Comment on devient (presque) malhonnête. (17)

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(Vendredi midi), le grand fini son plat de résistance. On ne s'est pas parlé de tout le repas. Faut dire qu'à la ferme, et même avant, il n'y avait qu'Odile qui tenait la conversation. Le grand, l'asperge et moi, on avalait l'ordinaire en silence. Quand j'y repense, c'est peut être aussi pour ça que cette salope au cul chaud, comme disent les copains, sauf Etienne qui ne dit jamais rien sur personne, a fiché le camp avec son perroquet bavard et futile, et apparemment bourré d'oseille à en faire déborder son portefeuille. Qu'ils étouffent en bouffant leur fric, ces deux traîtres. Parce que le bellâtre, c'était, aussi, un copain d'école. Pas vraiment un copain, il faisait pas parti de la bande. Tout petit déjà, il prenait des airs supérieurs. Et que je te ramène la voiture de son père. Et que je te détaille la résidence secondaire de sa grand-mère. Et que je conte en long et en large les vacances en skis sur les pentes des Alpes. Et mon cul ? C'est du poulet ! Ah ! C'est chaque fois pareil ! Il m'énerve ! Rien que d'y repenser, je pète les plombs. Bon, n'oublions pas que c'est de l'écrit, pas du parler. Heureusement que ce n'est qu'un journal. Je me vois mal en train d'en extraire des passages pour une dictée.

C'est pour le coup que l'inspecteur me sonnerait les cloches. Et qu'Etienne m'expliquerait, en long en large et en travers, que j'ai tort sur toute la ligne. Que, hors de Victor Hugo, point de salut. Où j'en étais ? Ah oui ! Le grand, je lui ai sorti du frigo des religieuses au chocolat. Le grand est accro au sucré et cambriolerait plus facilement une pâtisserie qu'une banque. J'ai sorti une demi-bouteille de Sauternes. J'en ai pas beaucoup. Je les garde pour les occasions exceptionnelles. Et celle là le fut alors même que je ne m'en doutais pas à l'heure où on dégustait le nectar à la pâtisserie chocolatée. Je lui parle de Mariembourg et des grottes. Il me dit que c'est dommage, que je me suis donné du mal pour rien, que la voiture de sa dulcinée est en rade pour je ne sais trop quelle panne. Je lui parle de la 4 L. Il hoche la tête. A son regard neutre je sens qu'il me cache des choses. Je lui dis qu'il doit, que ce serait mieux, s'il partait en week end dès ce soir. Il est pas contre. Il mastique consciencieusement sa sucrerie comme si c'était de la vieille carne. Le grand, il m'inquiète. Lundi, quand tout sera fini, il faudra que je trouve une solution. Je me renseignerai du côté d'Odile. Elle pourrait le dépanner, en attendant. En attendant quoi ? En fait, j'ai l'impression que je me cherche des alibis pour me débarrasser du grand. J'ai honte. J'ai honte d'y avoir pensé. Bon, chaque chose en son temps. On avisera lundi. Pendant qu'il essuie la vaisselle que j'ai lavée, je prépare quelques billets. Il me dit que c'est pas la peine. Qu'il n'a pas besoin de fric. J'insiste, il ne va pas jouer les gigolos auprès d'une brave môme. Ou alors c'est qu'il s'est refait, mais comment ? Il a pas quitté le secteur depuis son escapade en Belgique, sauf pour sa promenade avec la petite. Et c'est pas avec elle qu'il s'est remis à truander. Je l'aurai su. Le gros René est sur son dos. Il aurait pas manqué de m'en informer. Trop content de venir me faire chier avec ses airs supérieurs de protecteur des potes d'enfance. Le gros René, il commence à me bassiner grave. Tiens, voilà que je cause comme les loubards des feuilletons télés.

(Vendredi après-midi), Le grand a pris la 4 L, un sac de fringues et les billets que je lui avais préparés. Je prie le ciel, et plus particulièrement le saint des voleurs et autres délinquants, qu'il aille direct en Belgique. Et pas ailleurs qu'à Mariembourg. Faudrait pas qu'il attire les poulets belges à l'orée de la forêt. Quand il a tourné sur la droite, en sortant de la cour, j'ai cru, un instant, que tout baignait dans l'huile d'olive. La machine se mettait en route sans grincer. Il y avait plus qu'à attendre la suite, l'arrivée de la Rolls. Je passe un coup de fil au père. Il savait. Comment ? Etienne lui en avait parlé. Le père avait cru comprendre que c'était une histoire de cul. Que l'Etienne se fabriquait un alibi vis à vis de la Martine. Je n'ai pas voulu le détromper. Vaut mieux qu'il croit ça que la vérité. Je raccroche. J'appelle Etienne. Une chance, je tombe sur lui. Il me dit qu'il arrive équipé comme pour une expédition au pôle. "Et si Martine a besoin de la voiture ?" Que je demande. Il m'assure que non. Après réflexion je lui dis que je viens. "Je dirais à Martine que je te ramènerais dans la nuit." Mais Martine n'était pas chez eux. Elle était à papoter chez sa voisine. Tant mieux ! J'aime pas avoir à faire à cette inquisitrice modèle performant. Il n'y a pas de tireuse de vers de nez plus efficace, à ma connaissance, que cette nana. Je ne sais pas comment Etienne s'en sort, quand elle veut savoir quelque chose. Sûr qu'il doit être encore plus doué qu'elle. Ou alors il y a quelque chose qui m'échappe. Ce qui est certain, c'est qu'ils s'entendent bien. Comment font-ils ?

J'ai eu souvent l'envie de le lui demander. J'ai jamais osé. Etienne, avec ses airs de grand frère m'en impose. Je ne lui ai jamais dit. C'est même la première fois que je me l'avoue, à moi-même. Et encore, c'est parce que c'est dans mon journal. Parce que j'ai l'impression que ce n'est pas moi qui parle. Que celui qui écrit est mon double, ma conscience enfouie tout au creux de ma cervelle, dans un endroit où je n'ose pas m'aventurer. J'aurai trop peur d'y découvrir le vrai Marius Corbeau. Un type qui me ferait honte. Un gugusse minable qui aurait la silhouette de celui que j'aperçois furtivement dans le miroir de ma salle de bain. Un type infréquentable, sauf par Etienne, qui est la bonté incarnée. Il y a des jours où je me demande quand ce mec, au cœur plus gros que son cerveau, se lassera de me repêcher, de me rattraper par les bretelles, de me fournir de l'oxygène quand je me suis plongé dans la merde, de me servir de béquille pour traverser mes lubies glissantes et destructrices.

(Vendredi à la tombée de la nuit), Il pleut. Il pleut. Comme à Ostende et comme partout…Le vieux Léo me poursuit. Quand la Rolls a tourné la grille, le bruit de l'averse sur les ardoises absorbait tout. La cour s'était changée en mare. La limousine hésita, fit un zigzag, et finit par présenter son nez à la porte du garage. "Tu vas leur ouvrir ?" – "Je suis pas leur larbin." Dans la Rolls ils ont compris. La portière gauche s'est ouverte et un capuchon s'est mis à courir vers la porte vitrée de la cuisine. La petite nana dégoulinante me sourit. "J'ai besoin d'un coup de main." C'est la chef de la dernière fois. "Les autres seront ici dans moins d'une heure." Les autres ? Ceux qui maquilleront la Rolls. Elle passera du blanc snob au noir incognito. "Vous êtes combien ?" – "Quatre." Avec ce qu'il tombe, on ne voit rien. Les essuies glaces à fond ne laisse rien deviner des passagers. Ni du conducteur. Etienne me pousse du coude. J'enfile mon ciré et je cours vers la grange leur ouvrir la porte. La Rolls s'y insinue sans bruit. Les vitres redeviennent transparentes. Je fais un bond en arrière. C'est pas vrai. J'en crois pas mes yeux. Au volant l'ex beau-père du grand, derrière lui, sa fifille, et à côté…Le grand. Lui-même. En personne. Un moment je crois que je délire. Que j'ai une hallucination. C'est quoi ce bordel ?

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