Chapitre 4 - Post-exam !

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Le mercredi, Rose devait faire cours aux master1 de criminologie, de 18h à 20h. D’ordinaire, faire cours était une véritable corvée. D’un côté elle ne supportait pas l’indolence des étudiants qui venaient en cours par habitude sans vraiment être présents, et de l’autre, elle avait beaucoup de mal à se rendre intéressante. Ce qui aggravait le peu d’intérêt que lui portaient les élèves. Elle ne faisait cours qu’en hiver, lorsque la nuit tombait tôt, prétextant à la fac un xeroderma pigmentosum, une maladie qui contraignait le patient à ne jamais s’exposer au soleil, au risque de développer dans les mois qui suivent des cancers de la peau et des yeux. Il était donc communément admis que le docteur Baudelaire n’effectuait que les cours de fin de premier semestre et début du second.

D’ordinaire, donc, Rose y allait à reculons. Toute fois cette année, le petit groupe d’étudiants qu’elle avait en cours de crimino buvaient ses paroles avec tant d’avidité qu’elle y mettait plus de cœur. Ce mercredi-là, elle avait prévu d’emmener ceux qui le souhaitaient voir une autopsie. Après tout, beaucoup faisaient Crimino, poussés par leur curiosité macabre.

Elle énuméra les précautions habituelles que tout médecin rabâchait aux étudiants lorsqu’ils s’approchaient d’un corps inanimé, que ce soit au bloc opératoire ou en cours d’anatomie.

- Ne vous forcez pas. Je ne veux pas me retrouver avec un trauma crânien à gérer en plus. Si vous sentez que ça ne va pas, vous sortez ou vous demandez à vous assoir, cela n’a rien de honteux.

Ils hochèrent la tête et vinrent se placer tout autour de la table d’autopsie en une petite couronne de paires d’yeux attentifs. Rose décrivait et expliquait ce qu’elle faisait au fur et à mesure de la dissection. L’inventaire photo, les descriptions, toutes les démarches médico-légales obligatoires. Puisqu’une bonne partie du groupe était en 4e année -début des stages à l’hôpital - elle passa les instruments aux plus téméraires, lorsque c’était possible. Il était plus aisé de s’entrainer à la chirurgie sur un mort que sur un coeur battant. Le cours dura plus longtemps que prévu, personne ne s’en plaint. Ils étaient bien trop absorbés dans leur tâche. Rose les fascinait. Sa nonchalance au premier abord sévère et agacée masquait une tranquillité sympathique très appréciée des étudiants souvent rejetés voir humiliés en stage. Pour eux, ce genre de professeurs étaient des bouffées d’oxygène dans leur quotidien suffoquant de dédain.

- Merci beaucoup pour le temps que vous avez pris pour nous, lança un des garçons qui avait le plus participé en quittant la salle.

- Merci à vous d’avoir rendu ce cours intéressant, répondit-elle simplement.

Les élèves partis, elle ôta sa blouse et retourna au laboratoire continuer ses recherches. Elle s’arrêta net au coin du bâtiment, elle reconnut la voix d’Hannah plus loin. 20h36. Elle sortait certainement de la bibliothèque universitaire. Rose inspira profondément. De là où elle était, elle perçut son parfum si particulier sans difficulté. Elle en eut l’eau à la bouche. Mais qu’est ce qui lui prenait ! Quelle mouche l’avait piquée ? Elle voulut s’éloigner, mais ses pieds restèrent fermement ancrés au sol, ses yeux désiraient ardemment la voir. Son visage, un peu masculin mais les traits fins quand même. Un sourire peut-être, sûrement même. Hannah était pour elle un tremplin vers un passé heureux. Des souvenirs qu’elle s’efforçait pourtant d’oublier. Elle avait mis tant d’années à sortir la tête de l’eau, assourdir sa tristesse autant qu’elle le pouvait, qu’elle était effrayée à l’idée de rouvrir cette boîte poussiéreuse au fond de sa mémoire. Et pourtant… Elle ne savait comment, mais elle sentait qu’Hannah transformait cette tristesse en nostalgie doucereuse. Etait-ce sont regard brillant de malice ? Son sourire ingénu ? Rose avait goûté à ces premières gouttes de bonheur inopiné malgré elle. Maintenant elle en voulait plus. Elle voulait connaître cette jeune fille. Savoir pourquoi elle créait en elle cet effet là.

Elle hésita à s’avancer pour lui parler, lui demander comment elle se sentait, si tout allait bien depuis le samedi. Elle se ravisa, Hannah était accompagnée d’un jeune homme incroyablement grand. Il avait son bras autour de ses épaules et faisait de grands gestes avec les mains. Elle entendit Hannah rire de bon cœur. Elle passa son bras autour du garçon et s’éloigna. Rose eut un pincement au coeur. Pourquoi, elle ne le savait pas elle-même.

Rose passa le plus clair de son temps libre dans le labo, testant tout ce qu’elle pouvait jusqu’à ce qu’il ne reste plus une goutte de sang à analyser. Ses résultats confirmèrent ses hypothèses. Hannah était partiellement semblable aux vampires, tout en restant humaine. Les usines intracellulaires de ses globules rouges étaient spontanément à l‘arrêt, tout comme l’étaient celles de Rose. Le meilleur témoin étant que son sang ne coagulait pas. Cependant, à la moindre agression, toute la machinerie se remettait en route et réparait les dommages subis, régénérant avec exactitude l’état antérieur. Rose avait vérifié ses résultats moléculaires en les confrontant à la pratique. Elle avait exposé quelques cellules à de fortes doses d’UV. Chez le vampire, l’absence totale de mélanine - l’écran total naturel - et la mort cellulaire empêchaient toute réparation des lésions dues aux brûlures. Ce qui expliquait leur incapacité à s’exposer au soleil, il cuisaient. Rôtis à la broche. Chez Hannah, les rayons UV venaient activer les cellules qui se comportaient à nouveau comme des cellules humaines standards et mettaient en place l’arsenal de réparation et de cicatrisation. À des vitesses nettement plus élevées tout de même. Si elle extrapolait ses résultats à l’ensemble du corps d’Hannah, la jeune fille était vraisemblablement invulnérable et immortelle, ou plutôt indéfiniment mortelle. Elle était l’équilibre parfait entre les deux espèces. Fascinant !

La semaine était passée rapidement et les 112 heures imparties s’étaient écoulées plus vite que l’eau d’un vase percé. Hannah était assise sur les marches de pierres devant le B13, tendue. Elle fixait le bâtiment qui avalait goulûment les étudiants rentrant au compte-goutte vers la salle d’examen. 13h41. L’épreuve commençait dans 19 minutes pour une durée de 3h. Basile était en retard. Elle n’aimait pas qu’il soit en retard, cela lui rajoutait un stress qu’elle supportait mal. La tension monta d’un cran. 13h46. Toujours pas de Basile. 13h53. Elle ne pouvait pas l’attendre plus longtemps. Elle se leva d’un bond, entra dans le bâtiment et jeta un rapide coup d’œil à la liste des noms. Kavanagh, place 67. 13h58. Elle vit Basile se précipiter à sa place. Il lui fit un clin d’œil. Un poids s’envola de ses épaules.

- Vous pouvez commencer, dit une voix grinçante au micro.

Hannah focalisa son attention sur la tablette et entama les premières questions. Elle était sereine et confiante à présent. Absorbée par les cas cliniques, il n’y avait plus qu’elle et ses connaissances. Elle lisait les mots frénétiquement, scrutant et décortiquant chaque phrase à la recherche d’un piège, une négation, un contre-sens. Le format QCM était à la fois simple et complexe, les idées avaient beau être sous ses yeux, souvent les items laissaient trop de place à l’interprétation. Mais elle était habituée, conditionnée même. Quatre années de médecines forgent un esprit, elle était une machine, elle répondait sans hésiter. Uniquement, toujours, jamais, ces réponses-là étaient toujours fausses !

Les dossiers s’enchaînaient à une vitesse folle. Otite, dépression, trauma crânien, cataracte. Des chapitres qu’elle maîtrisait parfaitement. Elle avait inlassablement relu ses fiches, encore et encore et encore.

Une fois tous les questionnaires remplis, elle leva le nez et regarda sa montre. 15h06. Son cœur déjà lent rata un battement. Seulement une heure ? Sa vitesse de lecture devait également avoir évoluée... Comme cela était commode. Elle commença à y voir un certain avantage. Le dos contre la chaise, la tête basculée en arrière, elle relâcha les épaules et étira ses petites jambes. Elle laissa courir son regard sur la salle d’étudiants bien rangés derrière leur table. Les dizaines de têtes baissées sur leur écran. Les visages confiants, les visages déconfits. Elle écouta ce silence si particulier aux salles d’examens, les soupirs, les grincements des chaises, les stylos glissant sur le brouillon. Elle sourit. « Courage à vous tous » pensa-t-elle.

À pas de loup, elle se leva, rendit sa tablette et sortit de la salle. Elle jubilait ! Elle était libre.

Hannah se réinstalla sur les marches qu’elle venait à peine de quitter. Une heure seulement. Et pourtant elle venait de jouer son semestre, quatre mois de travail intensif, quatre mois de longue haleine. En une heure, elle venait de changer du tout au tout. Elle se sentait légère et détendue. Le soleil bas de fin d’après-midi hivernale chauffait agréablement sa peau. Elle frissonna et réajusta son écharpe de laine. Un sourire béat sur les lèvres. Elle n’avait pas de vacances du fait des stages, mais peu importe, elle savourait chacune des minutes qu’elle pouvait passer à rêvasser sans culpabiliser de ne pas travailler. Voilà ce qui l’importait.

Sa semaine avait été dense, 8h-21h tous les jours, une heure de pause le midi, une demie heure le matin, une demie heure le soir. Un travail acharné, harassant. Elle avait largement apprécié sa nouvelle condition, ni douleur musculaire due à l’immobilité, ni fatigue visuelle, de l’efficacité à l’état pur. Hannah n’avait plus pensé à rien d’autre que ses cours. Rose ne s’était pas faufilée entre deux pensées et Andromorphe - elle avait renommé le sans-visage pour le différencier de son Andropause- ne s’était pas montré. A présent elle aurait l’esprit plus libre pour s’occuper de cette histoire.

Basile finit par sortir une heure après elle. Avant qu’il ait pu dire quoi que ce soit elle lui frappa l’épaule.

- Ne me refais plus ce coup-là ! Pour mon équilibre mental, je te défends d’arriver en retard dans de pareils situations.

- Mais relax ! Tu sais que je suis toujours en retard ! Bref, passons ! Comment c’était ?

- Bof. Ni plus ni moins.

- Ah, c’est grave, tu risques de finir 3e ou 4e ! Quel prof a réussi à te poser une colle ?

Hannah leva les yeux au ciel. Oui, seulement quelques items l’avaient réellement mise en difficulté, mais ce n’était pas son genre de s’en vanter.

- Et toi comment ça s’est passé ?

- L’ophtalmo... j’ai été mangé tout cru.

- Rappelle-moi combien de temps tu as révisé ?

- Hé ! cette fois-ci j’ai tenu trois jours entiers et un matin ! Ça fait un jour de plus que l’année dernière.

- Oh ! Effectivement il y a du progrès ! D’ici les ECN, tu tiendras peut-être une semaine entière.

- Qui sait ?

- Bon ! Assez parlé d’examens, je ne veux plus en entendre parler avant le second semestre ! Ce soir je veux oublier... ce soir...

Elle ne finit pas sa phrase, mais il avait bien compris.

- Ce soir, objectif deux grammes d’alcool dans chaque poche ! Ce soir on s’enjaille, on décompresse, on fait la fête jusqu’au bout de la nuit !

- T’as tout compris mon cher ami !

- Oh ! Tu sais que je t’aime toi quand t’as fini de bosser !

Il la prit dans les bras et la fit tournoyer. Ils rirent de bon cœur, l’examen à mille lieues derrière eux.

La post-exam, entité incontournable et indispensable de la vie estudiantine. Classiquement en deux, parfois trois, parties : before, boite de nuit, plus ou moins after. Autrement dit : boire avant, économiser pendant, boire après, s’amuser tout le temps, se coucher éventuellement.

Pour le before, Hannah et Basil s’étaient fait embarquer à la sortie du B13 par le groupe de martiniquais qu’ils avaient rencontré durant le semestre. Ils acceptèrent volontiers de passer le début de soirée avec eux. Basile appréciait tout particulièrement la compagnie de Pauline. Il était subjugué par son éloquence et son humour pince-sans-rire. En matière de charisme, il avait trouvé son maître.

Au bar, le serveur ne savait plus où donner de la tête. Ils étaient dix, et chacun avait une commande différente. Les verres se remplissait aussi vite qu’ils ne se vidaient et les cartes bleues s’échauffaient. Ils parlaient fort, riaient beaucoup, le cœur était à la fête. Ils s’étaient lancés dans la comparaison des patients les plus saugrenus qu’ils avaient croisés jusqu’alors.

Sur les coups de 23h30, ils migrèrent tous vers la discothèque. Il y avait déjà du monde dans la queue, seulement des étudiants en médecine, tickets en main, trépignants d’impatience. Les basses remontaient jusqu’à eux. L’euphorie était palpable.

Il n’y avait plus que trois personnes devant eux, Hannah dansait déjà sur place, Basile se dandinait, vessie pleine. Le videur échangea leur bracelet contre deux tickets conso’ et ils se précipitèrent à l’intérieur.

Les deux salles étaient déjà bondées. Rien à voir avec la semaine précédente. Il fallait jouer des coudes pour se faufiler.

Hannah dansa un long moment avec Basile et comme à son habitude il l’abandonna au profit d’un beau poisson qu’il ne tardait jamais à ferrer. Cette fois, c’était Pauline qui avait mordu à l’hameçon de Basile.

Elle resta seule, ballottée par les corps inconnus, au rythme des basses, l’esprit anesthésié par l’alcool. Elle avait les yeux mis clos, un demi sourire étirait ses lèvres. Elle planait à mille lieues d’elle-même, laissant jaillir tout ce trop-plein d’énergie qu’elle avait accumulé. Elle avait ouvert la cage du lion.

Rose revint, plus entêtante que jamais. Quelques secondes de plaisir intense, puis Hannah s’affola, encore une fois. Il fallait qu’elle l’efface, qu’elle se sorte Rose de la tête ! C’était vraiment trop étrange de penser à elle.

Elle fouilla du regard les visages autour d’elle et croisa celui d’un type vraiment pas mal. Il était grand et massif, la mâchoire carrée, le menton volontaire. Elle aussi avait ferré un gros poisson. L’opposé de Rose ! Un charme brut. Elle s’avança vers lui, affichant un air décidé. Un peu surpris, il l’accueillit volontiers et la musique les emporta. Il l’attrapa par la taille et la serra fort contre lui. Emprisonnée, elle ne tenta pas de s’échapper. Il créait autour d’elle comme une barrière à ses pensées. Elle hésitait encore à aller plus loin, mais Rose parvint à se frayer un chemin malgré tout ! Hannah se crispa. Il fallait qu’elle le fasse ! Qu’elle se prouve à elle-même que tout ça ne voulait rien dire, qu’elle aimait les garçons ! Elle attrapa le visage du type et l’embrassa ! Rose s’évapora. Il lui répondit avec ardeurs, se serrant contre elle plus fort encore. Sa barbe douce lui chatouillait les joues. Ses lèvres étaient avides et expérimentées. Elle se laissa emporter dans son étreinte. Il avait envie d’elle, elle le sentait. C’était inévitable, mais elle n’y avait pas songé. Elle caressa l’idée du bout des doigts, pourquoi pas... mais c’était de la folie ! Elle était nerveuse et excitée à la fois, Elle n’était pas du genre coup d’un soir, mais la fin justifie les moyens... Elle lui attrapa la main et le tira vers la sortie. En passant elle croisa Basile qui la regardait pantois. Elle lui lança un clin d’œil entendu. Elle allait en entendre parler jusqu’à ce que la mort les sépare !

Dehors, elle prit une grande inspiration. L’air froid la saisit à la gorge, elle frissonna. Le contraste avec la chaleur insoutenable de la boîte était rude. C’était ça ou les 5€ de vestiaire.

Le garçon lui tenait toujours la main, il la dévorait des yeux. Elle l’embrassa à nouveau, se pressant contre lui. A la lumière des réverbères, elle se félicita de son choix. Il se détacha et l’entraîna à sa suite.

- Viens je n’habite pas loin.

Sa voix était suave et profonde, comme un solo de contrebasse.

Le chemin fut chaotique. L’un comme l’autre avait beaucoup bu et se trouvait à l’apogée de leur alcoolémie.

Il vivait dans des combles aménagées d’un vieil immeuble de la place Saint-Anne, l’un des cœurs de Rennes. Le sol n’était pas droit et la hauteur de plafond insuffisante. Le mobilier était rudimentaire, un lit simple, un bureau, une petite table et une chaise. La salle de bain était si petite qu’il était très certainement possible d’être aux toilettes tout en se lavant les pieds. Ceci dit, ils n’avaient pas prévu d’aller dans la salle de bain.

Il alluma une petite lampe d’ambiance et mit une musique de fond. Du jazz. Quels gouts peu conventionnels. Tous deux riaient bêtement de sa difficulté à se mouvoir dans ce si petit espace. Il lui proposa une bière qu’elle accepta avec plaisir, et cherchant à l’impressionner, il voulut l’ouvrir en cognant la capsule contre un rebord de meuble. Le geste ne suivit pas l’idée et la bouteille explosa. Hannah s’esclaffa, l’air penaud et contrit du garçon était attendrissant. Elle se leva pour l’aider à ramasser les débris épars. La préhension du garçon étant incertaine, il s’entailla méchamment le doigt. Il regarda le liquide rouge couler sans vraiment s’inquiéter. Hannah lui prit la main, la porta à ses lèvres et lui lécha le doigt d’un air coquin.

Étrangement, le gout lui parut... agréable. Ferreux, quelque peu acide, poivré même. Elle fut saisie par la richesse de ce gout. En quelques secondes, elle sentit une chaleur intense descendre le long de son œsophage. Cette sensation se diffusa rapidement à tout son corps. Elle dut se protéger les yeux, éblouie par la faible lumière de la lampe de chevet.

- Qu’est-ce qui t’arrive ?

- Pourquoi tu hurles ? dit-elle en se bouchant les oreilles. Pourquoi je hurle !

Leurs voix avaient raisonné comme le gong d’un temple.

- Mais je...

Encore ce gong. Il fit un pas vers elle, mais elle recula et heurta violemment le mur derrière elle et tomba. Il voulut l’aider à se relever, elle lui fit signe de ne pas l’approcher. Elle ne comprenait pas ce qui lui arrivait, tout son corps vibrait d’une énergie inhabituelle.

- Il faut que je rentre.

- Vraiment ? Tu ne veux pas rester ? Tu n’as pas l’air bien, dit-il sincèrement inquiet.

- Non ce n’est pas une bonne idée.

- Je te raccompagne alors.

- Non, insista-t-elle.

Elle crut faire un pas vers la porte, mais elle avait dû mal estimer la distance car elle percuta le battant de plein fouet. La descente de l’escalier en colimaçon fut tout aussi chaotique.

Une fois dans la rue, elle fut agressée par les lumières de la ville. Les lampadaires étaient comme des dizaines de soleils. Elle avait la nausée. Les odeurs, les bruits, tous étaient décuplés. La tête lui tournait. Elle était complètement paniquée. Elle parvint tant bien que mal à sortir son téléphone et sans même réfléchir, elle chercha Rose dans ses contacts.

Rose était à son bureau miteux, concentrée. Elle rédigeait un rapport d’expert sur une affaire de viol qui passait au tribunal le lendemain. Elle tapait rageusement sur son clavier. Encore un ! Des comme ça, elle en tapait tous les jours. Des femmes, de jeunes hommes, des enfants... des enfants bordel !

Elle frappa son point final, son téléphone personnel sonna. Elle s’arrêta, la main en suspens. 3h20. Numéro inconnu, ça ne pouvait être qu’elle.

- Allo ?

- ROSE ! ...b’soin d’toi...l’lumière.... mé’zieux...

C’était bien Hannah, ronde comme une queue de pelle apparemment. Rose ne comprit pas grand-chose de son charabia.

- Pourquoi m’appelles-tu ? J’ai du travail.

- Non ! R’croche pas... aide-moi, parvînt-elle à articuler. Sais pas c’qui m’rive...

Rose fronça les sourcils, elle ressentit la peur dans la voix d’Hannah. Elle ne l’appelait pas sans raison.

- Où es-tu ? Je viens te chercher.

- ...

- Hannah ! Rose commençait à s’inquiéter. Réponds-moi, où es-tu ?

- Plac’st Anne...

- Ne bouge pas ! Je suis en route.

Rose était déjà dehors. Elle traversa la fac à toute vitesse comme un simple courant d’air. Elle descendit Anatole France et remonta vers la place St Anne en quelques minutes à peine, là où il en fallait 25 en se pressant.

Elle s’arrêta devant la bouche de métro et rappela Hannah. Elle tomba sur le répondeur. Deux fois. Trois fois. Elle râla. Elle allait devoir la pister. L’exercice était sans grande difficulté, elle était rompue à la traque, mais il évoquait de mauvais souvenirs qu’elle s’efforçait de laisser derrière elle… Eux-aussi.

Elle ferma les yeux, huma l’air. De petites inspirations courtes et rapides. L’odeur d’Hannah était tout à fait singulière, elle ne l’avait certainement pas oubliée et à cette heure de la nuit il y avait peu de chance qu’elle se mélange à d’autres personnes. Elle rouvrit les yeux. Elle la tenait ! À quelques mètres devant, tout droit. Elle se laissa guider par son odorat.

Rose la vit, recroquevillée, à même les pavés, les genoux remontés sur la poitrine. Elle semblait si chétive, si vulnérable. Rose eut envie de la prendre dans les bras, la réchauffer, la cajoler. Au lieu de ça elle posa une main ferme sur son épaule et la secoua doucement.

- Hannah… murmura-t-elle.

- Pas s’fort... grogna Hannah.

- Où habites-tu, que je te ramène chez toi ?

- Beaur’gard

- Allez, accroche-toi à moi, on rentre.

Rose la cala dans son dos et disparut dans la nuit.

Elle fouilla les poches d’Hannah et finit par trouver les clefs de son appartement. Elle entra et la déposa délicatement sur son lit. Elle lui ôta ses vêtements collants d’alcool et de sueur, non sans mal. Elle était complètement inconsciente. Sa peau était gelée, Rose ne savait pas combien de temps elle était restée étendue sous la pluie. Elle la sécha du mieux qu’elle put et l’installa confortablement sous la couette. Elle remit l’oreiller correctement et la recouvrit d’un plaid qu’elle trouva sur le canapé. Emmitouflée ainsi, elle devrait se réchauffer.

Rose s’assit un instant au bord du lit. Elle était rassurée de ne plus ressentir cette terrible soif en sa présence. Elle était redevenue elle-même.

Elle la caressa du regard, chérissant ce petit bonheur qui naissait au fond d’elle. Elle se sentait bien. Depuis combien de temps n’était-ce pas arrivé ? Rose replaça une des mèches d’Hannah du bout des doigts. La jeune fille sourit dans son sommeil, elle rêvait certainement. Amusée, Rose sourit à son tour. Chose qu’elle n’avait pas faite aussi aisément depuis longtemps.

Elle s’apprêtait à partir lorsqu’une voix l’interpella :

- Laisse-lui un mot.

Ce n’était pas un ordre. Ce n’était pas un conseil. C’était Andromorphe. Le chat se tenait assis sur le bureau. Rose lui jeta un coup d’œil ennuyé. Un Sans-visage…

- Hannah me nomme Andromorphe.

- Rose, salua-t-elle froidement.

- Je sais.

- Bien sûr... soupira Rose, qu’est-ce qu’un Sans-visage ne savait pas ?

- Rien en effet.

Question réthorique ! Elle n’aimait pas les Métamorphes. Ils se pavanaient fièrement, observant le monde s’entre-déchirer d’un œil indifférent. Ils savaient tout et n’en faisaient rien. Elle les trouvait méprisants et prétentieux. Toutefois, elle avait une question pour celui-là, qui ne tente rien n’a rien, il répondrait peut-être, pour Hannah.

- Dois-je en informer la confrérie ?

- Oui.

Inattendu. Elle n’insista pas car elle savait qu’elle n’en tirerait rien de plus. Elle rédigea rapidement un mot au dos d’une feuille froissée qu’elle avait dans le jean, jeta un dernier coup d’œil à l’ingénue qui dormait loin de tout souci et s’en alla.

De retour à son bureau, Rose fixait son téléphone. Elle réfléchissait, soupesait ses options. Dans une main elle contactait la confrérie, obéissant sagement au règlement, dévoilait ses recherches et exposait Hannah aux yeux de personnes à qui elle ne faisait pas confiance. Dans l’autre main elle laissait la situation refroidir et n’en dévoilait rien à personne, au risque de les mettre toutes les deux en danger. Elle pour avoir manqué au CODEN et dissimulé des informations, Hannah en attirant sur elle une attention plus importante que nécessaire. Elle était crispée, les dents serrées, contrariée de suivre l’avis du Métamorphe. Elle attrapa rageusement son téléphone et fouilla dans le V-annuaire sur UH-Security.

- Secrétariat du tribunal de la confrérie j’écoute ?

- Bonsoir, je cherche à joindre la personne qui s’occupe du recensement des Anhumains.

- Un instant je vous prie.

Rose fut mise en attente, une musique désagréable et répétitive hurlait à travers le haut-parleur. Elle était nerveuse, ce n’était pas un recensement, c’était de la délation ! Les allemands avaient fait la même chose pour les juifs, les « recenser », « on ne leur veut pas de mal, on veut juste savoir combien sont-ils, où sont-ils... ». Les mêmes arguments qu’avançait la confrérie au sujet des Anhumains. Ils prétendaient pouvoir mieux les protéger. Quelle farce ! en changeant quelques lettres on voyait très clairement le mot contrôler. Elle fulminait de devoir participer à cette mascarade.

- Bonsoir, Pierre Darlan à l’appareil, directeur du département du recensement, milice du CODEN.

Le directeur, rien de moins ! Rose était d’autant plus sur ces grades.

- Bonsoir, je m’appelle Rose Baudelaire, médecin légiste à Pontchailloux. J’appelle concernant l’article 5, alinéa 1 du Code de la Nuit, « toute découverte fortuite d’une nouvelle race entrainera son recensement dans les plus bref délais ».

- Je vous écoute.

Elle eut un frisson, elle percevait derrière son ton faussement neutre, un intérêt malsain.

- Durant la nuit de vendredi à samedi de la semaine dernière, j’ai fait la rencontre d’une personne qui s’avère ne pas être humaine, tout en ne correspondant à aucun Anhumain que je connaisse.

- Il faudra m’en dire plus je vous prie, vous imaginez bien que je peux difficilement enregistrer votre demande avec le peu d’informations que vous me cédez.

Scélérat pensa Rose, ce n’était pas une demande !

- Cette personne était morte, fait incontestable, et s’est réveillée, cœur battant, sur ma table d’autopsie.

- Pour être sûr d’avoir bien compris… vous ne parlez pas d’un vampire ?

Sa voix avait changé. Elle avait perdu en légèreté. L’homme se fit plus pressant, à la fois intéressé et préoccupé. Rose en eu froid dans le dos.

- Non je ne parle pas d’un vampire, auquel cas je ne me serais pas sentie forcée de vous le communiquer, siffla-t-elle en insistant sur le caractère forcé.

- Je vous avoue n’avoir jamais entendu parler d’une telle créature.

Hannah n’était pas une « créature » !

- Avez-vous le Nom, Prénom et adresse afin d’ouvrir le formulaire de recensement ?

Rose était prête à lui raccrocher au nez, elle tremblait de rage. Lui donner ces informations la révulsait. Ses entrailles lui hurlaient de se taire.

- C’est la procédure habituelle, insista l’homme qui la sentait réticente.

- Hanna Kavanagh, 11 rue Julie d’Angenne, 35000 Rennes, finit-elle par lâcher.

- Très bien c’est noté. Nous prenons le relais à partir de maintenant.

- Que va-t-il se passer apr...

- Merci d’avoir appelé et passez une bonne nuit, la coupa-t-il en raccrochant.

Elle serra le poing, broyant son téléphone. Ses mâchoires étaient verrouillées, son dos raide, ses crocs pointèrent malgré elle. Elle brûlait d’une colère sourde, consumée par une hostilité grandissante. Elle inspira lentement, profondément. Expira, doucement. Relâcha les épaules, desserra les dents. Inspirer, expirer. Elle rouvrit la main, reposa son dos. Inspirer, expirer, garder le contrôle, rester calme, indifférente. Cela faisait longtemps qu’elle n’avait eu autant de mal à décolérer, elle s’agaça de sa réaction démesurée. Quelle sangsue l’avait mordu ? Le « cas Hannah » commençait à lui tenir t à cœur.

Elle se replongea dans le travail pour se distraire et rentra chez elle aux premières lueurs du jour.

Hannah ouvrit difficilement les yeux, elle mit du temps à s’habituer à la luminosité. Elle avait encore l’esprit embrumé par la nuit. La soirée lui revenait par bribe, ses souvenirs s’arrêtaient à son flirt éhonté avec le type dans la boite, ensuite, le trou noir. Elle grogna au souvenir de ce qu’elle avait osé faire. Il n’y avait bien que l’alcool pour la pousser à faire ce genre d’idiotie ! Il fallait toujours qu’elle agisse sans réfléchir. Un jour elle serait dans le pétrin à toujours foncer bille en tête.

Elle avait beau réfléchir, elle n’avait aucune idée de la manière dont elle était rentrée. Basile devait avoir une idée. Elle allait prendre son téléphone, mais arrêta son geste. Elle vit la feuille froissée noircie d’une gracieuse écriture bouclée sur sa table de chevet. Elle le saisit d’une main fébrile.

Bien dormi ?

Je sui venue te chercher cette nuit, tu m’as appelé. Tu semblais en difficulté. Je t’ai récupéré sur le trottoir, tu dormais sous la pluie. Je t’ai porté jusqu’à chez toi.

Tes vêtements étaient imbibés de bière et mouillés, j’ai cru bon de te déshabiller.

Je t’appelle ce soir, nous en rediscuterons.

Rose

Hannah se décomposa. Elle voulait disparaître, ne jamais l’avoir appelée. Comment avait-elle pu devenir un tel déchet ? Elle avait beau fouiller sa mémoire, celle-ci restait muette. Elle ne voyait que des flashs lumineux, éblouissants.

Elle décida d’appeler Basile.

- Ah ! Ma coquine préférée ! Alors c’était comment avec Romain, vous l’avez fait ? Sur une note de zéro à dix tu lui mets combien ? Zéro étant « y a pas plus nul » et dix « c’était divin » ?

Elle ne parvenait pas à en placer une. Il était tout excité et n’arrêtait pas de lui dire qu’il n’en revenait pas, qu’il était fier d’elle, qu’elle avait passé un cap. Elle crut comprendre ce qui s’était passé. La boite, le gars -Romain-, le trottoir, Rose, le trou noir... L’avait-t-il droguée ? Avait-elle réussi à s’échapper ?

- Je ne me souviens pas Basile...

- ... Ah. Pilule du lendemain ?

- Je ne pense pas qu’on ait couché ensemble. J’ai appelé Rose...

- Tu crois qu’il aurait essayé de t’agresser ? Je sais que les amis disent toujours ça, mais ça m’étonne de Romain quand même.

- Je ne sais pas... dit-elle, étouffant un sanglot.

- Hannah respire, on va vite tirer cette histoire au clair ! Je vais le contacter et lui demander des détails « croustillants », ni vu ni vu. Je te rappelle dès que j’en sais un peu plus.

Basile aussi semblait tendu.

- Fais vite !

Il raccrocha.

Qu’est-ce qui lui avait pris ? Ce n’était pas son genre de rentrer avec un garçon. Tout ça pour sortir Rose de sa tête. Quelle prise de risque inutile ! Elle se donnerait des claques ! Et s’il s’était passé quelque chose ? Et s’il l’avait violée ? Que faire ? On se dit toujours que ça arrive aux autres. Pas à nous ! Elle courut au toilette, le coeur soulevé par une violente nausée.

L’attente était insoutenable. Elle restait figée, fixant son téléphone, retenant sa respiration. Le téléphone vibra. Elle se rua dessus.

- Il ne s’est rien passé ! s’exclama Basile, soulagé.

- Oh thank God ! s’écria-t-elle, délivrée d’un poids.

- Par contre il m’a raconté des choses qui sortent de l’ordinaire.

Hannah se redressa, soucieuse. Quel genre de « choses » ?

- Il m’a dit s’être coupé le doigt et je cite : « elle me l’a sucé tellement fort qu’il est devenu bleu ! Un vrai vampire j‘te dis ! Et après elle a pété les plombs et elle s’est barrée. Une tarée cette nana ». Ça ne te dit rien ?

- Rien. Je me souviens juste de sons très forts et de lumières aveuglantes.

Basile marqua une pause.

- Tu sais ce que je crois moi ? Je crois que les quelques gouttes de sang que tu as bu ont multipliées tes capacités par mille, et ce que tu prends pour un flou visuel, c’est ta vue qui est devenue tellement perçante qu’au final tu n’y voyais plus rien. Comme Clark Kent quand il enlève ses lunettes de plomb.

- Tu viens de me faire une référence à superman là ?

- Euh, oui ?

- Tu débloques.

- Mais si réfléchis ! C’est logique, ce n’était ni trop fort, ni trop brillant, c’est toi qui percevais tout plus finement. Et je parierais ma batterie que tu devais te déplacer beaucoup plus vite.

Il pariait toujours sa précieuse batterie lorsqu’il était sûr de lui.

Ceci dit, cette dernière phrase fit écho. En partant du principe que ce dont elle se rappelait n’était pas un vague souvenir, mais une image précise, cela changeait tout. Elle crut distinguer l’appartement étriqué de Romain, le lit défait, les miettes sur le matelas, les débris de verres, jusqu’aux plus petits. Elle se rappela l’odeur nauséabonde et insoutenable de la pièce. Un mélange d’humidité, de bois pourri, de poussière et de pâtes au beurre. Et c’est vrai qu’en y réfléchissant bien, elle s’était cognée plusieurs fois, elle avait mis ça, à tort, sur le compte de l’ébriété.

- Basile ?

- Oui ?

- Je crois que cette fois encore je ne récupèrerais pas ta batterie. Je pense que tu as raison...

- Bien sûr que j’ai raison !

- Qu’est-ce qu’on fait ?

Si elle avait pu voir Basile, elle l’aurait vu hausser les épaules. Cette situation le dépassait. Lorsqu’Hannah lui avait tout révélé, il s’était cru dans un film. Il se voyait déjà comme l’acolyte indispensable, un Robin surnaturel. Mais la réalité était tout autre, ce n’était pas comme si Hannah allait se vêtir d’une cape et arpenter les rues à la recherche d’un criminel à tabasser. Même si c’était littéralement ce qu’elle avait fait il y a une semaine.

- Je pense que sur ce coup-là tu devrais appeler ta vampire.

- Ce n’est pas ma vampire !

- En tout cas elle se soucie assez de toi pour aller te chercher !

Hannah ne le voyait pas sous cet angle, elle se sentait plus comme un boulet à son pied, un nouveau-né sur qui il fallait veiller. Et puis entendre « ma vampire », c’était trop bizarre !

Elle dit au revoir à Basile. Ils avaient convenu de se voir le lendemain et se tenir au courant de ce que Rose lui apprendrait.

18h33. Le soleil descendait, continuant sa course effrénée de l’autre côté du monde, tintant le studio de rose et d’orange. Hannah regardait l’horizon s’embraser, absente. Elle était troublée. Cela pouvait paraître idiot, mais la question du sang ne lui avait pas encore traversé l’esprit. Denrée rare, plus précieuse encore que l’or et le pétrole, on ne trouvait pas du sang à tous les coins de rue... enfin si en un sens... elle ricana toute seule de sa blague de mauvais gout. Elle était curieuse de savoir comment Rose s’en procurait, comment les vampires s’en procureraient. L’hypothèse qu’ils tuent encore aujourd’hui lui semblait peu probable, trop bruyant. Les réseaux sociaux auraient révélé leur existence immédiatement. Et puis Rose n’était pas une tueuse, elle en avait l’intime conviction. Et elle, devrait-elle boire du sang également ? A première vu cette idée la répugna, mais elle se ravisa. Le gout ferreux lui revint en bouche. Elle n’avait pas détesté cette nuit, bien au contraire. Pourquoi faire tant de manières après tout ? Si elle ne tuait personne. Elle s’effraya de sa pensée. N’importe quoi ! D’où lui venait cette idée saugrenue.

De fil en aiguille, elle en vint à repenser au mot laissé par Rose. Je t’appelle ce soir. Elle ne pouvait pas le nier elle avait hâte. Son coeur s’accéléra, son estomac frissonna. Que lui dirait-elle ?

- Aaaah ! Ragea-t-elle. Mais qu’est-ce qui cloche chez toi ma pauvre ! Tu ne la connaît même pas ! Tu ne l’a vu qu’une seule fois à 3h du matin dans une morgue ! Est-ce que tu te rends compte de l’absurdité de ton problème !

Son chat la regarda s’agiter dans son fauteuil un peu étonné. Pourquoi grondait-elle ? Il n’avait pas fait de bêtise…

Comme en réponse à sa question, son téléphone sonna. Rose.

Rose sortit du lit avec flegme. La nuit précédente avait épuisé ses nerfs. L’échange avec Pierre Darlan lui avait laissé un arrière gout amer.

18h31. Elle allait appeler Hannah avant d’aller au travail, elle ne devrait pas la déranger à cette heure-ci. Elle attrapa un vieux téléphone et y glissa la carte SIM rescapée du téléphone broyé.

- Bonsoir Hannah.

La voix de Rose était douce et froide à la fois, pensa Hannah. Une moquette faite de neige.

- Rose ! J’attendais ton appel avec impatience.

Pour Rose, le ton enjoué de la jeune fille lui redonna le sourire. Hannah était imperturbable, comme si devenir une Demi-vampire n’était qu’une formalité de la vie à remplir avant de continuer.

- Je vois que tu vas mieux.

- Oui, grâce à toi. Je ne te remercierai jamais assez.

- Ce n’est pas nécessaire. Je t’avais demandé de m’appeler au moindre problème. Je suis soulagée que tu l’aies fait.

Basile avait peut-être raison finalement. Hannah la cernait mal. Ses mots disaient une chose lorsque son intonation en disait une autre. Elle était une flamme froide. Un rond carré. Rose était un oxymore personnifié.

- Tout de même, je suis gêné que tu aies dû me coucher... En parlant de ça, j’en sais un peu plus sur ce qui s’est passé...

- Tout est oublié, et je suis curieuse d’entendre le fin mot de l’histoire. Que dirais-tu si je passais te voir tout à l’heure après mon travail ? J’ai aussi des résultats à te communiquer.

Hannah fut prise au dépourvu, elle trouvait la situation cocasse. La question sonnait comme un banal rendez-vous entre copines. En plein milieu de la nuit. Entre deux inconnues.

- C’est quelle heure pour toi « après le travail » ?

- Tu auras le temps de faire une nuit complète si c’est ce qui t’inquiètes. Le soleil se lève tard.

- Ne te moque pas. Je ne suis pas sûr que tu apprécies que je vienne sonner à ta porte à 14h !

- Tu marques un point. 5 heures ? Est-ce que ça te convient ?

Quelqu’un sonna à l’interphone, Hannah fronça les sourcils. Curieux, Basile aurait prévenu s’il venait.

- Je dois te laisser on sonne à ma porte. 5 heures me va très bien. Tu sonneras à « Kavanagh ». A tout à l’heure ! Et puis j’aurai une petite question pour toi au sujet de tes aptitudes !

Elle voulait savoir si Rose l’avait hypnotisée.

Elle raccrocha et s’empressa de répondre à son interphone. Il s’agissait simplement d’un voisin qui avait oublié son badge. Elle lui ouvrit sans se poser plus de questions et n’eut pas le temps de se rassoir que cette fois-ci on frappait à sa porte. En posant la main sur la poignée, Andromorphe lança :

- Ne lâche rien. Ils viendront.

Elle haussa un sourcil, elle ne comprit pas le sens obscur de sa phrase. Elle ouvrit.

Hannah raccrocha trop tôt au gout de Rose. Elle soupira. Maintenant elle était morose. Elle n’avait jamais ressenti autant de sentiments en aussi peu de temps et aurait bien retrouvé son anesthésie émotionnelle habituelle finalement. Elle avait oublié comme être humain était fatiguant. Le bonheur ne venait jamais seul…

Elle s’ébroua et partit au travail, ses morts l’attendaient. Pendant que Rose s’affairait au-dessus de ses cadavres éventrés, l’inquiétude s’insinua dans son esprit. Son intuition lui soufflait que l’inconnu qui avait sonné à la porte d’Hannah ne lui souhaitait pas que du bien… Elle bâcla sa dernière autopsie et s’empressa de retourner à l’appartement de la jeune fille.

Rose sonna à l’interphone. Pas de réponse. Sommeil lourd de la jeunesse ? Elle réessaya. Sans succès. Des boules Quies ? Elle tenta à nouveau. Toujours pas de réponse. Elle n’était pas tranquille. Elle l’appela. Son téléphone sonnait dans le vide. Rose n’était plus tranquille du tout. Elle huma l’air. Vieux réflexe lorsqu’elle pressentait un danger. Son poil se hérissa. Elle perçut une infime odeur macabre. Un vampire était venu ici. Hannah ! Rose était profondément inquiète. Elle tira la porte de l’immeuble. Les deux aimants se s’arrachèrent violemment. Elle s’engouffra dans le hall. En quelques secondes elle était devant la porte de son appartement, entr’ouverte. Sur le qui-vive, prête au combat, elle poussa lentement le battant.

Le studio semblait encore habité d’une présence insouciante. Le lit défait, la couette en boule trainant en partie sur le sol, les vêtements éparpillés, les cours encore ouverts sur le bureau attendant patiemment d’être lus. En tendant l’oreille, Rose aurait pu entendre l’eau de la douche couler, un réveil matinal pour se préparer et être à l’heure en stage. Mais ce n’était rien de tout ça ! L’odeur âcre d’une casserole brulant sur un feu encore allumé trahissait le départ précipité d’Hannah. Mélangée à elle, une odeur de mort, deux vampires étaient venus ici. Il était certain que cela avait tout à voir avec Pierre Darlan, ce... elle serra le poing. Respirer, garder le contrôle.

- Ils ne lui ont pas encore fait de mal.

Ce fumier d’Andromorphe ! Rose, d’un geste vif, l’attrapa à la gorge et le plaqua contre le mur du fond.

- Tu savais, et tu as laissé faire ça sans lever la griffe. Je n’aurais jamais dû t’écouter, siffla-t-elle froidement sans desserrer les dents.

- Cela devait arriver, c’est dans l’ordre naturel des choses.

Elle resserra sa prise.

- Je ne pense pas qu’elle apprécierait que tu tues son chat... suffoqua-t-il.

Elle le laissa tomber avec dédain, le pauvre chat n’y était pour rien, il avait raison. Elle ferma les yeux un instant, elle devait se concentrer, analyser tous les détails. Assurément c’était son appel qui avait enclenché la machine, comme elle l’avait craint depuis le début. Elle avait mis Hannah en danger pour se protéger elle, il était hors de question qu’elle l’abandonne à la confrérie ! Elle remuerait ciel et terre, mais Hannah lui reviendrait saine et sauve. Elle ne perdrait pas un être cher une seconde fois ! Pour ce faire, il lui fallait un plan sans danger, elle ne pouvait pas foncer tête baissée au risque de finir elle aussi capturée et aggraver la situation. Son odorat hors du commun, même pour un vampire, lui permettrait aisément de retrouver sa trace, mais après ? Elle rouvrit les yeux, la flamme d’une idée s’était allumée au fond de son regard de glace. Son adorable crapule de petit frère était devenu maître dans l’art de la récolte d’informations depuis qu’il avait lu les aventures de Sherlock Holmes des années auparavant.

- Oleg !

- Doux jésus tu n’es pas couchée ?

- Plus tard Oleg, la confrérie a Kidnappé Hannah !

- Tu n’es pas sérieuse...

- Comment expliques-tu qu’elle ait disparu à la seconde où cette sangsue de Pierre Darlan, je cite « directeur du département du recensement, milice du CODEN » m’ait raccroché au nez ?

- Ah, tu l’as recensée... Dans ce cas, il y a fort à parier que tu aies raison.

- Je suis désolé de te demander ça, tout est entièrement de ma faute, mais j’aurais besoin de ton aide pour la retrouver. Je ne peux pas l’abandonner, tu sais aussi bien que moi ce que peut renfermer une organisation au cœur de ses non-dits.

- Rose, t’ai-je déjà laissé tomber dans pareille situation ? Qui qu’elle soit, cette jeune fille ne mérite pas le sort qui l’attend ! Envoie-moi l’adresse, je suis là dans trois minutes.

Pendant que Rose cherchait un plan solide, deux hommes courraient à vive allure dans la nuit, un sac gigotant furieusement jeté sur l’épaule du plus costaud. Ils arrivaient aux abords de Cambrai, une petite ville proche de la frontière Belge. Se dirigeant vers le centre hospitalier, ils pénétrèrent dans ses sous-sols. Celui qui portait le corps, agacé de le sentir se débattre, le laissa tomber à terre.

- Prends-là, elle m’énerve ! Lança-t-il à son comparse.

- Ce serait avec plaisir, mais je ne suis pas sûr que la gamine soit consentante...

- Fais pas le malin ou je t’en colle une ! Les mecs comme toi je les castre !

- Oh ça va si on ne peut plus rigoler entre potes.

- On n’est pas potes, crachat l’autre.

- Et bien les garçons, un peu de manière tout de même.

La silhouette de Pierre Darlan se dessina au bout du couloirs, lugubre. Ses pas résonnèrent sur les murs nus. Il avançait, le visage serein et souriant, tantôt éclairé par les faibles néons, tantôt engloutit dans l’ombre.

- C’est notre paquet je présume ?

- Tout juste ! C’était trop facile, elle est beaucoup trop naïve.

Hannah se mit à remuer de plus belle, le plus maigrichon lui décocha un coup de pied entre les côtes pour la dissuader de continuer.

- On en fait quoi patron, demanda-t-il en s’appuyant dessus.

- Les voix de Sainclaire sont impénétrables, ironisa Pierre Darlan en levant les mains au ciel. Pour l’instant elle n’est pas là, nous allons mener nos propres investigations !

Un mauvais rictus déforma le visage des deux hommes. Ils emboitèrent le pas à leur patron et disparurent au coin d’un couloir.

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