Elia (2/2)

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Elia ne comprenait pas elle-même pourquoi elle l'avait suivi. Elle avait l'habitude de ces charmeurs de pacotille et les remballait sans ambage d'ordinaire, mais le sourire engageant du dénommé Diken avait quelque chose d'authentique.

Et puis, elle n'avait pas de meilleure idée.

Il l'avait conduite sans se presser vers une taverne qu'une enseigne désignait comme « Le baveur ». C'était d'ailleurs loin d'être sa première visite, l'endroit était proche de chez elle. On y servait des boissons de qualité très discutable mais à un prix abordable. Plus important, il y avait des coins à l'ombre pour ceux souhaitant s'isoler.

En arrivant elle réalisa que son guide n'avait pas emprunté le chemin le plus direct. L'une des nombreuses venelles aurait pu réduire le trajet.

— On peut s'assoir là ? proposa l'inconnu en désignant une petite table ronde à l'écart des oreilles indiscrètes.

Un vieux banc y était accolé, c'était un coin privilégié par les jeunes couples. Elia acquiesça lentement en choisissant une chaise. Avant d'avoir pu s'assoir, elle eut un mouvement de recul involontaire : Diken venait d'ôter sa cape, dévoilant l'uniforme orange des services d'ordre de la ville basse.

— Vous êtes un Gardien ?!

— Pas la peine d'employer un terme si peu familier, je sais que tout le monde ici nous appelle les « cafards », rétorqua l'autre le sourire aux lèvres en prenant ses aises sur la banquette. Assieds-toi, je t'en prie. Je t'ai déjà dis que je n'avais pas de mauvaises intentions, d'ailleurs les Gardiens sont sensés aider les gens dans le besoin non ?

Elia ne pouvait nier ce point. Au cours des dernières années cependant, leur ordre s'était surtout fait connaître en matant les révoltes qui n'avaient pas manqué d'éclater à chaque pénurie. Dans la ville basse, les membres de gangs avaient meilleure réputation que les Gardiens. Elle prit donc place à distance raisonnable de son hôte.

— Qui êtes-vous au juste ? demanda-t-elle de but en blanc.

Le soldat haussa les épaules.

— Le sergent Raar, Diken Raar, un simple enquêteur.

— L'autre type, celui qui vous accompagnait, c'est un Gardien lui aussi ?

— Pas du tout.

Diken lui offrit encore un de ses sourires énigmatiques. Elle mourait d'envie de décharger sur lui toute la frustration qu'elle avait accumulé, mais se contrôla.

— La vraie question c'est toi, belle demoiselle, reprit le soldat. Qui es-tu et que voulais-tu à Dylan ? Et surtout pourquoi te refuse-t-il un droit de visite qu'il accorde aux pires crapules de la cité ?

La jeune femme grimaça en comprenant qu'elle s'était fait mener par le bout du nez. C'était donc ça, il s'intéressait à ses relations avec Dylan. Pourquoi l'avait-elle suivi ? Dans quelle sorte d'ennuis était-elle en train de se fourrer ?

Elle songea à s'excuser, à partir sans tarder, mais au milieu de toutes ces pensées le visage de son frère lui apparut.

Je n'ai pas le droit de reculer, pas s'il y a la moindre chance.

— Mon nom est Elia Vend, répondit-elle enfin. Je travaille dans le dispensaire du septième quartier. J'ai un petit frère de dix-sept ans, Lucas, qui a soudainement disparu hier. Je pensais que peut-être...

— Ton frère est-il membre d'un gang ? proposa aussitôt Diken d'une voix calme.

— Non ! Il n'a jamais... écoutez, je pense que je devrais partir. Je ne sais même pas pourquoi je...

Alors qu'elle se redressait, le soldat lui rattrapa le poignet. Il ne serra pas, ne fit preuve d'aucune violence, mais ne lâcha pas lorsqu'elle tenta instinctivement de la dégager et la regarda droit dans les yeux.

— Je devais poser cette question, s'excusa-t-il.

Elia marqua une courte hésitation puis opina.

— Vous pouvez me lâcher maintenant ?

— Oh, bien sûr.

Il se recula subitement, comme surpris de constater qu'il la tenait encore. Elia le regarda un instant, trouvant décidemment cet homme très étrange, avant de se rasseoir lentement.

— Quand l'as-tu vu pour la dernière fois ? reprit le Gardien.

— Il y a deux jours, tard le soir. Il avait traîné dehors, comme ça lui arrive souvent. Il est rentré couvert de fluide et je l'ai aidé à s'en débarrasser. Quand je suis rentrée du travail hier soir, la porte de notre appartement était ouverte et il y avait de quoi manger, mais il n'était pas là. Il n'est clairement plus revenu depuis, ce qui ne lui ressemble pas.

— Couvert de fluide ? Il se serait approché d’un canal d'évacuation au moment d'une purge ?

— Il a juste été assez stupide pour entrer dans les égouts ! s'exclama Elia.

Elle ne revenait toujours pas de l'imprudence de son frère cette nuit-là. Ce n'est que lorsqu'elle vit Diken la fixer avec un intérêt renouvelé qu'elle songea qu'elle en avait peut-être trop dit.

— Les égouts ? Tu es sûre ?

— Oui, c'est ce qu'il m'a dit, pourquoi ?

— Ton frère travaillait pour Dylan n'est-ce pas ?

— Je...

Elia s'interrompit et regarda son vis à vis d'un air soupçonneux. Les activités gérées par le vieillard étaient très diverses, mais rarement légales. Diken haussa les épaules d'un air innocent.

— Je ne suis pas en service et ce genre d'affaires ne me concernent pas de toute façon, assura-t-il.

— Je sais que Lock rendait parfois de petits services à Dylan, lâcha-t-elle finalement.

Elle décela alors une étincelle dans le regard du Gardien. La jeune femme fut aussitôt convaincue qu'il avait compris quelque chose — ou qu'elle avait confirmé ses soupçons — mais de quoi s'agissait-il ? Elia mourait d'envie de lui tirer les vers du nez, mais l'uniforme du soldat lui rappelait les limites à ne pas franchir. Diken marqua une longue pause et elle se contenta donc d'attendre en se triturant nerveusement les doigts.

— Tu ferais sans doute mieux d'oublier cette histoire, asséna-t-il finalement en se redressant.

— Quoi ? s'étonna-t-elle, surprise par ce revirement soudain.

— Beaucoup de jeunes gens disparaissent du jour au lendemain ces temps-ci. Nous vivons des temps difficiles, je suis désolé.

Il fit mine de vouloir partir mais cette fois ce fut elle qui le rattrapa par le bras.

— Vous savez quelque chose !

— Tu devrais suivre mon conseil.

— Mon frère est tout ce que j'ai !

Elia sentait les lames lui monter aux yeux. Incapable de faire le tri dans ses émotions, elle se força néanmoins à afficher un regard déterminé en serrant de plus belle le poignet de Diken qui finit par grimacer. Le soldat soupira et se rassit tout près d'elle. Elle frémit en raison de cette proximité dérangeante, mais ne bougea pas d'un pouce.

— Pas la peine de me concasser le bras, ricana-t-il.

Le regard de la jeune femme tomba sur sa main et elle le relâcha avant de le fixer aussitôt droit dans les yeux. Diken finit par détourner le regard, à sa grande satisfaction.

— Très bien, reprit-il enfin. Il y a peut-être une chance, mais cela prendra du temps et ne sera pas sans danger. Tu devras faire tout ce que je te dirai, sans discuter.

— D'accord, rétorqua-elle sans marquer d'hésitation.

Visiblement surpris, Diken la regarda un instant avant d'enfin approuver d'un hochement de tête.

— Bien, suis-moi. Rappelle-toi que tu dois me suivre quoi qu'il arrive. Fais mine de me faire faux-bond un seul instant et tu devras te débrouiller seule.

Elia lui adressa un sourire de défi en se levant.

— Comptez-sur moi.

Diken prit la direction du bar et se baissa par-dessus le comptoir pour glisser quelques mots à l'oreille du tenancier. Ce dernier les invita d'un geste à passer derrière lui et le Gardien mena Elia dans une remise où se trouvaient plusieurs cuves métalisées aussi grandes que la jeune femme. De petites conduites partaient des contenants pour se diriger vers la pièce principale. Elia remarqua avec dégoût la couche de poussière et les teks qui grouillaient dans un coin, autour d'une flaque.

Je ne viendrai plus jamais prendre un verre ici, se promit-elle.

— Par-ci, murmura Diken en la dirigeant vers une cuve tout au fond de la pièce, un réservoir arrondi.

— Qu'est-ce qu'on vient faire là ? chuchota-t-elle.

Pour toute réponse le Gardien tapota en rythme contre la paroi. C'était comme une petite partition musicale, mais le temps qu'Elia se demande ce qu'il faisait, la surface devant eux pivota pour révéler une volée de marches.

— Après-toi, sourit Diken.

S'il s'attendait à ce qu'elle hésite maintenant, il rêvait ! Elia se baissa pour s'engager dans la galerie qui dégageait une odeur difficile à identifier, un mélange écœurant entre moisissure et chair brûlée, éclairée par de faibles lampes cristallines, très espacées au surplus.

Ils progressèrent sur une cinquantaine de mètres pliés en deux avant d'atteindre une nouvelle porte en métal contre laquelle Diken répéta son étrange manège. Lorsque la paroi pivota, le visage de la jeune femme reçut une agréable vague de chaleur. Elle découvrit une pièce large et lumineuse, remplie d'un air légèrement parfumé, sans doute pour contrer les vapeurs méphitiques du tunnel. Les "murs" étaient taillés dans la roche et de vieux meubles aux styles variés avaient été disposés çà et là, fauteuils, lits, tables et chaises... Elia se concentra plutôt sur ses hôtes, qui l'observaient avec un mélange de méfiance et d'étonnement.

Un homme chauve très bien portant était avachi sur un vieux canapé. À ses côtés se trouvait une jeune femme élancée dont la robe était si provocante qu'Elia se sentit rougir. Enfin, au centre de la pièce se trouvait le bel homme blond qu'elle avait croisé plus tôt. Débarrassé de sa cape, il arborait un uniforme semblable à celui de Diken mais entièrement bleu. Elle découvrit une carrure impressionnante à travers les pans de tissus tendus par les muscles saillants.

— Qu'est-ce qu'elle fait ici ? demanda abruptement ce dernier en fronçant les sourcils.

— Je vous présente Elia, répondit tranquillement Diken. Je suis sûr qu'elle fera une très bonne recrue pour la rébellion.

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