Comment on devient (presque) malhonnête. (22)

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(Samedi dans la matinée), Coup de téléphone, c'est la Martine ! Etienne est à l'hôpital ! Une épaule démise. Un jeune, dans la nuit, il rentrait chez lui, il a pas vu Etienne sur son vélo pas éclairé. Il a freiné trop tard. Etienne a valdingué dans le fossé. Il a heurté un piquet de clôture. Il est à Hirson. Il a aussi une blessure légère à la jambe gauche, sûrement le choc avec la voiture. Rien de grave mais ils le gardent quarante huit heures.

Il a en plus un sacré hématome dans le dos. Mais, ça les inquiètent pas outre mesure. Tant mieux ! Je dis à Martine que je cours le voir. Je lui demande si elle est avec lui ou si je dois la prendre chez elle. Elle est à l'hosto. Je téléphone au père en demandant si le grand dort encore. Il est réveillé. Je lui apprends l'accident d'Etienne. "Je sors la 4 L et j'y vais."

On est tous les quatre dans la chambre blanche des courts séjours. Martine nous regarde de travers. Elle a pas tort. On doit ressembler à une bande de pieds nickelés de série B. Etienne ne dit rien. Le grand regarde l'absence de mouches voleter autour de nous. Pour meubler, je demande à Etienne comment ça lui est arrivé. A son regard moins qu'aimable je sens que j'ai dit une connerie. Je la ferme. J'ose pas parler du vélo. Plus ça va, plus je me sens minable. Pourtant, à bien y réfléchir, c'est le grand qui est à l'origine de toute cette merde. On n'a pas touché le fric, Etienne est à l'hôpital, je sais même pas si l'assurance marchera. Le vélo n'avait pas de lumière. C'est un VTT, pas un moyen de locomotion, juste un engin pour se distraire. Question distraction, on peut dire que c'est réussi. J'y tiens plus. Il faut que je parle. Il faut un minimum de bruit dans la pièce. Je dis à Martine que si elle a besoin de quoique ce soit, elle peut compter sur moi. En réponse, je me fais carrément insulter. Je pique le nez sur mes baskets et je la boucle. "Vous allez pas rester là, plantés comme des potiches." Etienne sent que ça va virer au drame. Comme toujours, il sait quoi faire et quoi dire. "Je suis pas à l'article de la mort. Dans deux jours je suis sur pied et je rentre à la maison." Le grand se lève. Je l'imite soulagé. Je serre la main valide d'Etienne. Je fais un petit signe à Martine. On est parti.

Sur le parking, le grand m'accroche par la manche. "Passe devant, je te suis." J'ai compris, il ne va pas chez le paternel. Il vient directement à la ferme. C'est mieux comme ça. J'ai quand même droit à des explications. Je me promets de ne pas me mettre en colère. D'être calme. De poser les bonnes questions. D'exiger les réponses qui me permettront de connaître, enfin, la vraie vérité. Nous revoilà en convoi, à deux, mais en convoi. La galère n'est pas terminée. Je ne sais pas pourquoi. Je le sens. Ou plutôt, je le devine. Les autres, nos passagers, ne se sont pas évaporés, les gars de l'avant garde non plus. Ils connaissent notre adresse. Ou alors le grand a tout prévu, tout manigancé. Dans ce cas, Machiavel ne lui arriverait pas à la cheville. J'y crois pas. Ce que je crois, c'est que les emmerdes vont fondre sur nous plus vite que des missiles. Et on n'a pas d'abri ou se terrer. Comme dirait un lapin de ma connaissance, faut pas sortir de son trou si on veut pas recevoir du plomb. Là, on est en rase campagne. A ma droite les pandores, à ma gauche les gangsters, Etienne out, on est mal, je vous dis, très mal. Si le grand nous sort de là, j'avalerai ma fierté et je le féliciterai. Parce que je l'ai trop longtemps mal jugé.

Comme à son habitude, il me ressort l'Iliade, en abrégé, et l'Odyssée, en détail. Le camion de tongs, il comprend pas. Au passage, j'apprends les noms des passagers. Le vieux, c'est Jean Bernard, la chef, c'est Jocelyne, et fifille, c'est Johanna. Je les note dans un coin de cervelle. Je doute que ça me serve un jour. L'Odyssée, donc, Le vieux avait l'idée, depuis quelques temps, de s'expatrier en Amérique du Sud. Sauf que la came lui est tombée sur le dos. Il n'a pas pu dire non. Dans l'urgence il a choisi le passage par Hirson. Un endroit où personne de sérieux n'a jamais tenté la contrebande. Il a pensé qu'il pouvait en profiter.

Le fric du camion, il le toucherait à Anvers. La Rolls, outre sa valeur intrinsèque, était alourdie de sa cagnotte. Et c'est ici, à ce moment précis, que le grand entre en jeu. A l'insu de tous, il pique une des valises, celle bourrée d'euros. Il la planque dans la grange. "Tu comprends, si ça tourne mal, comme pour le camion, j'assurais nos arrières." Et si ça roulait sans heurts, ça lui faisait un trésor de guerre au cas où il ne s'acclimaterait pas en Amérique. Bien vu ! J'étais peut être le con de service, mais il comptait sur moi en cas de malheur. Brave petit ! Sauf que, si le gros René refait surface, il va perquisitionner dans la grange pour chercher le compresseur et les restes de peinture. "Ils trouveront rien. Tu sais, la fosse de la citerne que tu as recouverte quand on était enfant pour pas qu'on aille s'y fourrer. Avec mon frère, derrière ton dos, on a aménagé une trappe. Personne ne peut la voir. Toi, et même grand-père, vous n'avez jamais rien remarqué."

Sacrés gamins ! La désobéissance a du bon, parfois. Je devrais pas le dire, moi, un instit à la retraite. Vu ce que je suis en train de trafiquer, je serai mal venu de moraliser. Dans le fond, je n'ai jamais été à cent pour cent honnête. Je veux dire du genre intransigeant. Je ne suis pas le type qui se drape dans sa suffisance. Les statues du commandeur, ça m'a toujours fait chier. Quand je pense à toutes les conneries que j'ai fait avaler aux gamins que les parents, et l'état, m'ont confié…Ne croyez pas que je sois plus méchant qu'un autre. D'ailleurs autour de moi, à part Etienne, qui est un saint fait homme, je ne vois que du très ordinaire. Du qui me ressemble. Du qui navigue à vue. Du qui ne ferait pas de mal à une mouche, si aucune mouche ne l'emmerde. Encore que ça dépend. Je ne suis pas du genre à me colleter avec des moulins à vent. J'ai un peu honte de l'avouer, mais la fuite… Que celui qui n'a jamais fait demi-tour me jette la première pierre.

Bon, c'est pas tout ça, qu'est-ce qu'on fait maintenant. Le grand expose son plan. Il y aura une liasse de fric, pour Etienne et pour moi. Etienne n'en a pas voulu hier soir. Le grand compte sur moi pour le faire changer d'avis. On lui doit bien ça à Etienne. Comme je connais la cachette, si des fois j'ai des besoins, ou que lui en ait, je pourrais piocher dans la mallette. Là dessus, il s'esquive. Un quart d'heure plus tard le revoilà avec les euros dans la main. Il fait deux tas, un petit pour Etienne et moi, un très gros pour lui qu'il répartit dans ses poches de blouson et de pantalon. "Bon, je t'emprunte la 4 L pour aller à la gare. Tu la trouveras sur le parking de derrière. La clé sous le pneu avant droit. Tu n'auras qu'à pousser de dix centimètres pour la dégager." Ce gamin m'étonnera toujours. J'aurais cru qu'il emporterait la clé en double ne me laissant l'autre. "Je ne trouve plus l'autre trousseau." Qu'il me dit en guise d'explication. Comme s'il avait lu mes pensées. "L'autre clé se trouve chez grand-père." Que je lui fais remarquer. "Se trouvait, parce que je l'ai cherché la semaine dernière et je ne l'ai pas trouvé." Bon, un mystère de plus. Passons, pas la peine de se torturer les méninges pour des peccadilles. "Tu pars quand ?" – "Là, maintenant. Je passe dire au revoir à grand-père. Je prends mes fringues et…Tu auras de mes nouvelles quand je serais en sûreté." J'ose pas lui demander s'il part seul. Tel que je le connais, si c'est le cas, il ne le restera pas longtemps. "Ah ! Le téléphone ! Tu me le donne, j'en aurais besoin." Je lui donne l'appareil, l'autre est resté dans la Rolls. Il le désosse, en retire la puce qu'il jette dans les WC.

"Une puce, j'en achèterai une dans un sup'." –  "Tu dois donner tes coordonnées." – "J'ai deux cartes d'identité. C'est le beau-père qui me les a eus, avec un passeport, pour le voyage." – "Des faux ?" – "Evidemment." – "Et l'attestation de domicile ?" – "Le beau-père, c'est pas un amateur." – "Avant de partir, qu'est-ce que tu crois qu'il leur est arrivé ?" Il se relance dans des explications aussi détaillées qu'inutiles. En fait, il ne sait pas si c'était des flics qu'il a aperçus au loin, mal planqués dans le croisement. "Tu vois, pendant la traversée de la forêt, j'ai réfléchi. J'en ai conclu que je n'avais pas vraiment envie de me marier avec Johanna. Pas plus que je ne voulais vivre planqué dans un bled plein d'ex mafieux à la gâchette chatouilleuse." Brave gosse, le voilà qui part vers un destin de fonctionnaire, comme son père. A-t-il raison ? A-t-il tort ? En tout cas il a humé le parfum de l'aventure. C'est toujours ça de pris. Moi, à son âge, je rentrais dans la cage aux fauves. C'était la sécurité du point de vue de mon paternel. Il va rentrer dans le rang, au moment où j'en sors. Ironie du destin.

Il est partit. Il n'a pas voulu quoique que ce soit pour se restaurer. Il cassera la croûte dans un snack, à Hirson. On s'est embrassé. La première fois depuis des lustres. Quand la porte s'est refermée, j'ai senti une goûte glisser le long de ma joue gauche. De toutes façons, il partait. Que se soit pour "où on s'perd", ou pour ailleurs, qu'elle importance. Après Odile et l'asperge, c'est au tour du grand. Le paternel et moi, on va rester comme deux vieux cons. Piqués dans notre campagne humide. Lui à s'amuser le long du ruisseau, et moi à passer le temps avec Etienne. Jusqu'à quand ? Je regarde les euros. Des billets de 100. Ça va pas être facile de les écouler sans se faire remarquer. Dans nos campagnes, on paye avec des cartes. Sauf le pain ou le journal, ou la bière chez Jojo. Sûr, si je lui présente cent euros, à Jojo, en moins d'une demi-heure, tout le village est au courant. Le gros René compris.

Pendant la soirée, devant un polard de télé insignifiant où les policiers passent plus de temps à glisser des peaux de bananes sous les pieds de leurs collègues qu'à chercher le coupable, lequel est connu de nous depuis la première image, je repense à la nuit dernière. Deux possibilités, un, le vieux gangster est passé à travers les mailles du filet, si filet il y avait, deux, ils sont en cabane et ils nous ont dénoncés. Dans cette dernière hypothèse, le gros René ne va pas tarder à faire coucou derrière la porte vitrée.

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