Comment on devient (presque) malhonnête. (11)

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Pendant que je lorgne, mine de rien, sur les cuisses de la donzelle, je demande des nouvelles. "Ça roule." Si ça roule, ça va. Je n'ose pas rentrer dans le vif du sujet. Je ne sais pas si la fille est une couverture, ou plus si affinité. Bref, ne pas faire le couillon, c'est pas le moment de faire tout capoter sur un mot de trop. Je sors la bouteille que j'avais mise au frais dans le frigo. Je demande à la dame ce qu'elle préfère, un thé, une liqueur. Elle est partante pour le Bordeaux et aspire le breuvage comme un cheval assoiffé. Du gaspillage ! Le gros me regarde en rigolant. "Elle est mignonne, mais elle manque d'éducation." La fille glousse, je ris de la plaisanterie. Je suis nerveux, j'en fais trop. Faut que je reprenne le dessus. Il faudrait pas que ce gus croit que je suis du genre lèche cul. On est à égalité. On est ici pour traiter une affaire, point. J'ai une boîte de cassoulet, ça vous convient ? Ça leur convient. Du moment qu'il y a du Bordeaux, ils ne sont pas regardant sur l'assiette. Je me demande quand on attaquera le plat de résistance, la Rolls. "Chatounette, on va faire un poker avec notre hôte. Rien que lui et moi." Chatounette se lève en tirant sa jupe ultra courte vers ses genoux. Pendant qu'elle se tortille le gros me regarde. Il me fait une œillade. "Le poker, on peut l'intéresser." Il insiste lourdement sur le bas du dos de la top model. Merde, j'avais envisagé cinq mille scénarios, mais j'étais à côté de la plaque. Sur toute la ligne. Ce gus n'a quand même pas l'intention d'économiser mille cinq cent euros en me refilant sa pute ! "Non, c'est du bonus." Et quel bonus mes aïeux ! Je suis du genre pudique. Vous ne saurez rien de rien. Bande de voyeurs !

Mais avant, on avait parlé boulot. Le jour, l'heure, le trajet, tout est cadré. Je lui dévoile une partie du plan, Etienne et le tracteur. Il demande si ça coûtera.  J'hésite, je plonge, cinq cent de plus, c'est OK. Ce type, c'est un régal de travailler avec.

Il est cinq heures du matin, je n'ai pas sommeil. Je tape le compte rendu de la journée pendant que Chatounette fait des heures sup' avec le patron. C'est un peu bruyant, mais je vais pas cogner avec le manche du balai pour les faire taire. Ça serait inconvenant, non ?

 Jeudi, hier, j'ai passé toute la journée, ou presque, à confectionner un panneau "bed and breakfast" digne des meilleurs gîtes. En contre plaqué marine, avec l'annonce en rouge vif sur fond de prairie printanière.

J'ai vissé mon œuvre d'art sur la grille à la place du carton de la veille. J'ai pas l'intention d'accueillir des cars de touristes, pas plus que des hollandais perdus dans leur descente vers la mer. C'est juste pour une seule nuit. Après, on verra. Si le grand prend racine à la ferme, ça lui fera de l'occupation. Et puis, recevoir de temps en temps des visages neufs, parler avec d'autres qu'Etienne, Jojo, ou le gros René, ça m'obligera à faire des efforts de vocabulaire. Déjà que le père trouve que je me laisse aller. Que si je continue, je vais virer clodo des champs. Du style solitaire des montagnes parlant à son chien et à ses biques. Et, j'ai même pas de chien. J'en ai eu un, il y a longtemps, du temps d'Odile, cette putain de femelle qui s'est tirée avec le plus grand crétin que j'ai eu le malheur de rencontrer. Il est mort quelques mois après son départ. Je parle du chien. Remarquez, il était plutôt vieux, quatorze ans. C'est tombé comme ça, la coïncidence pure. N'allez pas me traiter de tueur en prétextant que je ne l'ai pas bien soigné. Je l'aimais cette bête. Je l'ai trouvé un matin dans la grange, juste derrière le tracteur. Si elle a pas souffert, j'aimerai finir comme ça.

Il pleut depuis ce matin. On est au fond du bar de Jojo, Etienne et moi à pousser nos pions. Je suis en forme, j'ai gagné la première manche et Etienne n'a qu'un pion de plus que moi dans la seconde. Le gros René fait son entrée. Il dégouline de partout. Il pose son képi sur le comptoir et demande un verre de blanc. Pendant que Jojo lui verse le breuvage, le gros René se tourne vers la salle. "Alors Marius Corbeau, on se lance dans l'hôtellerie de luxe ?" Il a l'air de s'adresser à la salle entière, mais comme on est, Etienne et moi, les deux seuls clients, je suppose qu'il s'adresse à moi. Je fais le gars pas concerné, quoiqu'il m'ait nommé clairement. "C'est le producteur et son top model d'avant hier soir qui t'ont donné l'idée ?" Là, je réponds, c'est Jojo qui m'a envoyé ces clients il y a une quinzaine. Jojo hoche la tête. "Ça va faire du va-et-vient tous ces touristes." On pourrait croire le gros René inquiet pour la tranquillité de son territoire, que nenni, à son air rigolard je pense qu'il a autre chose en tête. "La ferme est vide, un peu d'animation ne peut pas nuire." – "Ça arrondira tes fins de mois, aussi." Là, le gros René me cherche. Je lui sors que je fais ça par hasard, que j'ai pas l'intention de me transformer en gîte rural, que la toiture est en état et que si j'ai jamais craché sur un petit supplément, faut pas y voir autre chose. "Comme ça Corbeau junior pourra occuper ses petites menottes." Putain ! Le gros René profite de la situation ou quoi ? Jojo rigole, Etienne me regarde l'air soucieux, et moi je vire au rouge vif. Je le sens, j'ai les oreilles brûlantes. Ce sadique roule des mécaniques pour nous faire comprendre que le patron, à partir de dorénavant, c'est lui ! Etienne me dit qu'il a pas l'esprit au jeu, qu'il s'en va. Il ajoute à voix basse qu'on se retrouve chez lui dans une demi-heure. Je veux pas perdre la face et j'invite le gros René à une partie de billard. Jojo a conservé celui de son prédécesseur. Les gosses râlent, ils veulent le nouveau, l'américain, comme on en voit dans les films de gangsters. Jojo dit qu'il a pas les moyens. Je le crois pas, il est tellement doué aux trois boules que je parierais un euro que c'est seulement pour ça qu'il s'accroche à celui-là. Le gros René était fortiche, lui aussi, dans son jeune âge. Et moi, je me défendais pas mal. On lance la partie sous l'œil intéressé de Jojo. Je fais une série de douze, le gros René, onze seulement. Je bombe le torse, je joue les pros, je rate le tir suivant. Le gros René fait un quinze. Une demi-heure plus tard, je suis dans les choux.

Le gros René me regarde bizarrement. "Y a quelque chose qui te tracasse, Marius Corbeau senior ?" Ce con ne voit pas que je le fais exprès. Il croit que je suis déconcentré pour la chose qu'il a en tête. J'ai raté mon coup. Quoique… D'un autre côté il vaut mieux qu'il se sente supérieur en manipulation. Il surveille le grand, c'est sûr, mais il veut aussi autre chose qu'un résultat policier. J'en mettrais ma main au feu. Etienne est aussi de cet avis. Le témoignage que je lui ai demandé, il pense que c'était pas la bonne idée. Il pense que le fils, couillon comme il est, ne risquait pas grand chose et que de toutes façons, ça lui aurait servi de leçon. Je fais l'indigné, mais je suis pas loin de penser comme lui. Ce qu'il ne sait pas, c'est que le grand sera une des pièces maîtresse de mon projet pour la Rolls. Et qu'il vaut mieux que le gros René se prenne pour Machiavel avant de se retrouver gros Jean comme devant. Ils me prennent un peu trop pour un con. Mais la suite leur montrera que mon surnom de "Renard", n'est pas usurpé. Que j'ai pas perdu la main.

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