Adhan - Vieille branche

6 minutes de lecture

La porte de l’auberge s’ouvrit. La pluie faisait rage au dehors et à la faveur d’un éclair, les clients attablés purent distinguer les traits de l’individu qui se tenait sur le seuil. Nulle armure, nulle arme, il n’était pas un soldat, la seule chose qui leur importait. Rassurés, ils ignorèrent le nouveau venu et continuèrent leur discussion à voix basse.

L’individu était d’aspect massif, mais son épaisse barbe blanche, qui cachait difficilement un visage buriné par l’effort, témoignait d’une jeunesse depuis longtemps enfuie. Il retira son manteau trempé et avisa une table isolée mais bien éclairée ; il était préférable de bien voir son assiette, les chasseurs de rats affichaient des affaires bien trop florissantes à son goût. Il appela l’aubergiste et commanda une chope de bière accompagnée d’une soupe bien chaude.

L’orage sévissait toujours en dehors quand l’aubergiste avertit les clients de la fermeture imminente de son établissement. La plupart partirent comme des ombres, sans un mot ; l’époque était difficile et les coeurs lourds, même après une soirée à boire tout son saoul. L'aubergiste soupira en fermant la porte derrière eux.

En se retournant vers la salle, il compta encore quatre personnes, dont la barbe blanche qui aspirait bruyamment sa soupe entre deux bouchées de pain sans se soucier de ce qui l’entourait. Il y avait aussi une avenante matrone appuyée sur le chambranle de la porte de la cuisine, un adolescent à l’air taciturne et un solide gaillard vêtu de cuir clouté. L’aubergiste se dirigea vers l’homme à la barbe en trainant une chaise au passage.

— Adhan, cela fait si longtemps…

Le prénommé Adhan ne répondit pas tout de suite. Il finit sa soupe puis sauça avec son dernier morceau de mie. Il repoussa l'écuelle en bois et vida sa chope d’un trait. Enfin, il leva les yeux vers l’aubergiste.

— Pas assez longtemps si tu te souviens encore de moi, m’est avis…

L’aubergiste esquissa un sourire. Adhan sourit aussi, un voile dans le regard. Il pensait sincèrement ce qu’il venait de dire. Sans se retourner, il s’adressa à la femme.

— Mama, ta bouffe est toujours aussi bonne. Bien trop bonne pour la vermine que tu nourris dans cette auberge… Des clients que j’ai pu apercevoir ce soir, la plupart ont sûrement payé avec l’argent d’un pauvre gars égorgé dans une venelle. Et que je sois damné s’il n’y avait pas des paires d’yeux et d’oreille du Vieil Elfe, et peut être même du Sombre…

Mama Kocha, prétendument la meilleure cuisinière de tout Cendrelune — comme il devait y en avoir dans chaque village — était une femme à la poitrine généreuse et au rire tonitruant. Mère de douze enfants, elle les avait tous vus mourir sous ses yeux alors que des Ogroons, maudite soit leur race, attaquaient leur masure. Elle répondit d’un ton sec mais dans lequel on décelait une certaine tendresse.

— Vieil ours, si je ne nourrissais pas cette espèce, je ne cuisinerais plus que pour moi ou pour Dayne… Tu as passé trop de temps dans ta forêt, beaucoup de choses ont changé.

— Je suis au courant, mégère. Même les forêts ne sont plus si sûres. J’ai dû couper plus de jarrets que de bûches ces deux dernières lunes. Tout ça parce que le Vieil Elfe est revenu. On s’agite de tout côté, on appelle, on mobilise … Mais hé, quoi de plus qu’il y a 75 ans ? Le Vieux est peut-être plus puissant maintenant, mais l’Autre ne s’est surement pas tourné les pouces en attendant…

Cette pensée assombrit la pièce. L’orage s’éloignait, mais des nuages noirs roulaient toujours dans le ciel menaçant. Adhan se perdit dans la contemplation des nœuds du bois de la table puis se tourna vers le forgeron.

— Alors Grenn, que nous amènes-tu là ?

Grenn ne parlait pas beaucoup, ce qui, pour quelqu’un travaillant dans le fracas d’une forge, ne gênait pas vraiment. Il était dans la force de l’âge, bien bâti. Son bras dénudé laissait apparaitre une dizaine d’entailles ainsi qu’une plaie encore sanglante en forme de larme,  gravée dans la chair. On ne pouvait pas trouver meilleur Compagnon pour chasser les bandits de grand chemin et autres Hérétiques. Alors qu'il n'était qu'un jeune apprenti, des soudards l’avaient obligé à broyer les mains de la fille du Maitre, par jeu, avec un marteau de forge. Il avait refusé. Ils avaient broyé eux-mêmes la tête de la malheureuse entre le marteau de l’apprenti et l’enclume du maitre.

Grenn s’approcha en prenant le jeune homme par l’épaule.

— Ça c’est Jenjen. J'te préviens, c’est un vaurien. J’l’ai attrapé à voler des lames dans ma forge. Mais j’crois qu’il fallait que j’te l’amène. Vas-y Jenjen, répète-moi ce que tu m’as dit tantôt…

Le garçon n’osa pas se rapprocher de la table. Sous l’épaisse tignasse blanche, les yeux d’Adhan le fixaient. Jenjen était plutôt malingre. Ses cheveux rasés laissaient apparaitre un crâne peu harmonieux et accentuaient s’il était possible l’extrême maigreur de son visage. Il contemplait ses chausses comme si sa tête était trop lourde. Son regard se relevait furtivement de temps à autre et lorsqu’Adhan le croisa enfin, il y lut un désespoir effroyable.

— J’m’appelle Jenjen, m’sieur. Je suis l’fils Malpheux. Et je…

Il s’interrompit alors que des larmes lui montaient aux yeux. Il détourna encore une fois la tête, inspira profondément en ravalant un premier sanglot, serra les poings puis planta son regard dans celui du vieux barbu. Sa voix se raffermit et le garçon qui se tenait là fut remplacé par un jeune homme rempli d’une sombre détermination.

— Je m’appelle Jenjen, m’sieur Adhan, Jenjen Malpheux.

Adhan ne manqua pas de noter ce changement de formulation. Non, il n’était pas le fils Malpheux. Du moins, il ne l'était plus, ni un fils ni un frère désormais ; il était l’unique survivant. Toute la famille Malpheux, une paisible famille de fermiers, avait péri brulée par les flammes. Adhan connaissait la rumeur faisant état d’un incendie accidentel, prenant au piège toute la famille dans l’étable. Mais il savait aussi que plusieurs corps avaient été retrouvés à des centaines de mètres dans les champs, entièrement brulés, alors que le blé tout autour était intact. Un magicien, un élémentaliste probablement. Fou ou maléfique. Impardonnable de toute façon.

— Contre cette engeance, les poignards de Grenn ne te seront d’aucun secours, mon garçon… À moins que tu ne veuilles finir en feu de joie comme ta famille.

Adhan savait pertinemment que le garçon avait agi de façon totalement désespérée et irréfléchie. Les épaules de Jenjen s’affaissèrent et sa détermination disparut en quelques secondes, puis il éclata en sanglots. Mama enroula un bras protecteur autour de lui.

— Adhan, vieux bouc, tu ne crois pas qu’il a assez souffert comme ça ?

Les yeux d’Adhan se fermèrent puis un de ses énormes poings s’abattit sur la table. La colère prit le dessus, il se leva et il cria à la cantonade.

— S’il tient tant que ça à se venger, il n’a pas fini de souffrir ! Mais qu’est-ce que vous vous imaginez, bon Dieu ? Vous êtes des Compagnons aussi, vous le savez. La vengeance est une blessure qu’on s'obstine à garder ouverte. Mama, si tu tiens à le réconforter, tâche de lui faire perdre la mémoire avec une de tes potions. Tu ne peux pas ? Très bien ! Alors dis-lui, dis-lui à quel point il est impossible d’avoir un avenir la tête bourrée d’images du passé. Dis-lui comme il est insupportable de savoir une telle crapule en liberté dans le monde sans pouvoir ne rien y faire. Dis-lui qu’il a plus de chances de crever, délesté de quelques pièces de bronze, un carreau d'arbalète au travers de la gorge, que de tuer un jour son pyromancien.

Adhan se rassit et fixa la bougie en face de lui ; le reflet de la flamme dansait dans ses yeux. D’une voix emplie de tristesse à la limite du murmure :

— Dis-lui que quand tu n’as plus de raisons de vivre, la Mort marche du même pas que toi à toute heure du jour ou de la nuit.

Il marqua une pause, puis se leva et prit Jenjen par les deux épaules en le regardant droit dans les yeux.

— La Mort nous observe et nous attend plus que quiconque, mon garçon. Mais si tu tiens à t’en faire une amie, si tu parviens, le moment venu à lui exiger une vie en échange de la tienne… dans ce cas, bienvenue Compagnon.

Annotations

Vous aimez lire Eric Kobran ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0