller se promener.

Alors, pour elle aussi, l’école représentait un calvaire. Les enfants faisaient une ronde autour d’elle dans la cour de récréation en entonnant le même refrain : « La mère de Brigitte est une putain ! La mère de Brigitte est une putain ! ». Putain, c’était un mot très sale. Et très moche.

Lila aussi le savait. Mais elle ne comprenait pas pourquoi aujourd’hui, tous les adultes mettaient des « putain ! » dans toutes leurs phrases.

« Putain de bagnole ! » disait Papa en rentrant du travail, généralement après être allé à la pompe à essence.

« Putain de sac à main ! » criait Maman lorsqu’elle était à sa recherche, envoyant voltiger à travers la maison bibelots en tous genres et vêtements.

Décidément, Madame Brigitte et Lila partageaient bien des points communs.

Et ce matin encore, Madame Brigitte avait su user de son sourire chaleureux pour protéger la petite, elle qui avait aussi connu les affres de la violence et de la honte.

« Tu sais, tu devrais tout de même en parler à tes parents, lui avait-elle dit tout en lui apportant son croissant préféré, celui avec des amandes sur le dessus et qui fondait dans la bouche lorsqu’on mordait dedans. »

Lila avait acquiescé silencieusement. Elle avait contemplé l’entrée de l’école, les yeux figés sur l’horloge principale. La grande aiguille aurait bientôt rejoint la barre du bas, sonnant avec elle le début d’une nouvelle journée en enfer. Elle avait soupiré. Ses parents ne comprendraient pas. Ils étaient bien trop occupés avec leurs problèmes de grands qui leur prenaient tout leur temps. Surtout depuis que Maman avait trouvé un message bizarre dans le portable de Papa.

Lila se souvenait de sa mère, assise sur le bord du lit, le visage déformé par la rage. Elle se souvenait aussi du regard que Maman lui avait lancé, ses yeux rougis et ses joues humides. Non, décidément, ils ne comprendraient pas.

La sonnerie avait retenti, arrachant Lila de ses rêveries. Il était temps de rentrer dans l’arène.

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