La coquille (partie 5)

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Liane essaye tant bien que mal de rassurer sa voisine ; non elle n'a pas besoin d'aide, merci beaucoup. C'est une femme de l'âge de Liane, qu'elle connait de loin, mais pas plus que ça. Elle avait choisi de s'installer à cet endroit car l'anonymat qu'il offrait, la solitude qui l'entourait, lui plaisaient beaucoup à l'époque. Aujourd'hui, ça la fait doucement rigoler de repenser au moment où elle a acheté la maison, ce moment où le silence lui faisait du bien, silence qu'elle était venue chercher ici, en plein milieu des champs, dans cette maison qui n'en avait qu'une autre pour voisine. Cette voisine d'ailleurs, n'avait jamais été envahissante, sûrement elle s'était installée ici pour les mêmes raisons que Liane : on ne fait jamais de meilleurs voisins que ceux qui vivent au même rythme que vous. Mais aujourd'hui cette femme qu'elle croise régulièrement sans vraiment la connaître ne veut pas partir de chez elle. Cette femme la regarde avec un air de pitié qui, à travers les yeux de la pauvre Liane, prend des airs de condescendance. Ne pouvant soutenir son regard plus longtemps, elle lui demande froidement de la laisser, elle est calmée, ce n'est rien de grave. La voisine fait une ultime tentative, et mentionne timidement Léo. Le regard de Liane se durcit. Sans dire un mot de plus, et sans en attendre l'ordre non plus, parce qu'il n'était pas vraiment nécéssaire, la voisine recule et, après un bref signe de tête en direction de Liane, se dirige vers la porte. En passant le seuil de la porte, elle ne peut pas s'empêcher de se demander si elle fait bien, de laisser cette femme-là toute seule.

La fatigue s'empare de Liane dans les secondes qui suivent le départ de l'importune, une fatigue contre laquelle il semble impossible de lutter. Elle n'essaye même pas : se laissant tomber de tout son poids sur le canapé, Liane plonge dans un sommeil sans rêve. Quand elle rouvre les yeux, il lui semble que quelques minutes seulement se sont écoulées. Le pas lourd de Sylvain derrière la porte, le bruit de la clef dans la serrure, celui de la porte qui grince quand elle tourne sur ses gonds, ne laissent pourtant aucun doute quant à l'heure qu'il est : Liane a dormi presque toute la journée. Elle se lève brusquement et tente de se composer un visage détendu. C'est peine perdue : la pauvre femme a même encore des feuilles dans les cheveux, souvenirs de sa mésaventure champêtre. Elle accueille son compagnon avec un sourire – forcé – plus large que ceux auxquels il avait fini par s'habituer. Il s'en étonnerait presque, mais se contente d'un signe de tête. Un robot. Le sourire s'éteint rapidement sur le visage de Liane. Elle regarde Sylvain se mouvoir à travers la maison, faire sa petite danse routinière, celle qu'il exécute chaque fois qu'il rentre du travail. Il retire ses gants, soigneusement, doigt par doigt. Il retire son manteau, l'accroche à la patère prévue à cet effet. Il retire son écharpe, qui subit le même sort que le manteau. Quand il a fini de retirer les couches de vêtements qui sont de trop à l'intérieur d'une maison, comme on pèle un oignon, il va à la cuisine, il n'a toujours pas dit un mot, et se sert un verre de son whisky préféré, le premier de la soirée. Il pose le verre sur la table basse, se projette dans le canapé, saisit la télécommande, allume la télé. Généralement, à ce moment-là, Liane brise le silence. Elle dit quelque chose comme « comment s'est passée ta journée ? » ou « tu as faim ? Qu'est ce qu'on pourrait manger ce soir ? ». Puis elle chronomètre la réponse de son compagnon. Ce soir-là elle reste droite sur le canapé à côté de Sylvain, elle ne prononce pas un mot, et semble secouée de frissons. Son téléphone, qui lui sert discrètement de chronomètre, est sur le bureau, hors de portée. Il faudrait qu'elle se lève, mais elle en est incapable, pas tout de suite. De toute façon se dit-elle avec amertume, si elle même n'ouvre pas la bouche, il n'y aura rien à chronométrer. Ce n'est pas l'homme qui devrait partager sa vie, devenu presque un inconnu, qui entamera une conversation : elle n'est pas sûre de grand-chose, mais ça elle le sait. Pendant que Sylvain regarde la télé, Liane s'emmêle dans ses pensées. Le programme est léger, c'est une de ses séries préférées, et pourtant elle ne prête aucune attention aux images qui défilent sur l'écran. Elle réalise son propre film, dans sa tête. Elle retrouve la douleur sourde de tout à l'heure, ce désespoir qui cherche à s'accrocher quelque part et se cogne, invariablement, contre chacune des parois de son corps. Elle ne cherche pas à s'en débarrasser, au contraire, un sourire malsain dessiné sur ses lèvres minces, elle le nourrit consciencieusement. Elle a l'impression de porter un enfant : au plus profond de son corps, à l'intérieur même de sa chair, le nœud émotionnel qu'elle a créé palpite. Quel soulagement quand enfin il éclatera, ce désespoir qu'elle couve comme une mère. L'ivresse de l'anticipation la dépossède de tous ses sens, à l'exception du toucher : elle ne voit plus rien, n'entend plus rien, ne sens plus rien ; elle est toute entière à sa chair, le monde extérieur n'est plus qu'un vague souvenir, elle doute même qu'il ait un jour existé, il n'y a plus qu'elle, qu'elle qui existe. Jamais Liane ne s'était sentie aussi vivante, aussi vibrante qu'en cet instant.

- Ça va ?

Rien n'aurait pu la surprendre plus que cette question. Liane, arrachée à elle-même, reste silencieuse, revient doucement au monde, à Sylvain. Elle pense à son chronomètre là-bas sur le bureau. Son cœur bat à toute allure.

- Ça va ?

- Mmmh mmmh.

- Ça n'a pas l'air.

- Qu'est ce que tu en sais ?

Les mots ont fusé. C'est la première fois qu'elle lui parle aussi sèchement depuis l'accident. Jusque là, elle s'était bien gardée d'exprimer la moindre émotion en la présence de Sylvain, pour ne pas le brusquer. Mais Liane a perdu le contrôle, elle a rendu les commandes, abandonné le navire. Elle s'entend, elle voit la surprise dans les yeux de Sylvain. Spectatrice impuissante, elle sait qu'elle va continuer, qu'elle va tout lâcher. Elle attend ça depuis si longtemps. Comment a-t-elle pu ne pas s'en rendre compte ? Tout son corps est en ébullition, elle se dit que c'est agréable, même si ça fait mal.

- Tu veux m'en parler ?

Liane tente de réprimer un cri de douleur ; un gémissement presque animal passe la barrière de ses lèvres. Les mots, la soudaine attention, la compassion de Sylvain lui font mal. Il faut qu'il arrête de parler.

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