Comment on devient (presque) malhonnête. (12)

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Samedi, j'ai pas encore dévoilé le plan Rolls à Etienne. Manque de temps, je biffe, manque de courage, j'ai peur que l'Etienne ne marche pas dans la combine. Un faux témoignage, c'est rien que le courant. Entre potes on s'entraide. C'est normal, depuis qu'on est tout gamin c'est comme ça qu'on vit. On cafarde pas, on jure que, on mettrait sa tête à couper. La vie à la campagne quoi…Etienne et moi, on n'a pour ainsi dire pas quitté le pays. Sauf les études, pour Etienne un éloignement momentané avant sa titularisation. Il a fini comme moi directeur d'école, mais dans le village voisin. On pouvait pas nommer deux directeurs dans la même école. Depuis, il y a eu le regroupement, fini les classes à trois niveaux, ou plus. Bon, parlons du sujet, Etienne, il m'a toujours suivi, partout, dans tous les coups foireux ou glorieux. Des glorieux, on peut les compter sur les doigts d'une seule main. Tiens, on a fréquenté le même jour, dans le même bal. Deux copines, on s'est avancé ensemble. Le hasard a joué, à lui la Martine, elle était un peu ronde à l'époque, à moi cette salope d'Odile. Mais je ne le savais pas. Qu'elle allait se tirer au bout de quinze ans avec ce bellâtre au cerveau de lombric. La Martine, elle, ne bouge pas du foyer conjugal. J'ai pas dis du lit conjugal. Je raye, elle pourrait trouver mes propos diffamatoires et ressortir le témoignage d'Etienne. Enfin, tous comptes faits, c'est une bonne épouse pour un type rangé. Qui aime que rien ne traîne. Parce que la Martine, c'est cire et chiffons, et meubles qui brillent, et parquet plus propre que mon évier après la vaisselle, et patins en entrant ou on se déchausse. Quand il pleut, faut pas avoir un imper dégoulinant dans son entrée si on veut pas se faire rappeler à l'ordre. Je ne sais plus qui, d'elle ou de lui, a déteint sur l'autre, ou si ce que je croyais être le hasard n'était qu'un sixième sens. Dans ce cas, ou je suis le roi des miros, ou pire, Odile et moi, on a comme qui dirait des points communs, mais lesquels ? Ça me laisse perplexe. En fait, je l'écris et j'y avais jamais pensé avant. Et voilà, j'ai transformé l'ordinateur en confessionnal.

C'est décidé, demain je parle à Etienne du plan Rolls. S'il marche pas, j'aviserai. C'est pas qu'il se dégonflerait. C'est que sa droiture d'esprit l'empêcherait de me laisser faire des conneries. Pourtant, ces "conneries" j'ai la ferme intention de les commettre.

Pour plusieurs raisons, la première c'est que j'en ai furieusement envie, la seconde c'est que j'ai dit banco au gros, la troisième c'est que je veux prouver au grand que je suis pas un pourri, la quatrième c'est que le gros René commence à me courir sur le système et que je suis curieux de savoir ce qu'il mijote. Et puis, Etienne, il n'a jamais été très pote avec le gros René. Etienne, il est pas vraiment anarchiste, juste anti armée, anti autoritarisme, anti pouvoir sous toutes ses formes. Il a tendance à traiter le moindre élu de fascisant. Alors, pensez, un adjudant chef, c'est quasiment l'horreur fait homme. Il supporte le gros René parce qu'il a été à l'école avec nous, c'est tout. De là à plonger dans la délinquance…Parce qu'il faut bien se l'avouer, cette histoire de Rolls, c'est peut être pas du gangstérisme, mais pas loin. Plus j'y réfléchis, plus je bave d'impatiente.

Le grand fourgonne dans la 4 L. Le moteur tourne en silence. Ce gamin aurait dû se trouver un job dans la mécanique. Il est vraiment doué pour ça. J'entends les pneus crisser sur les gravillons de la cour. Où il est encore parti ? Peut être chez son grand-père. S'il a déniché une nouvelle fiancée, comme ils disent maintenant, faudrait pas qu'il quitte la ferme avant l'arrivée de la Rolls, il m'est indispensable pour écarter le gros René. Le soleil est couché, ou la nuit est arrivée plus tôt que prévu, j'ai pas vu l'heure. Ce soir plateau de cochonnaille et polar à la télé.

Lundi, Etienne m'a refait de cinq manches à une. Et encore, je me demande comment il a pu la perdre. Il y a pas mal de va-et-vient chez Jojo cet après midi. J'ai pas pu placer la moindre allusion quant à la Rolls. Je lui propose de venir à la ferme. J'ai quelque chose à lui montrer. Etienne me regarde, dubitatif. Sûr qu'il se demande ce que je mijote. En général, quand il fait cette mimique, c'est qu'il pense que je me suis lancé une nouvelle fois dans les conneries. Etienne, il me connaît bien. Malgré que je sois plus âgé que lui d'au moins six mois, il me traite comme son petit frère. Il est enfant unique, ça devait lui manquer, un frangin. Je fais office de…Il faut dire aussi que je suis toujours à lui demander conseil. Quand on bossait, c'est un super pédagogue, je vous dis pas le nombre de fois où il m'a dépanné. Il me passait ses préparations quand je séchais lamentablement. Ou quand j'avais pris du retard. Ce qui était hélas assez courant. Etienne rentre son vélo dans le garage, et prévient sa douce moitié qu'il me suit. On embarque dans ma limousine pendant qu'elle marmonne, le nez dans ses mots croisés.

Etienne s'installe sur la chaise "spécial visiteur". J'ouvre une nouvelle bouteille d'un blanc sucré, du Sauternes liquoreux à souhait. Son œil se fait de plus en plus interrogatif et inquiet. Je ne tourne pas autour du pot. La moindre des politesses avec un copain comme Etienne, c'est de lui annoncer tout de suite la couleur. Je parle de la Rolls, de son passage en Belgique par la forêt, du retour par nos propres moyens, de sa présence indispensable pour conduire le tracteur, et le pourquoi du tracteur. Au fur et à mesure de mon récit il se rabougrit sur sa chaise. Bientôt il ressemble à un petit tas de vêtements en vrac. Quand j'arrête mon exposé, des fringues sortent un borborygme : "je le crois pas ? Tu m'en avais pas encore fait des comme ça." Je lui ressers un verre pour le requinquer. Il ne gagne pas un pouce de taille. Quand on dit d'un type qu'il est effondré, c'est la photo d'Etienne à ce moment qu'on devrait donner comme exemple visuel. "En plus tu te sers de ton fils comme leurre !"

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