Comment on devient (presque) malhonnête (3)

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"J'aime votre forêt, ce calme, on entendrait une mobylette à dix kilomètres à la ronde." Ça pour le calme, on est servit. C'est même bien, peut être, pour ça que mon ex moitié s'est envolé avec cet empaffé  vers les lumières de la ville. "Vous serez combien ?" Il faut en arriver au principal de l'affaire, l'argent. "Trois couples." Je compte mentalement, six bouteilles, six repas à commander chez le traiteur, je suis pas cuistot, le blanchissage, au cas où. J'annonce la couleur. "OK ! C'est dans mes prix." Ça, c'est le bon client. Si j'avais su, j'aurai forcé un peu l'addition. Si j'ai d'autres occasions, faudra que je m'en souvienne. L'autre mec tournait toujours son nectar dans son verre. Il n'y avait pas plongé ses lèvres, ni humé le délicat parfum qui s'exhale d'un vin qu'on réchauffe dans ses mains. Le gros s'aperçut, à mon air intrigué, que je ne trouvais pas normal de négliger un tel breuvage digne des dieux antiques. "Il est musulman." Ça explique tout, je lui propose un jus de fruits, il refuse en regardant sa montre. C'est à ce moment que le gros se lève en disant : "vous avez déjà conduit une Rolls ?" Sous le coup de l'émotion je me rassois. J'ai conduit toutes sortes de voitures, des Mercedes, des BMW, des DS, des Talbot, des Delahaye, une Jeep, sans compter les tracteurs et autres engins de travail, mais une Rolls, jamais. Mon rêve ! "Vous avez une Rolls ?" – "Pas moi, mon patron, il veut la vendre, c'est une voiture de collection." Je regarde le gros, je vois pas le rapport avec la soirée chez moi. "En fait, elle est déjà vendue à un collectionneur argentin. Elle doit embarquer à Anvers le mois prochain. Je suis chargé de la convoyer jusque là bas." – "Et vous feriez une halte ici ? Et vous me la laisseriez conduire ?" – "Ça peut se faire." – " Vous voulez une ristourne sur le prix de la soirée ?" Je sens qu'il veut marchander ou grappiller quelques euros sur le dos de son employeur. "Mille cinq cents ?" Il est fou, je vais pas leur rabattre mille cinq cents balles sur la soirée. "Mille cinq cents quoi ?" Que je dis l'air innocent. J'étais encore dans les vieux francs. "Mille cinq cents euros. Ça vous direz ?" Là, je suis plus du tout. J'aime pas qu'on se foute de moi. J'ai qu'une envie, de les virer manu militari. Et plus vite que ça ! Je sens la colère qui me rougit les yeux, je me lève pour lui faire face. "Y a malentendu." Il prend un air concilient. "Je me suis mal exprimé. Vous conduisez la Rolls, et, en plus, je vous donne mille cinq cent euros." Il est fou ! Je me rassois, je le regarde en attendant la suite. J'ai jamais entendu parler qu'on donnait de l'argent à un type pour qu'il conduise, pour le plaisir, une voiture de collection. "Pour ce prix, dis-je en rigolant, je vous la prends dans votre garage et je l'emmène direct à Anvers." – "On vous en demande pas tant. Vous lui faites passer la frontière, c'est tout ce qu'il y a à faire." Merde ! Ça pue l'arnaque ! Pourquoi ils veulent que ce soit moi qui passe la frontière ? Ils l'emmènent jusqu'ici… Ils peuvent continuer. Il n'y a plus de douaniers aux frontières. Ils patrouillent sur les autoroutes et les nationales. Je regarde le gros en cogitant. "Bien sûr, c'est pas légal, il faut la passer en douce, mille cinq cents euros." – "Elle a des pare-chocs en or votre Rolls ?" Ça me rappelle un film, un truc pas futé futé, mais rigolo. "Mille cinq cents, vous la conduisez par la forêt jusqu'à un village où on vous attend. Point." – "Et vous ?" – "On passe par l'autoroute. S'ils nous contrôlent, ils feront choux blancs." – "Vous êtes surveillés ?" – "Tout le monde est fliqué ici bas. Vous ne vous en doutiez pas ?" – "Moi, je ne suis pas fliqué, comme vous dites." – "Pas par les douaniers, j'espère, mais vous étiez enseignant ? Vous étiez surveillé sur un autre registre. Je me trompe ?" – "Vous me proposez un boulot de gangster ?" – "Tout de suite les grands mots ! Mille cinq cents ? C'est oui, ou c'est non ?" – "Je traverse la forêt par des chemins cavaliers, on se retrouve dix ou vingt kilomètres plus loin, je touche le fric, et j'entends plus parler de rien ?" – "Vous avez tout pigé." Je lui dis banco. Mille cinq cents, ça fait combien d'heures de cours particuliers ? Pas la peine de compter…Je vais pas laisser passer une si belle occase. "C'est pour quand ?" – "Samedi en quinze."

Alors que je venais juste de prendre ma retraite, c'est comme ça que j'ai commencé mon apprentissage de gangster.

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