Comment on devient (presque) malhonnête. (16)

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Je veux en savoir plus. Il ne dit rien. Il n'a contrôlé qu'un seul véhicule, et encore en catimini. Ils ont consulté un fichier du grand banditisme, sans résultat. Les gars et les filles n'y sont pas. Ce qui ne veut pas dire qu'ils sont honnêtes. Ça pourrait être une bande qui trafique autre chose que des voitures. A la brigade ils avaient pas le temps. C'est le gros René qui leur a dit qu'il surveillait tout ce petit monde en misant sur ma collaboration. Je lui ai assuré que oui. D'après son regard, je pense qu'il m'a cru. On a bavardé encore un moment. Il a répété sa mise en garde pour le grand. C'est pas qu'il ait pas confiance, mais ses collègues…"Et puis on a pas que ça à faire, lui courir après." Je lui dis que c'était rien que des coïncidences. Qu'ils se montaient la tête. Que le grand n'était mêlé dans rien de répréhensible. Il a rigolé en me donnant une tape magistrale dans le dos. "Allez, tu le surveille, il garde le profil bas, et tout finira par se tasser." N'empêche que le grand, il faut qu'il fasse une dernière sortie. Et pas plus tard qu'à la fin de la semaine.

Dimanche, "ni gris ni verts, comme à Ostende et comme partout, quand sur la ville tombe la pluie, et qu'on se demande si c'est utile, et puis surtout si ça vaut l'coup, d'vivre sa vie…" Je déprime…Léo Ferré m'envoie d'outre tombe son spleen. La pluie, la gadoue, la merde…Une fin de semaine de merde…Voilà ce que j'ai vécu. "Et puis surtout si ça vaut l'coup…" Je suis partagé entre l'envie d'enfouir tout ça, et celle de l'écrire, de le confesser. Je veux pas me justifier. Auprès de qui ? Pas à mon âge. A presque soixante ans on a de compte à rendre à personne. Et puis, ce qui est fait, est fait…

(Jeudi), j'ai traînassé. Etienne est venu. Il m'a proposé une partie de dames. J'avais pas l'esprit à ça. J'aurai encore plus perdu que d'habitude, ce qui n'est pas peu dire. On a parlé de la Rolls. Je lui ai montré les cartes. La discussion a commencé quand il s'est aperçu qu'il devait conduire le tracteur sur les routes belges. "Tu me vois en pleine nuit, au volant de ta machine à réveiller tout un canton. On va pas processionner à travers les villages endormis." – "T'as une autre idée ?" Que je réponds. Eh bien oui ! Il a une idée. Etienne a toujours LA bonne idée quand il faut. "On planque le tracteur dans la forêt, et on rentre à pied." – "Il y a au moins cinq kilomètres !" – "Une heure au grand air, ça ne te ferra pas de mal." – "Et toi, tu m'attends ?" – "Non, je t'accompagne, dans la Rolls. Vaut mieux être deux au moment de l'échange." Toujours ce côté grand frère, il m'énerve, mais il n'a pas tort. A deux on pourra faire face au cas où les malfrats ne seraient pas réglos. "Tu prévois un thermos et des gâteaux secs." C'est juste ! Je n'y avais pas pensé. Etienne, c'est vraiment le type précieux. Il a dû naître avec le sens de l'organisation dans les gènes.

"J'ai dit à Martine qu'on organisait une soirée belote avec ton père et ton grand. Elle ne m'attendra pas de la nuit. Tu devras mettre ton père au courant. Pour pas qu'on crée du doute chez le gros René." Et pourquoi le gros René viendrait renifler par ici ? "A cause du départ de la 4 L." Merde, j'avais pas pensé à ça non plus ! "On reprend tout à zéro." Pendant une bonne heure on a peaufiné nos plans. Quand Etienne est parti, j'étais soulagé. Il n'y avait plus d'imprévu à l'horizon. J'ai allumé la télé, et je me suis abruti sur un polard américain où la réflexion était remplacée par des coups de flingue. Le nœud Gordien fait encore des émules. Je veux dire la façon de le dénouer.

(Vendredi matin), un crachin épais et dense colle aux mains et à la peau du visage. J'ai une montagne de choses à vérifier. Je commence par le tracteur. Je tire le starter et je réduis l'avance à l'allumage. Il démarre au quart de tour. Le grand est vraiment un génie de la mécanique. Pendant que le moteur chauffe, je consulte mon check-list mental. Avec cette humidité si on rencontre de la gadoue il vaut mieux prévoir un câble. La manille de l'accroche est grippée. Je m'escrime dessus à coup de marteau sans résultat. Une seule solution, la doubler. Je plonge dans le fouillis de la grange. Avec toutes les saloperies que j'ai entassées, plus le fait que je n'aie jamais éclairé cette dépendance correctement, je ne retrouve pas le câble. Enfin, si, je le retrouve, mais c'est le vieux. Celui qui n'a pas d'échardes a disparu. Une chance que celui-ci soit équipé de deux manilles. Je l'enroule à l'arrière du tracteur dont le moteur tourne toujours rond. J'augmente l'avance, c'est OK. Au tour de la 4 L. Le réservoir est à demi vide. Je suis bon pour un voyage à Hirson. J'en profiterai pour remplir les jerrycans du tracteur et tirer du liquide à la borne à billets. Depuis qu'ils ont inventé l'essence bleue, on n'en trouve plus que dans les grandes stations. Le progrès, c'est pas tout le temps un mieux. Mon ciré kaki et ma grosse écharpe en laine ne suffisent pas à m'épargner un ruissellement d'eau glacée dans le dos. Cette nuit, il faudra qu'on s'équipe au petit poil, gants de cuir, cirés étanches, bottes chaudes et en-cas consistants. Etienne doit avoir tout ce qu'il faut. Je vais lui donner un coup de fil pour vérifier, ou plutôt, non, je passerai chez lui au retour d'Hirson. J'ai pas envie de tomber, téléphoniquement, sur Martine et sa méfiance maladive, et ses questions inquisitoires.

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