Comment on devient (presque) malhonnête. (19)

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J'ai le fric devant moi, à côté de l'ordinateur. Plus que prévu, mais ce qui était imprévu, c'est les emmerdements qui s'y sont collés. Les billets puent. Une odeur que ces chiens de chasse que sont le gros René et sa bande en képi doivent déjà renifler en zigzaguant sur les traces de notre passage. Et Etienne, qui n'est plus là pour me sortir de ce mauvais pas.

Je reprends le compte rendu de l'expédition. La bouteille de bibine est vide, je demande vers quelle heure la Rolls sera prête. Le vieux malfrat me répond qu'il faut patienter quatre heures. Avec la pluie qui tombe à seaux on est obligé d'attendre que la peinture soit bien sèche. "C'est des spécialistes, je leur fais confiance." Et à moi, il fait confiance ? Justement, j'aurai des questions à lui poser. Parce que vous vous en êtes peut être rendu compte, il y a des zones d'ombres dans le timing

On a le temps d'en parler, par contre, si on doit passer la nuit sur les routes et les chemins, une solide collation s'impose. Je pouvais décemment pas croquer en solitaire, ou même avec Etienne, et le grand. Après tout c'est son beau-père que je reçois dans mon modeste logis. Et puis l'hospitalité paysanne n'est pas un vain mot. Quoique je n'aie jamais cultivé le moindre légume, ni avant, ni après ma retraite. En fait, je vis depuis ce jour béni comme quand j'entrais chaque jour ouvrable dans la cage aux fauves. Des fauves que je savais dresser mieux que quiconque. Dans les cirques, on voit parfois un lion donner un coup de patte symbolique au dompteur. Dans mes classes, je n'ai jamais remarqué le moindre début de commencement de rébellion. Bref, je propose qu'on se restaure. Je sors les trois dernières boîtes de cassoulet du placard. Je verse le tout dans une casserole. Je touille pour pas que ça prenne dans le fond. Le grand prépare le couvert. Il parle pas, il n'a jamais beaucoup parlé. Mais faire le garçon de la maison, spontanément, ça me réchauffe le cœur. Etienne lui donne la main, on doit donner l'impression d'une famille unie. Le vieux, sa donzelle et ma future belle-fille, à la vue du spectacle, perdent de leur superbe. L'atmosphère se détend. "Les peintres, est-ce qu'ils prendront leur repas avec nous ?" – "Non, ils partent dès que leur boulot est terminé."

Je n'ai que du pain rassis. Et pas en quantité suffisante. Je fouille dans le placard et je déniche derrière les paquets de nouilles un sachet de biscottes. Mon zèle est apprécié à sa juste valeur. J'en profite pour poser LA question qui tourne en boucle derrière mon crâne légèrement dégarni. "Y a quelque chose qui me tracasse. Vos sbires, la première fois qu'ils sont venus, c'était AVANT le convoyage du camion par votre futur gendre." Le vieux gangster me regarde en rigolant. En fait le lieu du passage, c'est bien le grand qui en a eu l'idée. Mais on ne prend jamais assez de précaution. Les gars ont fait les repérages. Ils ne savaient pas si j'allais ou non coopérer. Ils se sont quand même méfiés. Des fois que j'aurai fait le faux jeton. Le grand avait consigne de ne rien me dire. Par contre, il a dû jouer séré après l'arraisonnement de la cargaison. Les gendarmes locaux sont en alerte. Les flics ont recoupé plusieurs affaires. Paradoxalement, le gros René leur sert de paravent. Soit qu'il veuille protéger le grand, parce que c'est mon fils, soit qu'il veuille empocher le bénéfice de l'arrestation. Si arrestation il doit y avoir. Le risque existe. Les gars du vieux sont en Belgique pour faire diversion. La Rolls, ils la connaissent pas. Mais blanche, c'était trop voyant, même en hiver par temps de pluie. Et puis le camion, il n'est pas passé par la forêt. Ça c'est nouveau ! Le grand m'avait raconté une toute autre histoire. Qui croire ? L'idée de la forêt, c'était pour la Rolls. Ils ne pensaient pas que le camion serait repéré par les douanes belges. C'est un paquet de fric perdu qui aurait bien servi dans la cavale. Tant pis ! Vaut mieux être pauvre et libre, qu'en tôle, et encore plus pauvre. Pauvre ! Tu parles ! La Rolls devait être bourrée d'oseille en dollars, ou d'or. Je donnerais la main droite d'Odile à couper que je suis sûr que ce vieux pleurnichard s'embarque pour l'Amérique, plein aux as.

Avant le départ il faut que je choppe le grand seul dans un coin. Il me doit des explications sur cette histoire de camion qui se prend pour un furet. Il passe par-ci, il repasse par-là. Sauf que la 4 L est revenue couverte de boue. C'est pas sur le goudron qu'on attrape cette merde. En fait qu'il soit passé par où il voulait, je m'en fous.

Mais, c'est pas de ma faute, quand j'ai une interrogation qui tourne en boucle dans mon ciboulot, il faut que j'obtienne L'EXPLICATION, et logique de préférence. Qui se tienne. Je prétexte quelque chose à montrer au grand et je l'attire dans ma chambre. Il faut qu'il crache LA vérité, et pas noyée dans un torrent de digressions. On a pas le temps. C'est notre dernière discussion, on se reverra peut être jamais. Je suis partagé entre la colère de m'être fait mener en bateau, et la tristesse de voir ce grand con partir pour l'autre côté de la planète. "Raconte." Ce coup-ci, ce n'est pas l'Odyssée. Je suis sûr que ce qu'il dit c'est vrai. Le chauffeur du camion avait un besoin pressant. Ils se sont arrêtés dans une station service. Le grand suppose que le gérant a signalé la présence du camion dans un endroit où il n'en passe jamais en transit. "Ce type devait connaître tous les chauffeurs du secteur. On était pas des habitués, donc suspects. Quelques kilomètres plus tard, j'aperçois au loin des képis à la sortie d'un village. Je tourne en catastrophe dans une petite rue, je signale les flics au chauffeur. Mais il n'a dû pouvoir rien faire. Je me suis retrouvé sur des chemins de merde. J'ai zigzagué pendant toute la nuit. Je suis rentré par la forêt pour être sûr de ne pas rencontrer la maréchaussée sur le pied de guerre." – "Et la batterie ? Tu m'as dit que tu en avais acheté une neuve." En fait c'était des conneries qu'il avait inventées. Et moi, pauvre pomme, je n'ai pas pensé vérifier. J'ai lavé la voiture, et j'ai pas levé le capot. Ça ne m'ait pas venu à l'idée. Il faut dire que la mécanique et moi, ça ne joue pas dans la même cour de récré. "Et la petite que tu as traînée tout un week-end ?" – "Une vieille copine." J'ai pas pu en tirer davantage. On est revenu dans la pièce centrale de la ferme. Les peintres avaient fini le boulot. Ils étaient repartis. C'est Etienne qui m'a tenu au courant. Le vieux, sa dulcinée et sa progéniture sirotaient un café made Etienne. Sûrement du jus de chaussette, mais ils faisaient comme si c'était le meilleur qu'ils n'aient jamais ingurgité. Etienne n'aime pas le café, chaque fois qu'il en prépare, il a goût d'eau. Même la couleur n'y est pas. Ça doit être son seul défaut, à ce type.

"Alors, vous allez les marier." Que je dis en parlant du grand et de fifille, pour meubler le silence. Le vieux sourit. "C'est de leur âge, non ?" Et lui, c'est de son âge ? Bon, j'insiste pas. Etienne demande si ça serait pas le moment de démarrer le tracteur. Pour qu'il chauffe.

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