La cheminée (partie 2)

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Au réveil, ce matin, je remarque que j'ai encore plus froid que d'habitude. Les draps sont gelés autour de moi, humides. J'ai toujours mal à la tête, ça bourdonne, c'est désagréable. Ça fait deux jours que je me dis que ça se rafraichit dans la maison, alors que je n'ai pas mis un pied dehors – les routes sont toujours bloquées. Comment peut-il faire de plus en plus froid ? C'est comme si la neige avait réussi à s'inviter à l'intérieur. J'entends le vent dehors, je n'ai pas envie de sortir de mon lit. Il faudrait que j'aille faire des courses aujourd'hui, je n'ai plus qu'une poignée de riz et une orange pour me nourrir. Heureusement, il reste du café. Il y a une petite épicerie dans mon village, je me demande si elle sera ouverte. Je pourrais y aller à pieds.


Ce n'est pas une surprise, mais je ne suis pas allée à l'épicerie. Je suis certaine qu'elle est fermée maintenant. De toute façon je n'ai pas vraiment faim, l'orange me suffira amplement. Les chasse-neige sont passés tout à l'heure, ils commencent à dégager tout le coin, ce sera certainement praticable demain matin. Je pourrais appeler Carole pour savoir ce qu'il s'est passé au boulot ces derniers jours, elle a toujours une oreille qui traîne partout et elle n'est pas avare de potins, en tout cas pas avec moi. Je ne pense pas qu'elle s'entende bien avec les autres filles, mais moi elle m'apprécie, elle dit que je sais bien écouter. C'est vrai que je ne suis pas bavarde, et Carole ça lui fait plaisir de pas être interrompue sans arrêt. Réflexion faite, j'attendrais demain pour les potins, je suis fatiguée et chaque mouvement me demande un effort, alors je ferais mieux de ne pas m'embarquer dans une conversation téléphonique qui pourrait durer des heures. De toute façon, on en a du temps au boulot. Dès que j'ai commencé à penser aux collègues, mon ventre s'est noué, et les questions sont revenues. C'est bizarre, parce qu'en y réfléchissant, je m'en posais beaucoup moins, des questions, quand j'étais toute seule chez moi, avec la neige, la cheminée, et mon café. En fait j'avais plutôt tendance à ne penser à rien ces derniers jours, j'étais presque vide, désincarnée. Toute cette activité cérébrale relance mon mal de tête, ça bourdonne fort contre les parois, j'ai l'impression que ça va exploser. Je vais aller prendre une bonne douche. Si ça ne soigne pas le mal de tête, au moins ça me réchauffera, et c'est toujours ça de pris n'est ce pas ?


Il y a des jours comme ça où rien ne semble aller bien. J'ai en moi comme un goût de tracas, une tristesse infinie que rien ne semble justifier. Aucune catastrophe à déclarer, pas d'incident, même pas une vibration discrète à la surface de mon existence. Rien, et pourtant déjà trop. Je me sens lourde et j'ai toujours froid. Je me demande si d'autres personnes que moi ont déjà ressenti cela. Oui, évidemment, je suis loin d'être seule sur Terre, qu'est ce que je vais m'imaginer. Je ne suis pas si spéciale. Je ne sais pas pourquoi j'ai ces accès de suffisance, je suis quelqu'un de plutôt simple en général. Mais des fois je m'imagine presque en héroïne, quelqu'un qui serait différent, peut être pas mieux non plus, mais différent des autres, incomparable. Spécial. Et je sais pertinemment que je ne fais pas partie de cette catégorie, elle est réservée à quelques personnes seulement, et je n'ai pas le profil. Mais à certains moments, ça fait du bien d'y penser. Du bien et du mal, puisque très vite je suis obligée de me tirer de mes rêveries et de reprendre la vraie vie, la vie normale. Et dans la vie normale, je me prépare pour aller au travail, en me disant qu'aujourd'hui ne sera peut être pas pire qu'un autre jour. J'enfile une manche, deux, puis je passe la tête dans mon énorme pull en laine. Mon pantalon glisse doucement sur mes cuisses. Son contact me fait frissonner, mais pas d'une façon agréable, un frisson comme on en a quand on est malade, et que la peau rejette avec violence tout ce qui fait mine de s'approcher. Le temps que je ferme le bouton du pantalon, le frisson est parti, mais il m'a laissé une sorte de malaise nauséeux. Il me reste à me coiffer, mais ce sera vite réglé, et j'irais dé-geler ma voiture. J'arriverais en retard, mais je ne m'excuserais pas cette fois. Je ne suis pas d'humeur à m'excuser pour des choses sans intérêt. Et quelque part, au fond de moi, je considère que ce n'est pas totalement ma faute non plus. Après tout, j'ai glissé dans cette peau et mon patron dans la sienne, ça aurait pu être l'inverse non ? Des fois, je trouve le destin injuste. Les jolies gants que m'a offert ma mère sont sur le buffet, ils me narguent. Ils savent que je ne peux pas me passer d'eux, tout comme mon patron sait que je ne peux pas me passer de ce boulot. Injuste. J'ai horreur d'être à leur merci.


J'ai eu du mal à conduire tant mes mains me faisaient souffrir. Mais un large sourire est dessiné sur mon visage quand j'éteins le contact de ma voiture. Même pas gantées, elles ont fini par se réchauffer ces mains. Je décide sur un coup de tête que je n'ai plus besoin de gants. Je n'en peux plus de me dresser contre le froid, il est plus fort que moi, ça ne fait aucun doute. Dans ma vie, la chaleur a toujours été éphémère. Quand on a plus de bois pour la cheminée, le feu s'éteint, et le froid, toujours le froid, irrémédiablement le froid s'empare de tout. Ça s'infiltre cette saleté, on en a jamais fini. Et on a beau faire des cabrioles dans tous les sens pour se réchauffer, ça ne dure pas, ça ne dure jamais. La seule chose qui dure, c'est le mois de décembre. Si j'ai une certitude, dans la vie, c'est que le mois de décembre reviendra, il revient sans cesse. Quoi qu'on fasse. De toute façon, je ne sais plus quoi faire moi. Je remet le contact, démarre la voiture, passe la première. Mon cœur bat à toute allure, et mes pieds jouent sur les pédales, machinalement. Ce sale frisson me traverse la colonne vertébrale de part en part. Je ne pense plus vraiment à ce que je fais. Au moment de fermer la porte de chez moi, j'ai comme une boule au niveau de l'estomac. J'ai l'impression de retrouver une vieille amie, j'ai presque envie de lui dire bonjour, de l'accueillir convenablement. Je sais au fond de moi qu'elle est là pour un bout de temps. Son fonctionnement est toujours le même, elle s'installe, elle prend ses aises, elle s'empare de tout. Si elle n'était pas si lourde, je ne l'appellerais pas la boule, mais le gouffre. Je m'installe dans le canapé et allume la télé machinalement. Je ne me pose plus de questions, et pourtant je sais que le silence n'aura plus jamais sa place dans ma tête. Il a été chassé par le froid. Il faut pouvoir faire la différence, parce que le froid a parfois des allures de silence, à ceci près que le froid hurle, même si on ne l'entend pas. Tout se joue ailleurs que dans les oreilles, le froid s'égosille dans les muscles, il les tiraille, il vibre contre les parois du crâne sans aucun bruit, il tord le ventre de ses cris mais ne dit pas un mot. Je remet une bûche dans la cheminée, c'est la dernière. En me penchant, je remarque des moisissures sur les murs du salon. Je n'avais jamais fait attention. Il y en a partout, dans toutes les pièces de la maison. Et dans le salon, ça va encore. Le pire, c'est ma chambre. Je demande comment il est possible que je sois passée à côté de ça. Le genre de choses sur lesquelles on peut fermer les yeux jusqu'à ce qu'elles s'imposent. C'est quand même fou de penser que c'est là depuis un moment, sans que j'y prête la moindre attention. Pendant que je faisais le tour des moisissures, la bûche s'est à moitié consumée dans la cheminée. En me rasseyant dans le canapé, je ne peux pas m'empêcher de remarquer que, depuis quelques temps, je ne mets plus de point d'interrogation à la fin de mes questions. Comme si je me les posais sans les poser, comme si seule la question importait, et qu'elle n'appelait pas forcément une réponse. Je commence à divaguer complètement, ça me fait presque rire, c'est pitoyable. Je n'arrive pas à m'enlever ces visions de moisissures du crâne. Je ne sais pas si je dormirais dans ma chambre cette nuit.

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