La coquille (partie 1)

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-Qu'est ce que tu voudrais manger ce soir ?

- Je ne sais pas.

-Tu n'as pas une petite idée ?

-Non.

-Cherche.

-Tu n'as qu'à faire ce qui te fait plaisir.

-Rien ne te ferait plaisir à toi ?

-Non.

Liane soupire. Elle se dit machinalement qu'elle ne sait pas pourquoi elle a posé la question, parce que depuis quelques temps la réponse varie peu. Il est vrai que tout ça n'est pas de la plus haute importance, mais elle aimerait bien qu'il recommence à participer à ce qu'elle appelle « la vie à la maison ». Il ne s'agit pas tellement de faire le ménage, il le fait quand c'est son tour, pas exactement comme elle voudrait que ce soit fait, mais ce n'est pas le problème. Le problème, selon Liane, c'est que Sylvain est devenu une coquille. Elle sait qu'il a ses raisons, de bonnes raisons, mais elle pense aussi qu'au bout d'un moment, il faut revenir à la vie, leur vie. On ne peut quand même pas rester une coquille indéfiniment. Elle, elle ne demande qu'à l'aider. Sylvain est assis dans le canapé, un verre à la main, comme tous les soirs en rentrant du travail. En entendant Liane soupirer, il se redresse, pose son verre sur un coin de la table basse, et se dirige vers la cuisine. Il regarde machinalement le comptoir sur lequel Liane a posé les ingrédients du repas du soir. Il lui dit gentiment mais brusquement d'aller s'asseoir, qu'il s'occupe du dîner.


Liane et Sylvain mangent en silence, devant la télé. Il ne s'arrête de mastiquer que pour porter un verre de whisky à ses lèvres abîmées. De temps en temps, elle rit silencieusement à une bêtise dans la télé. Elle aime bien regarder des programmes légers.

-J'ai croisé la maman de Samuel aujourd'hui au supermarché.

-Mmmh.

-C'était un ami de Léo non ?

-Mmmh.

Un mouvement de tête et un grognement. Liane se retourne vers le téléviseur. Elle ne sait pas bien quoi penser, ni comment se sentir. Le silence, qu'elle croyait pourtant chérir, commence à peser un tout petit peu trop lourd. Elle n'a jamais été très bavarde Liane, c'est plutôt une femme qui aime réfléchir dans son coin, et jusque là, cette relation avait tout pour la rendre heureuse. Mais là ça commençait à faire beaucoup de silence. Ils avaient vu passer tout l'été, et toujours pas un mot. Pas un mot, bien sûr quand elle pense ça, elle exagère, il dit encore quelques mots Sylvain. Mais plus beaucoup. Plus assez. Souvent, elle se demande si il est plus bavard au travail. L'autre jour, quand elle l'attendait dans la voiture à la sortie du bureau, elle a vu ses lèvres bouger, et elle pourrait jurer qu'il a prononcé devant son collègue bien plus que les quelques mots qu'il lui réserve à elle. Sur le coup, elle s'était dit que c'était une bonne chose, qu'il puisse parler à son collègue comme ça. Elle ne savait pas de quoi, et elle se doutait bien – ou l'espérait-elle ? – que ça ne devait pas être très important, mais elle s'était dit que c'était bien. Au cours de cette même soirée cependant, elle avait compté les mots qu'il lui avait adressé. Le jour d'après aussi, et celui d'après également. Il a fallu plusieurs jours pour en arriver – c'est une estimation – à peu près au même nombre de mots qu'il avait offert à son collègue en une seule conversation. Presque malgré elle, elle commençait à ressentir la piqure désagréable de la jalousie. Elle se mit à compter, non plus le nombre de mots, car c'est une tâche presque impossible, mais le nombre de secondes, de minutes qu'il accordait à chaque personne au cours de ses journées. Liane avait pris l'habitude de chronométrer le temps de parole de son compagnon. Elle avait même créé un tableau sur son ordinateur, et tous les soirs elle rentrait avec beaucoup de sérieux les chiffres dans les cases. Elle se rendait bien compte que son comportement n'avait aucun sens, mais elle arrivait facilement à repousser toute phase de lucidité par rapport à ses actions récentes dans son inconscient, et, au bout de quelques jours, elle ne fut même plus gênée d'agir ainsi. Après tout, c'était de sa faute à lui si elle en arrivait à de telles extrémités. Elle n'en aurait parlé à personne évidemment, mais d'elle à elle, elle ne se jugeait pas, en tout cas plus comme au début. À vrai dire elle n'avait plus vraiment le temps d'y penser : elle comptait. Aujourd'hui, Sylvain en était à treize secondes avec la caissière du supermarché, et vingt-deux avec elle. À sa connaissance, il n'avait parlé à personne d'autre, c'était un jour de congé. Au travail, elle ne pouvait pas savoir à quel point il parlait, mais ça la rendait folle d'imaginer toutes les secondes qu'il devait octroyer aux autres quand elle n'était pas là. Elle chassait soigneusement ce genre de pensée dès qu'elle se formait, sans quoi la rage reviendrait et, bien que muré dans son silence infernal, elle avait décidé que Sylvain ne la méritait pas. Finalement, Liane décide d'aller se coucher et, par provocation sûrement, elle se lève sans dire un mot, ni bonne nuit ni rien d'autre, rien que le bruit de ses pas. Sylvain, tout entier à son verre, ne lève même pas les yeux.

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