Elia (1/2)

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— Hé, Elia !

— Hum ?

La jeune femme redressa la tête et découvrit que sa collègue la fixait d'un air agacée.

— Je t’ai demandé une compresse, à deux reprises, expliqua cette dernière en insistant sur le « deux ».

— Oh, pardon Julia.

Elle s'empressa de rejoindre le buffet où étaient stockées leurs maigres réserves de fournitures, puis revint avec un sourire contrit.

Entre les deux soigneuses se tenait une autre jeune femme. Elia ne la connaissait que de vue, mais les visiteurs de sa patiente appelaient cette dernière affectueusement « Loli » et s’accordaient à décrire une femme charmante, travailleuse et toujours joyeuse. Loli avait également deux jeunes enfants de trois et cinq ans qui ne manquaient pas de venir la voir chaque jour.

De par son expérience, Elia savait que les souffrances de Loli ne dureraient plus très longtemps. La malade n'avait plus rien à voir avec ces jolies descriptions : elle n'avait pas trente ans mais en paraissait le double, sa peau craquelée tirait vers l'ocre et de son joli sourire il ne restait rien. La pauvrette n'avait plus une seule dent.

La soigneuse soupira. Quel crime avait commis Loli pour mériter de finir dans cet état ? Elle avait travaillé âprement pendant quinze ans dans une laverie, des années à traiter les vêtements souillés d'ouvriers des égouts ou des mines. Diagnostiquée six mois plus tôt, il ne lui restait déjà plus que quelques jours à vivre. Le "mal jaune" était apparu une vingtaine d'année plus tôt, du jour au lendemain, à peu près en même temps que la brume et les premiers rejets de fluide depuis la ville haute. Nombreux avaient été ceux qui présumaient d'un lien entre les phénomènes. Pour autant, la seule chose importante aux yeux de la jeune femme étaient les ravages que la maladie causait et l'absence de remède connu.

— Qu'est ce qui te tracasse ? Tu as la tête ailleurs aujourd'hui, remarqua Julia quelques minutes plus tard.

Elles étaient occupées à laver énergiquement leurs gants de protection.

— Oh, ce n'est rien...

— Un homme ?

Julia lui adressa un sourire taquin, avec peut-être un brin d’espoir dans les yeux. En un sens, elle avait de bonnes raisons : mieux valait avoir du soutien pour tenir le coup avec leur travail. Pouvoir se changer les idées une fois rentrées chez elles était presque un besoin vital, mais Elia répondit par un profond soupir.

— Je n'ai pas le temps pour ça en ce moment.

— N'importe quoi ! rétorqua son amie en secouant la tête. Je ne t’ai plus vu fréquenter qui que ce soit depuis des mois. C'est malheureux pour une fille aussi jolie que toi ! Méfie-toi, le temps passe plus vite que tu ne le penses. À ton âge j'avais déjà mes deux aînés. Tu sais que tu plais beaucoup à Quill ? Vous iriez très bien ensemble.

Elia jeta malgré elle un regard furtif au jeune homme qui déplaçait un brancard non loin d'elles, mais détourna les yeux avant qu'il ne s'en aperçoive.

— C'est mon frère, expliqua-t-elle pour changer de sujet. Il n'est pas rentré hier soir.

— Oh, le voyou...

— Ne parle pas de lui ainsi ! Il est un peu naïf et se laisse facilement entraîner, mais c'est quelqu'un de bien. Il ne cherche qu’à aider.

— Si tu le dis. En tous cas il te cause bien trop de soucis. Ce n'est pas la première fois qu'il te fait le coup après-tout, remarqua Julia en haussant les épaules.

Elia se contenta d'acquiescer silencieusement, mais elle ne pouvait s'ôter l'idée de la tête qu’il y avait vraiment un problème cette fois. Lock était intenable, imprévisible, mais il faisait toujours de son mieux pour éviter de l'inquiéter. Ils veillaient l’un sur l’autre depuis des années, chacun à sa façon.

Il y avait aussi trop de bizarreries. En rentrant la veille, elle avait trouvé la porte entrouverte ainsi que du pain frais sur la table, un comme ils n’en avaient plus eu depuis des mois, encore chaud. Plus incroyable encore était le contenu de la boîte qui se trouvait juste à côté : une magnifique robe de soirée turquoise, juste à sa taille. Le Lock qu'elle connaissait aurait tout sacrifié pour ne pas rater une miette du spectacle de sa stupéfaction. Il aurait tout donné pour affronter avec un sourire narquois les reproches qu’elle n’aurait pas manqué de lui envoyer en retour.

Mais il n'était nulle part.

— Ça te dérange si je pars un peu plus tôt aujourd'hui ? demanda-t-elle enfin.

— Pas de problème, on a presque fini de toute façon.

Elia hocha la tête et s'empressa de se changer. Les employés du dispensaire portaient des combinaisons complètes, gants et masque compris, faites dans un matériau étanche et rigide dont elle ne connaissait même pas le nom. Un cadeau de la ville haute, du temps où les nantis en avaient encore quelque chose à faire d'eux. Elle enfila rapidement sa longue robe en coton élimé et ses bottines crasseuses, puis détacha ses cheveux en inspirant une longue bouffée d'air conditionné. La jeune femme poussa enfin la porte qui la séparait de la grande rue.

Sans surprise, Elia fut aussitôt agressée par l'air méphitique et chargé de poussière qui était devenu le quotidien dans la banlieue de Mogrador. L'étrange brume qui couvrait la ville basse ne leur offrait aucune humidité et le soleil encore haut peinait à percer son voile. La jeune femme avait de vagues souvenirs de l'ancienne époque. Elle retrouvait parfois en rêve les plantes vertes qui s’agrippaient à la façade de leur maison, les arbres couverts de feuilles face à la fenêtre de sa chambre. Elle se revoyait sur les épaules de son père, grimpant une colline à l'écart de la ville pour admirer une vue dégagée de l'immense cité de Mogrador. Elle n'avait encore que vingt-trois ans, comment deux décennies avaient-elles pu suffire à changer les choses à ce point ?

Mettant fin à ces songes mélancoliques, Elia se dirigea d'un pas décidé vers son appartement.

— Lock ? héla-t-elle en arrivant.

Sans réponse, elle entra dans la chambre de son frère sans prendre le temps de se déchausser. Le lit était parfaitement en ordre, ce qui n'arrivait jamais.

Mais où est-il passé ?!

Revenant dans la pièce principale, son regard tomba sur le morceau de pain à peine entamé. Avec son ventre tordu par l'anxiété, elle ne se sentait pas capable d'y toucher. La seule idée d'en manger la dégoûtait. Elia conclut qu'elle ne trouverait pas le sommeil cette fois encore, il lui fallait des réponses. Son regard se durcit et elle retourna dans la rue.

La jeune femme atteignit sa destination en quelques minutes. Deux colosses surveillaient l'entrée de la grande bâtisse qui lui faisait face et elle marqua une courte hésitation.

Si Lock apprend que je suis allée le voir, il ne manquera pas de se moquer de mes sermons.

Serrant les poings, la jeune femme s'avança néanmoins vers les cerbères. Elle reconnut aussitôt l'un d'eux, "Pat", se souvint-elle. Il était souvent en compagnie de son frère, un de ses rares compagnons à ne pas être une vraie fripouille selon elle. Bien qu’il soit imposant comme un ours, Pat avait un cœur tendre et il se voyait comme le nez au milieu de la figure qu'il avait un faible pour elle. Si par le passé Elia avait fait comme si elle n'avait rien remarqué, cette fois elle fonça droit sur lui et lui offrit son plus beau sourire.

— Dylan est là ? J'ai une question pour lui.

— Elia ? s'étonna le grand bonhomme, visiblement déstabilisé par son arrivée soudaine. Oh, désolé il est...

— Il est parti pour quelques jours, une affaire importante, trancha son voisin.

— Oui, voilà, termina Pat d'un air penaud. Mais on peut peut-être te renseigner ?

La jeune femme fronça les sourcils, le vieillard avait la réputation de savoir tout ce qui se passait dans la ville basse sans jamais avoir à mettre le nez dehors.

— Vous avez vu Lock récemment ?

— Il est passé hier, l'air tout excité, affirma Pat.

— Pas depuis ?

Le colosse secoua la tête et elle sentit son cœur se serrer davantage. La jeune femme s'apprêtait à faire demi-tour quand elle entendit soudain des éclats de voix provenant de l'intérieur, puis la porte s'ouvrit à la volée.

— Il faudra choisir ton camp un jour, vieil homme ! s'écria un homme en sortant.

Elia se retrouva ainsi nez à nez avec le plus bel homme qu'elle ait jamais vu ! Grand et bien charpenté, il avait des yeux d'un bleu rayonnant et des traits gracieux. Ses cheveux blonds étaient coupés courts mais légèrement en désordre, ce qui lui donnait un air rebelle qui rehaussait son charme. La jeune femme le jugea d'à peu près son âge, pourtant c'était assurément la première fois qu'elle le rencontrait. Sitôt dehors, l'inconnu rabattit la capuche de la longue cape bordeaux qui cachait ses vêtements du bas du cou jusqu'au haut de ses bottes, puis il la fixa droit dans les yeux avec un air aimable.

— Excusez-moi, pourrais-je passer ? questionna-t-il d'une voix douce qui tranchait nettement avec la colère affichée un instant plus tôt.

La jeune femme frémit, se rendant compte qu'elle s'était arrêtée net, incapable de bouger ni même de réfléchir. Elle pesta intérieurement contre Julia.

C'est sa faute, elle qui tient tellement à ce que je fasse de nouvelles rencontres !

La gorge sèche, elle ne trouva pas ses mots et s'écarta maladroitement pour laisser passer le bel inconnu.

— Elia... commença Pat dans son dos, d'une voix hésitante.

Elle ne lui laissa pas le temps de l'atteindre. Ayant repris ses esprits, la jeune femme se précipita vers la porte entre-ouverte, déterminée à se glisser à l'intérieur avant que les gardes n'aient pu intervenir. Elle percuta alors un autre individu, doté d'une imposante stature, qui sortait à la suite du premier. Incapable de conserver son équilibre, la jeune femme repartit en arrière et s’affala misérablement.

— Vous allez bien ? réagit le nouveau venu en se baissant vers elle, l'air plus étonné qu'autre chose.

Elia savait que c'était sa seule chance, aussi ignora-t-elle la main tendue pour se relever avec empressement et se relancer en avant. Les deux gardes de Dylan s'interposèrent, ils la saisirent par les épaules et l'écartèrent de la porte sans ménagement. Elle vola littéralement en arrière pour aller rouler dans la poussière en étouffant un gémissement. La jeune femme se redressa avec un goût de sable en bouche et une douleur à la hanche. En levant les yeux, elle découvrit les quatre hommes immobiles, les yeux fixés sur elle. Le bel homme et son compagnon avaient surtout l'air surpris et Pat désolé, mais le compère de ce dernier avança vers elle les yeux plein de colère.

— Tu devrais partir avant d'aggraver ton cas ! menaça le cerbère.

— Qu'est-ce qui vous prend ? Qu'est-ce qui se passe ici ? s'interposa l'homme heurté par la jeune femme.

— C'est pas tes affaires mon gars, tu ferais mieux d'partir sans faire d’histoire, rétorqua le garde d'une voix sourde.

— Vous...

— Pas d'esclandre Diken ! intervint l'homme en rouge. Ce ne sont pas nos affaires et nous sommes attendus.

Elia se leva en s'attardant sur le physique de son défenseur. Il portait lui aussi une cape qui dissimulait ses vêtements, grise celle-ci. Tout comme son compagnon, ses traits lui étaient inconnus mais ils étaient également plus communs. Son visage légèrement buriné trahissait quant à lui quelques années de plus. Il avait cependant son charme lui aussi, avec ses yeux et ses cheveux désordonnés châtains clairs.

Elle retourna son attention vers les deux gardes.

— Vous m’avez dit qu’il n’était pas là ! gronda-t-elle alors que la colère grandissait en elle.

Pat secoua sa tête massive, il avait l’air vraiment peiné.

— Désolé Elia, on a reçu des consignes claires.

— De me tenir à l'écart ? Pourquoi ? Où est Lock ?!

Elle fit un pas vers les deux molosses qui se raidirent. La jeune femme voulait foncer droit devant elle, pousser cette fichue porte, trouver Dylan et le forcer à lui dire tout ce qu'il savait au sujet de Lock ! L'inquiétude d'Elia avait fait voler en éclat tout contrôle sur ses émotions, elles bouillonnaient en elle. À cet instant où rien ne semblait pouvoir la toucher, une main se posa pourtant sur son épaule, la pétrifiant aussitôt.

— Du calme, invita l'homme à la cape grise d'une voix douce.

Elia le dévisagea vivement avec colère et défi et il recula aussitôt, levant les mains de façon innocente. Il secoua ensuite la tête d'un air contrit.

— Tu n'obtiendras rien de bon à insister ainsi. Pourquoi ne pas plutôt m'accompagner, histoire de m'expliquer de quoi il en retourne ?

Il lui présenta un sourire encourageant qui donna davantage à Elia l'envie de le gifler que de le suivre.

De quoi se mêle-il celui-là ? Sans lui je serais à l'intérieur !

Lorsqu'elle redirigea son attention vers Pat et son compère, qui se tenaient immobiles comme deux statues d'acier, telle une montagne infranchissable, sa colère avait toutefois reflué.

J'ai autant de chance de forcer le passage que de les convaincre de me laisser passer sans réagir, constata-t-elle pleine de frustration.

— Explique-moi ce qui ne va pas, je te promets que je n'ai aucune intention cachée, reprit gentiment l'homme en gris qui s'était à nouveau rapproché d'elle.

Elia le jaugea du regard. Elle ne savait rien de lui et avait appris à se méfier des paroles mielleuses, mais maintenant que sa colère était passé elle ne savait plus quoi faire. Elle ne voyait personne d'autre que Dylan pour l'aider, d'autant que le vieillard savait visiblement quelque chose.

— Diken... commença le blond en venant vers eux à son tour.

— Oui, oui, je sais, on est attendus. Mais vous n'avez pas besoin de moi, pas vrai ? Tu peux partir devant ? Je vous rejoindrais vite.

Le bel homme adressa un regard calme à Elia, qui frémit malgré elle, puis il hocha lentement la tête et partit sans attendre d'un pas vif. L'autre se tourna vers elle une fois de plus.

— On va faire un tour ?

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