Comment on devient (presque) malhonnête. (10)

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Avec Etienne ça avait été plus dur que je croyais. Je l'ai su par sa chère et tendre. Cette salope ne rate pas une occasion de dénigrer son brave type de mari. Il disait ne pas se souvenir du jour avec précision. Mais que, si nous, on avait dit que c'était ce jour là, et bien c'était ce jour là, point. La Martine n'arrêtait pas ses allusions perfides. Heureusement le gros René a fait celui qui n'entend rien. Sauf que la Martine, après, elle m'a dit qu'elle ne savait pas ce qu'on magouillait, qu'elle s'en foutait, elle m'a dit aussi de me méfier et que si je pensais un jour à lui faire une crasse, du genre colportage de ragots, elle s'en souviendrait. Elle me montrait du doigt son opulente chevelure, et sa mémoire cachée derrière. OK, la leçon sera retenue. Les couples aujourd'hui, c'est plus ce que c'était avant !

Bref, on était sorti, une nouvelle fois, d'un mauvais pas. Grâce au gros René, il faut bien le dire. En y réfléchissant, tout ça n'augurait rien de bon. Le gros René prenait trop d'importance dans cette histoire. C'est le bon gars, d'accord, mais même pour un type cool, qui n'aime pas les embrouilles, je trouve qu'il faisait un zèle suspect. Le gros René, il aime pas se faire remarquer. Il aime pas qu'on parle de sa juridiction. Il aime pas qu'on parle de sa gendarmerie, ni en mal, ni en bien. C'est lui qui me l'a dit, il y a longtemps, le jour où on a fêté ensemble son grade de chef. A la brigade ils avaient ouvert du mousseux. Moi, je lui ai sorti du fond de mon cellier un Château Margot. Oui, vous avez bien lu. J'en ai encore quatre, pas un de plus. Je les garde pour les grandes occasions, qui ne vont pas tarder à survenir si son administration s'acharne sur notre modeste et anonyme famille. Le gros René, on a été pote toute notre enfance. Je crois que je vous l'ai déjà dit. Entre nous, c'était à la vie à la mort. Des paroles de gamins, qu'on a jamais eu, jusqu'à aujourd'hui, à mettre en pratique. Sauf qu'on a vieilli. Moi, pour René, je suis toujours dans les mêmes dispositions. Mais lui ? Si l'armée lui a modifié la psychologie, en profondeur, et que ça ne se voit pas ?

Si sa bonhomie n'est qu'une façade ? Si son désir de ne pas faire de vague s'écrase, quand il sera acculé, le dos au mur, et que le métier reprenne le dessus ? Là, on serait mal, je vous le dis en toute franchise. A moins que le gros René ne soit qu'un fourbe. Un qui vous fait prendre des vessies pour des lanternes. Un qui ne veut pas de bruit autour de lui pour une cause inconnue. Inconnue de moi, et des autres, et de ses supérieurs, et de ses subalternes. Oui, mais à quel sujet ? Je gratte ma mémoire jusqu'à l'os. Je suis sûr que, en cherchant bien, je dois me souvenir d'un fait que j'ai dû occulter, inconsciemment. Quand j'y pense, le gros René, il a toujours été gros. Alors il jouait les "bons gros". Pour qu'on l'accepte. Pour qu'on ne se moque pas de lui parce qu'il avait le cul lourd et qu'il fallait l'aider pour franchir les barrières. Alors, faire le bon zigue avait dû devenir un réflexe, une seconde nature. Mais dans le fond, ce type pourrait être un sadique masqué que personne ne s'en apercevrait. Et moi, bonne pomme, j'ai rien vu ! Et je lui ai fêté sa nomination avec un Château Margot ! Plus con que moi, ça doit pas exister !

Il est tard. J'ai les yeux en bas du menton. Je ferme la bécane. 

Mardi, "Allô ! Je suis bien aux chambres d'hôtes près de la forêt d'Hirson. Vous vous souvenez de nous ?" La Rolls ! Ouf ! J'ai cru que l'affaire  était tombée à l'eau. Ils passent me voir pour mettre au point l'organisation du passage. Ils seront ici en fin d'après-midi. Ça serait bien si j'avais une chambre pour deux, un couple, une couverture quoi. J'avais pas besoin de faire de chichis, à la fortune du pot. Sauf que si j'avais en stock un Bordeaux vieux, c'était pas de refus. Pour les défraiements on s'arrangerait. On n'était pas pingre. Message reçu. Je mets le grand au courant. Pas de la Rolls, juste que j'envisage de me reconvertir en loueur pour touristes. Il me regarde bizarrement. Je sens qu'il ne gobe pas mon bobard. Je lui dis qu'il doit coucher chez son aïeul. Les touristes en question désirant la tranquillité. Dans ses yeux je vois sa pensée. Ce petit con doit croire que j'ai invité une pouffiasse. Il me connaît mal. Je me suis juré, depuis qu'Odile s'est tirée avec le paradigme des minus, de ne plus accueillir dans mon antre d'élément féminin de quelque sexe que ce soit. Pour faire plus vrai, je dessine sur un carton un panneau annonçant "ici bed and breakfast". Là il se marre sans retenue. "C'est pas la peine de te donner tant de mal." Non mais pour qui il se prend ce merdeux ! Je dis rien. Je sors. J'attache le placard à la grille d'entrée. "Bon, tu prends la 4 L et tu files chez grand-père. Je veux pas te voir avant demain onze heures. Il prend quelques gueilles, sa brosse à dents et basta ! Je préviens le paternel, pour pas qu'il s'inquiète. A cet âge, il faut les ménager si on veut qu'ils durent longtemps.

Le soir tombait doucement, comme tous les hivers, on ne sait pas si c'est encore le jour ou déjà la nuit, tellement le ciel est bas. Une jaguar type "E" tourne doucement dans la cour. Le gars s'est garé devant la cuisine, le nez de la voiture en direction de la sortie, mais de façon qu'on ne le voie pas de la rue. Prudent, ça c'est du spécialiste et j'apprécie. Je sens que je vais faire du bon boulot avec une telle équipe. Pas le genre de mon crétin de fils qui s'embarque dans des plans pas possibles. Pour pas avoir l'air de les attendre, je m'installe à la table et je fais semblant de feuilleter une vieille revue. C'est Etienne qui me l'a passé. Moi, j'achète jamais rien. Je veux dire revues, journaux. Mon père qui a une super bibliothèque me prête les bouquins que j'ai envie de lire.

Pour le reste, quand il y a un article dans le canard local, je le sais par Etienne qui me le refile le lendemain. Il est aussi abonné à des revues scientifiques et il m'en fait profiter. Mais je dois les lui rendre rapidement parce qu'il fait des collections. Il les relie en simili carton imitation cuir et en tapisse ses étagères. C'est classé par ordre alphabétique, par séries et par années de parution. Etienne, il y a pas plus rangé comme type.

Le gros que j'avais vu la première fois, l'amateur de Bordeaux, frappe au carreau de la porte d'entrée. J'ai une porte bien dans le style vieille ferme, avec la partie haute vitrée et ornée d'un rideau en crochet grand-mère, couleur locale. Il rentre, derrière lui, une gravure de mode sortie tout droit de ELLE. Des cheveux jusqu'aux pieds, des talons hauts jusqu'aux genoux, des jambes et un cul de cinéma avec les seins assortis, le top du top. "Je vous présente Barbara." Je me fends d'un sourire à faire chuter mes dents sur les tomettes. "Ma fiancée." C'est comme ça qu'on dit, maintenant, quand on présente une pouf à une relation d'affaire. Parce que je suis une relation d'affaire.

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