Comment on devient (presque) malhonnête. (9)

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Etienne n'est pas chez lui, sa douce moitié me dit sur un ton acariâtre de m'adresser chez Jojo. Etienne n'y est pas non plus. Merde ! Faut que je le trouve avant midi. Je demande au grand de régler le ralenti du tracteur et  je file au bourg. Je me paye toutes les rues en vain. Pas la moindre trace du vélo d'Etienne et sa bagnole est stationnée devant son pavillon. Où est-il passé ce gonze ? Je repasse chez lui. "Ben, allez voir dans la remise. Si ses cannes à pêche y sont rangées." Toujours aussi aimable la vieille. J'ai bien fait de larguer cette salope d'Odile. Ma femme ! Elle avait le cul chaud. C'est ce que les copains me disent. Sauf avec moi ! Il y a des jours je les crois, d'autres non, je pense qu'ils disent ça pour me consoler.

La remise d'Etienne est aussi bien rangée que l'intérieur de son cerveau. Je repère les cannes à leurs places. Etienne est absent et personne ne peut me renseigner. Pendant que j'admirais la propreté des lieus, j'entends le crissement caractéristique des freins d'une bicyclette. Etienne freine sur le gravier de sa cour comme les gamins, en faisant chasser sa roue arrière. Je sors, il prend un air rigolard. "Tu m'attendais, tu veux ta revanche aux dames, à moins que tu te décides pour les échecs, depuis le temps que je te dis de t'y mettre." Les échecs, j'ai pas envie, trop long. En fait, je sais bouger les pièces. Delà à dire que je "joue" il y a une sacrée marge. Etienne me fout la pilée aux dames, j'ai pas envie de me ridiculiser aux échecs. Parce que les dames, on peut faire croire qu'on est distrait, que le client qui vient d'entrer vous a déconcentré, qu'on a pas la tête au jeu, etc. Aux échecs, si on s'installe devant les soixante quatre cases, c'est pour vaincre ou mourir. Le peu d'estime qu'Etienne me porte sombrerait illico. Bon, c'est pas ça que je voulais dire. Il faut aussi que je le convaincs de me prêter main forte pour passer la Rolls en Belgique par la forêt. Je lui apprends que j'ai remis le tracteur en état de marche. Ce qui le laisse perplexe. Il n'aurait jamais cru que ce vieux tas de rouille puisse encore rendre service. Je lui dis de venir voir par lui-même. A sa tête, je vois qu'il pense que j'ai une nouvelle lubie, et qu'il vaut mieux ne pas me contrarier.

"Je préviens la patronne et je suis ton homme." Il prévient sa femme, voilà qui est nouveau. Il doit croire qu'il s'embarque pour une opération suicide. Ou qu'on en a pour dix heures à faire tourner le moulin de l'engin. Je flaire le manque de confiance et ça m'énerve. La première craque, la seconde couine. "T'es bien nerveux !" Je le regarde de travers. Il abandonne sa fourniture de vannes. En arrivant chez moi, je constate que le grand a bossé comme un dieu. Le moteur du tracteur ronronne comme un chat satisfait. "Ben, il tourne rond !" Oui, qu'il tourne, mais je veux le faire monter dessus pour voir s'il peut le conduire sur n'importe quel chemin. J'ai aussi derrière la tête qu'on va causer du témoignage dont le grand a besoin. Mais je veux pas de témoin. Je sors la bête. J'avise un passage entre deux herbages. La monture change de cavalier, c'est bon. Etienne se débrouille comme un chef. Ça le rend tout joyeux. Tant mieux, c'est le moment de lui parler du témoignage. Je lui dis que l'autre soir on jouait chez mon père à la belote. Qu'il faisait équipe avec le grand et qu'ils ont gagné. Qu'on s'est quitté tard, vers les deux heures. Que sa légitime dormait du sommeil du juste et qu'elle ne l'a pas entendu rentrer. Qu'on avait éclusé plusieurs Bordeaux, et pas des plus tocards. Que le grand s'est fourré dans une merde. Qu'il s'est fait piéger par son ex beau-père pour qui il servait d'homme de paille et qu'il a juré qu'on ne l'y reprendrait plus. "Mais un peu tard !" Etienne a des réminiscences scolaires. Comme il me regarde en rigolant, je saisis l'allusion. Je fais semblant de goûter très moyennement la plaisanterie. Son sourire s'épanouit d'une oreille à l'autre.

J'ai gagné la première manche. Je précise que le gros René passera prendre sa déposition cet après-midi. Il répond "OK, tu peux compter sur moi." Quand on rentre à la ferme, c'est comme ça que je nomme mon pied-à-terre, il regarde le grand d'une drôle de façon. "Je compte sur toi ?" – "Ce qui est dit est dit, tu peux compter sur moi. Mais ce petit con, excuses-moi pour l'épithète, il aurait besoin d'une bonne leçon." Merde ! Ça augure mal pour la suite. Pour la Rolls faudra que je sois performant, parce qu'à part lui je ne vois pas qui. A moins que mon père ? Non, il est trop vieux pour ce genre de sport. J'ai envie de biffer cette phrase. J'hésite. Je laisse. C'est un journal après tout. Pas une œuvre littéraire à destination des vivants actuels. Sauf le grand et l'asperge, ces deux là ils seraient bien inspirés de méditer mon expérience. Mes expériences devrais-je dire. Ça leur servirait de modèle, « JE » leur servirais de modèle de vie. Parce que, jusqu'ici, je me suis pas mal débrouillé. A part l'épisode d'Odile avec son minable, mais ça, on y peut rien. Ça fait aussi partie de l'enseignement. Accepter l'adversité avec stoïcisme. Une belle leçon à méditer et à retenir. Pour les générations futures.

Lundi, j'ai pas reçu de coup de fil des gangsters à la Rolls. Ils avaient dit samedi en quinze. Samedi en quinze c'était il y a deux jours. Si ces empaffés m'ont fait faux bon, je pomme dix mille balles, en francs anciens, d'avant l'euro. Et en plus je conduirais jamais de ma vie une Rolls. C'est ce qui est le plus grave dans l'affaire. Les mille cinq cents euros, j'en ai pas vraiment besoin. Quoique, le grand revenu au bercail, ça va amputer sérieusement mon train de vie. Si dans la semaine j'ai pas de nouvelle, il faudra que j'avise. Dans tous les cas, le grand, il peut pas rester ici éternellement. A moins que le paternel ait une idée. Il en a toujours, des idées.

Ça doit venir de son boulot. Vendre des bouteilles de Bordeaux, et en vivre confortablement, c'est loin d'être une sinécure. Ça vous forme le caractère et ça vous agite les neurones. Dans le bon sens. Le mal dégourdi, il coule aussi sec. Je tiens du père, tout le monde le dit. C'est pour ça que j'ai fait des études. Quand je suis sorti de l'école normale, j'étais quelqu'un. On me saluait dans la rue et les hommes ôtaient leurs bérets pour m'adresser la parole. Les femmes minaudaient pour que je soigne leurs gamins. Le notable quoi ! Maintenant le métier est foutu. Mon remplaçant il a pas intérêt à la ramener s'il veut pas prendre une baffe dans la gueule. Vous croyez que j'exagère ? Pas du tout, ça s'est vu. Pas ici, mais dans le canton voisin. Même que l'école s'est mise en grève pour une histoire de père irascible et violent qui avait coincé l'instit de son chiard dans une ruelle sans lumière.

Le gros René a fait son devoir. Sans zèle s'entend. Il a pris nos dépositions, nous a fait signer la paperasse. On a terminé devant un Bordeaux origine Médoc, un délice. On était chez mon père, le grand se faisait tout petit et personne ne souhaitait le  mettre en difficulté. Surtout pas le gros René qui est connu pour chercher la conciliation et éviter les embrouilles. Dans le canton, il y a pas de racaille. S'il y en avait, le gros René y mettrait bon ordre. Et en douceur, comme d'habitude. Il aurait dû faire de la politique ce gus. Il est doué pour le consensus. Sa devise, tout baigne, et quand tout baigne, on change rien. Surtout pas !

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