Comment on devient (presque) malhonnête. (15)

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Mercredi, après le repas de mardi midi, repas que j'ai pris avec le grand chez mon paternel, je suis revenu seul à la ferme. J'ai entrepris de déménager le garage. J'aurais pu demander au grand de me donner la main. Mais il m'aurait posé des tas de questions. Qu'est-ce que j'aurai pu répondre. Que ce garage avait besoin d'un sérieux coup de balai ? Tu parles, on n'y a jamais touché. Quand on a acheté la ferme, Odile et moi, on s'en est servi de dépotoir. A l'heure où je vous parle, il reste juste assez de place pour garer la 4 L, le tracteur, et, en serrant un peu, ma limousine. Mon travail de l'après-midi a consisté à entasser un maximum de ce qui pouvait l'être dans le fond pour qu'on rentre la Rolls et qu'on puisse tourner autour pour son relookage. J'ai pris soin de préparer ma rallonge électrique de cinquante mètres et de dégager la prise. J'ai aussi essayé l'électricité, tout marche. Il ne restait plus qu'à aligner le tracteur et les deux voitures comme à la parade dehors, le long de la haie. Il faisait nuit noire avant que je n'achève ces travaux d'Hercule. J'avais dû faire un potin d'enfer. Comme je n'ai aucun voisin à moins de cinq cent mètres, quelle importance. C'est peut être pour ça que les gangsters m'ont sélectionné. J'étais justement en train de penser à eux, que les voilà ! Le 4X4 vire en silence et sans éclabousser le moindre gravillon. Il stoppe devant la porte de la cuisine. C'est le même gros type que la dernière fois. Et la même nana, ni belle ni moche, mais aujourd'hui sûre d'elle, impériale. Cette fois, elle donne les ordres. Avec le gros type, on rentre le compresseur dans la grange. Ensuite, il débarque des cartons sous l'éclairage des phares du 4X4. La fille ne voulait pas qu'on allume la lumière de la cour. Je lui ai dit que ça n'attirerait pas l'attention des voisins, parce que de voisins, j'en avais pas. A son regard j'ai bien compris qu'il fallait pas insister. On est resté dans le noir, sauf les phares, en feux de croisement. On fermait la porte de la grange à chaque passage. Plus à précaution, ça doit pas exister.

J'ai pas voulu ouvrir une boîte de cassoulet. J'ai cassé tous les œufs de mon stock, au moins vingt cinq, et je leur ai mitonné une omelette aux lardons arrosée d'un Listrac. Le gros m'a complimenté. La nana m'a fait un grand sourire, mais ses yeux laissaient à comprendre qu'il n'était que de façade, commercial aurait dit Etienne. J'étais devenu la clef de voûte de leur combine. Ils pouvaient plus se passer de moi, ou plutôt de la ferme. Je devais me trouver à la distance idéale pour l'arrêt camouflage. J'ai demandé si l'emploi du temps prévu était OK. On a étalé les cartes, les points surlignés étaient d'actualités. Et cette actualité c'était pour vendredi. Le bateau entrait en rade portuaire ce jour, mardi. Le chargement devant avoir lieu samedi en fin d'après-midi. S'ils me disaient tout ça, c'est qu'ils avaient entièrement confiance en moi. Qu'ils avaient bien vu que j'étais le type réglo. Qu'après, je n'entendrai plus parler d'eux. Qu'ils faisaient ce coup, mais que ce n'était pas dans leurs habitudes. Que c'était pour rendre service à un pote de leur chef. J'ai voulu savoir quel était leur "travail ordinaire".

Mais motus, la fille a fait un signe au gros type qui a aussitôt bifurqué vers le récit de ses souvenirs de jeunesse. Je me serais cru dans un bouquin  de Boudard. J'aurai pas pensé que les voyous de maintenant ressemblaient autant à ceux des romans de mon enfance. Il était minuit passé quand la fille s'est levée. Ils repartaient le lendemain avant le lever du soleil. J'ai sorti des serviettes pour les douches. Ils se comportaient comme si j'étais une vieille connaissance, un de la bande. Sur le moment j'en étais flatté, aujourd'hui, quand je tape mon journal, avec vingt quatre heures de décalage, je me traite de naïf. Les manières de la nana, l'omelette aux lardons, le Bordeaux, bref, l'ambiance, m'avait embué les neurones. Non pas que je renonçais à passer la Rolls. Mais il me fallait rester réaliste et vigilant. Déjà que je mouillais Etienne et le grand. Déjà que j'avais sur le paletot le gros René. C'était pas le moment de se prendre pour Gabin ou Lino Ventura. J'étais plus le maillon faible que le pivot de l'embrouille. Si je vous dis ça, c'est pas que j'ai le blues. C'est pas non plus parce que le gros René est passé cet après-midi à la ferme. C'est juste que j'ai réfléchi. Que j'ai fais le point. Que je me demande si tout ça vaut le coup. De toutes façons, c'était trop tard pour reculer. Le matos était dans ma grange. Dans deux jours tout serait fini. Mais, je le jure sur la tête de cette salope d'Odile, c'est la première et la dernière fois. Vous me direz, j'ai qu'à laisser tout tomber. J'ai qu'à m'allonger devant le gros René pour me dédouaner. Et passer pour un dégonflé ? Pas question ! Je suis pas du genre à chier dans mon froc. Et puis, Etienne marche dans la combine. Il dit que sans lui je vais boguer grave. Il reprend ses airs de grand frère protecteur. Ça m'énerve, mais c'est pas le moment de le vexer. Je peux pas agir seul. Le grand, il faut que lui aussi s'y colle. Il doit écarter les pandores vendredi soir, et, si possible, samedi toute la journée. Ça tombe bien, en fin de semaine c'est plausible de se balader dans la nature. Ils peuvent pas refaire la visite de la fois d'avant. Il faut pas non plus qu'ils s'éloignent trop du secteur. J'épluche la carte. Je repère des grottes un peu après Couvin, et un bled visitable, Marienbourg, à quelques kilomètres. Ça fera l'affaire.

Le gros René, il faut que je vous en parle. Il est arrivé sur le coup des trois heures, l'œil mi-clos, la mine chafouine, le képi sous le bras. Il m'a fait penser à un chien en chasse. Je voyais son nez se retrousser. Il reniflait le passage récent du truand. Un peu plus il pissait sur la porte du garage. En levant la patte. "Ça marche, ton petit commerce ?" Il parlait de mon "bed and breakfast". "Tu fais des jaloux dans la région." Le va-et-vient des 4X4 n'était pas passé inaperçu. "Tu ouvre un Bordeaux ?" On rentre. Je sors une bouteille. Le gros prend son temps. Il déguste le nectar en faisant tourner son verre. "C'est du bon !" Ce salaud va me coûter une fortune. Le père, à son âge, ne renouvellera pas son stock, ni le mien par conséquent. Je tiens à avoir de quoi émerveiller mon palais jusqu'à mon départ en maison de retraite. "Ils payent par chèques ?" Je regarde le gros René. Il aurait changé de casquette ? Il serait au service du fisc maintenant ? "Ça ne me regarde pas, question déclarations. Tu fais comme tu l'entends. C'est pas moi qui dirais quoi que ce soit. Non, c'est pour savoir si tu connais leurs identités ?" Au fait, c'est vrai ça. Je ne connais même pas leurs prénoms. Ça change quoi ? "Ben, c'est qu'il y en a au moins un qui est venu avec une fausse plaque minéralogique." Pas étonnant, ce sont des gangsters, que je me dis en moi-même. "Je suis pas du genre fouille merde…" Il veut le faire croire à qui ?

"Mais toutes ces allées et venues, comme ça, d'un coup, juste après que tu ais posé ton panneau, ça intrigue les collègues. Je leur ai dis que je voyais ça. Ben…J'ai vu." – "Ah !" – "La plaque ne correspond pas au véhicule." – "C'est à dire ?" – "Que c'est des types pas clairs." Il me dresse un catalogue des diverses possibilités de magouilles, fausses plaques sur les vrais, voitures volées, et j'en passe. J'ai pas tout imprimé. C'est pas mon truc. J'ai pas l'intention de me lancer dans la truanderie. Je passe la Rolls en Belgique et basta ! Sauf que le gros René a une idée derrière le képi. Je saisis pas laquelle, mais je donnerai le petit doigt d'Odile à couper que je suis dans le vrai. 

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