Comment on devient (presque) malhonnête. (25)

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Je pousse une tasse et la cafetière vers lui. Il se sert en bougonnant. "Et moi, j'ai l'air de quoi maintenant ?" Que répondre, il doit savoir pour les faux euros. "Je m'arrange pour vous dédouaner auprès des poulets. Je monte le coup pour que ce soit les Belges qui fassent le mauvais boulot. Et vous, bande de nazes, vous faites foirer la combine." Les faux euros ? C'est positivement un manque de bol. S'ils avaient été vrais, tu parles d'un jack pot ! Je pense au grand. Où est-il à l'heure actuelle ? J'espère qu'il cavale avec ses faux papiers et ses faux euros. S'ils le retrouvent, il est bon pour la tôle. Quel couillon ! Quand on veut escroquer des professionnels, il vaut mieux activer ses méninges. J'ai cru un instant, un instant seulement, qu'il s'était transformé en cador. Erreur ! Il est aussi minable que le reste de la famille. Parce qu'à part le paternel, les autres, dont moi-même, on est carrément le dessous du panier. Mais qu'est-ce qui nous a pris de vouloir jouer dans la cour des grands. Je me suis emballé. Mea culpa ! J'aurais dû retenir ce petit con.

Après tout, tant pis pour lui. Ce que je regrette c'est d'avoir entraîné dans cette sinistre connerie ce brave type d'Etienne. Le gros René touille lentement son café. Sa mauvaise humeur fond en même temps que le sucre. Une fois bu, il repousse sa tasse et me fait le récit des événements tels que les pandores les connaissent. Ce qui l'a intrigué, c'est mon panneau "bed and breakfast". Il pensait que ce n'était pas mon genre. Je veux dire l'accueil des promeneurs. Il a noté le va et vient des voitures. Il s'est renseigné sur leurs conducteurs. Il a signalé ses observations à la hiérarchie. Et puis, patatras ! Le camion de tongs se fait arraisonner à quelques kilomètres d'ici par les douaniers belges. On lui demande de jeter un œil sur les détails du paysage, habitants compris. On lui signale la présence d'un petit gars, mais ils savent pas encore qu'il s'agit du grand. Seul le gros René fait le rapprochement. Il invente un conte plausible et continue la surveillance. Il envoie rapport sur rapport, fait des suggestions pour obtenir des infos en amont. Quand il sait que les gangsters se préparent à fuir par la Belgique, qu'on lui faxe la liste de ces émigrants volontaires, et qu'il y lit le nom du grand, il a tout compris. Il se dit qu'il a une carte à jouer. Pour nous, passer à travers les mailles du filet, pour lui, une promotion assurée. Il couvre ses amis d'enfance et se prépare une médaille. Le top du top ! Sauf, sauf qu'il n'a pas prévu un détail, on est des nazes. C'est ça qu'il avait pas vu. Il n'a jamais pensé que le grand serait assez con pour piquer des faux billets. Et surtout assez con pour les écouler dans sa circonscription. Il ne dit rien pour moi. Il ne doit pas encore savoir. Quoique…

Heureusement le signalement du jeune qui a payé en fausse monnaie est suffisamment vague pour qu'il ne fasse pas de rapprochement officiel. Le gros René a l'art de pondre des rapports bidons, d'escamoter les mains courantes qu'il présente aux plaignants comme des dépositions. Bref, il magouille grave pour que son système tienne debout. En clair, il est aussi mouillé que nous dans cette histoire. Je reprends espoir, avec un tel paravent on peut encore dormir tranquille. Sauf…

Sauf que moi, j'ai mis en circulation un faux euro de cent et que je suis sûr que le type de la station a relevé le numéro de ma bagnole. Je balance entre l'envie de tout dire au gros René, et un vieux réflexe de prudence qui me souffle de ne rien dire. Le doute "doit" profiter à l'accusé. J'espère…

Tout ça c'est des suppositions que je mouline dans ma tête pendant que le gros René parle.

Le gros René poursuit son récit. Il s'est entendu avec le grand. Il a su l'itinéraire de la Rolls. Il a su où devait se faire l'échange de guide. Il a caché à sa hiérarchie que le passeur c'était moi. J'étais juste une halte, pour attendre la nuit, pas plus qu'un hôtel en quelque sorte. Plus innocent y avait pas. Brave gars que le gros René ! Quand j'y repense, en tapant ce journal, je trouve que je suis assez verni, question copains. Je comprends enfin l'attitude du grand qui nous a fait quitter la Rolls en catastrophe pour galoper à travers la campagne humide. A l'heure qu'il est le gangster et les filles doivent moisir en tôle. Bien fait pour eux ! Les voyous, c'est bien dans les feuilletons télés, pas dans la vie. Heureusement que le grand a viré sa cuti.

Je me relis, je déconne sévère. Le grand court bardé de faux papiers, semant des faux billets comme un petit Poucet des cailloux. Le gros René s'enlise dans la magouille. Etienne est à l'hosto, et moi je joue les receleurs. A y regarder froidement, on est dans la merde.

Le gros René se lève. Il remet son képi sur ses cheveux rares et gras. "Les faux euros." Je le regarde interloqué. "Tu me les donne, ou il faut que je chamboule ta baraque ?" Mon premier réflexe est de nier.

Et puis je lui dis que la valise est dans la grange, planquée. "J'attends." Il n'attend pas longtemps, je me dirige vers le foutoir sensé cacher le trésor. Il me regarde déplacer le fouillis avec un rictus que je lui connaissais pas. Il m'arrache la mallette d'un geste brusque. "T'inquiètes pas, je vous couvre." Je le retiens par la manche. "J'en ai d'autres dans la cuisine." Que j'ajoute. Il les prend. "Bouche cousue." Ce sont ses derniers mots.

Il est parti. Je m'allonge dans mon transat, complètement vanné.

Une heure plus tard, le téléphone sonne. C'est le grand ! S'il y avait eu un observateur dans la pièce, il ne m'aurait pas reconnu. Au fur et à mesure qu'il parlait, je devais vieillir de cent ans. Ou plus ! Le grand n'a pas fait le plein à la station. Il a pris le train comme prévu. Il a déposé deux billets dans une banque sous une de ses fausses identités pour avoir une carte de payement. "On passe facilement inaperçu si on se comporte comme le pékin lambda." – "Tes billets sont passés sans problème ?" – "Pourquoi tu me demande ça. Bien sûr qu'ils les ont pris sans rien dire. J'ai pas une tête à avoir des billets de cent ?" Je sens que je me décompose de secondes en secondes. Je n'ose rien dire de plus. Je ne comprends plus rien de rien. Je souhaite bonne chance au grand. Je raccroche. Je m'effondre dans un fauteuil. J'allume la télé. C'est un polard. J'éteins. 

Jeudi, les infos locales de la mi-journée apprennent à la population qu'un type s'est fait arrêter pendant qu'il essayait d'échanger des faux euros dans une grande surface. Les gendarmes le suivaient depuis quelques mois pour remonter la filière et prendre toute la bande d'un coup. La bande imprimait ses billets en Belgique mais les écoulait partout en Europe. Par contre, ce n'est que dernièrement qu'on avait pu établir l'organigramme des faussaires. La télé nous montre de dos le faux monnayeur récemment arrêté à Hirson. Il est tout petit, tout rond… C'est pas le grand. Je vois pas sa tête brouillée par la technique, mais il n'y a aucun doute, c'est pas le grand.

Au voleur ! Le gros René vient de nous piquer une fortune. J'en suis malade. Mais comment ce salaud a su que j'avais paniqué à la station service ? Il faut que je sache. Je poursuivrai le gros René jusqu'en enfer s'il le faut, mais je dois savoir. Je regarde l'heure à la comtoise, quatre heures ! Je m'habille propre et je file à l'hosto rendre visite à Etienne.

Ça va pas. Il a une mine de déterré. Il a le bras en écharpe d'où dépasse une main bleue et enflée. "Je suis paralysé de ce bras". Je le craignais depuis le premier jour. "Ils disent que ça peut revenir…Ou pas." Je m'en veux. Je sais pas quoi dire. Je dis rien. "Je sors après demain. J'aurai des séances de kiné tous les jours". On vivait heureux jusque là. Qu'est-ce qu'il m'a pris de foncer tête baissée dans cette galère. Etienne se carre dans son fauteuil. "Le gros René est passé". Et allez donc ! Je sens qu'il va m'annoncer une nouvelle merde. "Il te fait dire de ne pas t'inquiéter pour le grand. Il l'a suivi à la gare. Ils ont eu une conversation mais je ne sais pas à quel sujet. Il m'a raconté une histoire de faux billets de cent euros. J'ai rien compris. Les grandes surfaces et les stations services devaient lui signaler toute personne changeant des billets de cent. Je sais pas pourquoi il m'a raconté tout ça. Peut-être pour me changer les idées. Il a ajouté qu'il déménageait. De l'avancement à ce que j'ai cru comprendre. J'arrive pas à savoir si c'est un brave type qui cherche à  nous couvrir. Il m'a dit qu'il emportait ses dossiers top secret avec lui. J'ai pas tout suivi, j'ai une fièvre carabinée. Il est bizarre le gros René, tu trouves pas ?" Bizarre, non ! Un sacré salaud, par contre. Il a manipulé le grand. Il m'a grugé. Il nous a volé une fortune. Il peut se payer le luxe de remonter le moral d'Etienne. Putain ! Si j'avais des couilles, je le balancerai à la police. C'est tout ce qu'il mérite. Il sait que je ne le ferai pas. J'ai pas envie de prendre pension dans une cage à voyous. Avec toutes les erreurs judiciaires en cours, je risque de croupir en tôle jusqu'à l'âge de la maison de retraite. Et lui, ce salaud, il pourra toujours rendre une partie du magot et planquer de quoi vivre à l'aise ailleurs, sans être inquiété. J'ai déjà vu ça dans un polard. Comme d'habitude ce sont les petits qui trinquent. D'un autre côté, on vivait sans tout ce pognon avant. On pourra vivre sans après.

Je quitte Etienne avec un dégoût de moi-même à se jeter sous un train. Je ne me suis pas jeté sous un train. Je suis juste rentré à la ferme. J'ai téléphoné au paternel et j'ai tapé la chronique de mon journal intime.

Je sais pas si je vais continuer. J'ai l'impression que ce foutu journal m'a porté la poisse. Si j'arrête, je suis sûr que tout va rentrer dans l'ordre.

Putain ! Voilà que je deviens superstitieux.

"Et qu'on se demande si c'est utile, et puis surtout si ça vaut l'coup…D'vivre sa vie…" J'arrête. TCHAO !

 

Épilogue, je viens de recevoir un courrier d'Amérique. Plus précisément de Montevideo en Uruguay. Une photo et une courte lettre. Sur la photo, alignés comme des poireaux dans un jardin potager, deux types et deux nanas style cariocas. Les nanas, je les connais pas, mais les types, aucun doute, c'est le grand et le gros René. Derrière eux un hangar blanc orné d'une enseigne "Import Export". Pour en être absolument sûr, je prends ma loupe. C'est bien eux, pétants de santé, bronzés à souhait, satisfaits au maximum. Dans la lettre aucun détail. Juste que je suis invité et qu'ils me rembourseront le voyage aller-retour. Etienne aussi est le bien venu. C'est tout ! Je suis en parti soulagé. Le fric n'a pas fini dans la seule poche du gros René. Quand même, ces deux ruffians nous ont bien possédés.

Je sais pas pourquoi mais je pars d'un éclat de rire à faire trembler les vitres de la ferme. Quand je vais montrer cette lettre et la photo à Etienne, je suis certain qu'il aura la même réaction. On se sentira moins inutile. C'est vrai, sans nous, y aurait rien eu de fait. 

Fin.

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