Comment on devient (presque) malhonnête. (6)

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"Ils doivent passer te voir, ou plutôt voir la voiture." Il avait pas fini sa phrase que le fourgon bleu stoppait devant la grille d'entrée de ma propriété. Je reconnais le gros René accompagné d'un jeunot que je n'ai jamais vu. Par la fenêtre je les vois se dandiner en s'approchant de la porte de la grange, se tortiller pour apercevoir ce qu'il se passe à l'intérieur en vrillant leurs yeux dans une fente du vieux bois. Je sors, je les salue, faut toujours être poli avec la puissance publique, et puis, fonctionnaire, je l'étais, il y pas si longtemps. En plus le gros René, on se connaît depuis…Je sais plus quand. Il est partit à l'armée, à son retour, en se reconvertissant, il est revenu dans sa région. Un miraculé des déplacements administratifs. Y en a qui ont du bol. "Salut Marius Corbeau ! On peut voir ta bagnole de collection, la 4 L de ton père ?" J'ouvre les portes du garage, plutôt je les entrouvre pour pas que trop de lumière rentre dans la grange. "Voilà !" Que je dis. Les pandores se regardent. "Tu la sors du pressing ?" Ça, ils ont pas tort, elle brille comme neuve, à part la rouille, inévitable sur ces modèles mal peints. "Je suis soigneux." Que je leur réponds. Ils rigolent, ma voiture, ma limousine bas de gamme, est un tas de merde, je ne la lave que si je sors en ville, quand j'ai fait le plein je la passe à la brosse géante. Je ne suis pas sortis depuis trois mois, quand j'étais allé au dancing pour troisième âge. Une envie de baiser m'y avait conduit. J'ai eu la chance de trouver une âme sœur, comme on dit, en fait une folle du sexe qui m'a littéralement épuisé par ses exigences. Une de celles qui croient que le mâle bande quand elles en ont besoin. Je rigole intérieurement, on devrait inventer des haras pour ces femelles hystériques. Bon, soyons honnête, c'est moi qui suis allé la chercher, pas le contraire. Soyons encore plus honnête, j'en ai eu pour mon argent, boissons et lavage de la bagnole compris. Des fois, je me demande si une gentille petite, à domicile, ne serait pas préférable. Chassons cette pensée malsaine, depuis le départ de ma douce moitié, cette salope qui s'est tirée avec le mec le plus nul que l'humanité ait produite, je me suis promis de ne plus convoler. "Chef, le sol est humide, vous trouvez pas ?" Le jeunot s'y met. Je cherche une explication, rien ne me vient, je préfère jouer les sourds. "La voiture, je veux dire la 4 L, n'a pas bougé depuis que je l'ai lavée." – "Je te crois, dit le gros René, nous on a une demande belge, on a vu une voiture identique avec la même plaque minéralogique, de l'autre côté. L'ennui, c'est qu'on a arraisonné un camion de godasses bourré de drogue pour la Hollande." – "C'est pas possible, que je m'exclame, ça doit être une fausse plaque. Il y a des tas de gens peu délicats qui ont des plaques de rechange. C'est bien connu…" – "Quand même, qu'il insiste, ta plaque, sur une voiture comme la tienne…coïncidence, non ?" Ce putain de gamin s'est fourré dans un merdier, ça c'est sûr. "Même plaque, même modèle, et la couleur ?" – "Ils parlent d'une voiture orangée, ou brune." – "La mienne est bleue, c'est pas celle là. De toute façon, elle a pas bougé d'ici, alors…" – "Oui, t'as raison, ça doit être comme tu le dis, sûrement un trafic de plaques. Tu as confié la voiture à un garage ?" Au secours ! Faut que je saisisse la perche tendue, sans faire d'impair. Je cherche. Ah ! Ça y est. "Ben, mais il y a longtemps." Je suis tombé en panne une fois, ça fait au moins dix ans, j'étais allé en Hollande, au retour j'ai cassé un axe à l'avant droit. Ça fait une drôle d'impression. Il y a pas eu de bobo. J'ai été bon pour une nuit d'hôtel dans un bouge je vous dis pas. Le garage, le mécano, on l'aurait dit sorti tout droit d'une série noire…

Où c'était ? Dans une banlieue de Charleroi, mais je ne me souviens plus du nom de bled. "Ça colle. Bon, tu nous sers une de tes bouteilles du stock de ton père ?" Je leur devais bien ça, je les entraîne jusqu'à la cuisine, je débouche un vieux Médoc. René se régale, c'est pas le type à dédaigner un Bordeaux. Le jeunot avale le breuvage comme il aurait aspiré un Coca. Il était temps que mon père prenne sa retraite. La vente chez les particuliers, c'est plus possible, les jeunes ont un gosier à canettes. Encore une tradition qui se perd. Le gros René regarde son adjoint en rigolant. "Ca connaît pas ce qui est bon, ces bleus bittes." Je me fends d'un sourire, mais je sens bien que je suis un peu crispé. J'espère que l'adjudant ne s'en est pas aperçu.

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