Chapitre 5 - Le Gamin

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Liv gît inanimée sur la table d'opération, non loin du jeune garçon. Après avoir épuisé toutes les hypothèses, les médecins ont dû se rendre à l'évidence. Olivia Graham ne souffre d'aucune blessure physique. Elle est même en pleine forme, abstraction faite d'un début de cirrhose du foie. La raison de son coma reste un mystère. Et pour le résoudre, Central a fait spécialement venir un neuromaticien du secteur Omega, un spécialiste des dysfonctionnements d'implants cérébraux des soldats techs. Lui et ses collègues ont l'habitude de ce genre d'opération. Des neuroprocesseurs de Cadre, il en grille un par mois.

Lentement, le chirurgien incise la peau derrière l'oreille. Il y trouve la petite plaque de biocomposite anti-rejet qui protège l'implant cérébral. Il dévisse ensuite les attaches qui lient la plaque au reste du crâne, et la retire délicatement pour mettre à nu le neuroprocesseur de Liv Graham, ainsi qu'une une partie de ses méninges. Un infirmier allume l'holo-projecteur mural, et tend une minuscule fibre optique au neuromaticien. Ce dernier la connecte sur la sortie de diagnostic du processeur, qui vomit un flux de données techniques sur le mur, à la compréhension exclusive de l'expert.

Après plusieurs minutes d'analyses ponctuées d'onomatopées de dépit, le neuromaticien admet qu'il a fait chou-blanc. Toujours inconsciente, Liv est suturée et renvoyée avec le jeune inconnu dans une chambre médicale.

***

Quittant Fizzerelli et le couloir des medi-cuves dans lequel repose Fox, le Cap se rend aux étages du quartier médical où Liv a été amenée. Assis à côté du lit de sa subordonnée, le soldat courbe l'échine dans son exo. Les dernières nouvelles n'ont pas été réconfortantes. L'échec du neuromaticien ne présage rien de bon quant à l'évolution de l'état de la soldate. Une demi-heure passe, rythmée par les bips du matériel médical. Une atmosphère pesante s'est installée dans la chambre sans fenêtre. Epuisé, le capitaine pique du nez. La voix synthétique d'Arix le fait sursauter, interrompant son endormissement.

  • Capitaine, puis-je me permettre de proposer mon aide ?
  • La prochaine fois que tu me réveilles comme ça, je te jure que je te formate, Arix. Tu penses vraiment pouvoir faire mieux que le neuromaticien qui a fouillé dans la cervelle de Liv ?
  • Probablement. J'ai une approche différente des humains.
  • Bah, pourquoi pas après tout. Tu as besoin de quoi ?
  • Branchez ce connecteur teraflux dans le bio-port de la nuque du seconde classe Graham, indique Arix en faisant sortir la pointe du câble de l'avant-bras du Cap. J'essaierai de rester en communication avec vous.

Capaxis saisit la fiche et déroule le cordon teraflux jusqu'à la nuque de Liv. Au moment de l'insérer, il a un instant d'hésitation.

  • Tu sais ce que tu fais, Arix?
  • J'essaie de sortir un membre de l'escadre Sigma-6 du coma, capitaine.
  • No shit. Laisse tomber. Allez, surprends-moi.

Arix duplique sa meta-conscience dans le neuroprocesseur de Liv. Ainsi localisée, elle entreprend une série de vérifications inaccessibles aux neuromaticiens.

  • Je suis dans la dernière représentation du digibiôme qu'a vue Olivia Graham. Il semble qu'une autre entité s'y soit infiltrée. Je détecte des sous-routines externes qui ont été ajoutées récemment. Plusieurs d'entre elles verrouillent l'accès sensoriel du neuroprocesseur.
  • Tu peux faire quelque chose ?
  • Je peux désactiver les verrous sensoriels, ce qui devrait libérer la conscience de Graham. En l'état, elle doit être enfermée dans l'obscurité.

Arix marque une pause.

  • D'après mon diagnostic, cela me paraît être la meilleure solution. Je vais...

La liaison se coupe, et l'exo du capitaine s'éteint brusquement. Seuls subsistent les systèmes de contrôle de mouvements.

***

  • Arix ? Arix ? Qu'est-ce qui se passe ?
  • Veuillez attendre la fin de la procédure de redémarrage.
  • Réponds-moi bordel !
  • Veuillez attendre la fin de la procédure de redémarrage.

Le capitaine se frappe la cuisse, rageant d'impuissance. Après Liv, voilà que son IA fait des siennes.

  • Je suis de retour capitaine.
  • Tu m'as fait flipper, putain ! Refais jamais ça ! Qu'est-ce qui s'est passé ?
  • Lorsque j'ai tenté d'accéder aux verrous sensoriels, j'ai subi une attaque digitale très complexe. J'ai donc coupé la connexion pour éviter toute contamination de mon code, et initié un redémarrage complet. Je ne peux toutefois pas vous garantir que je sois parvenue à empêcher une corruption.
  • Une attaque ?
  • Ma tentative d'accès aux verrous a déclenché un chien de garde qui a activé un virus matériel dont j'ai pu localiser la provenance.
  • Un quoi ?
  • Un virus matériel, un programme agressif contenu dans des composants physiques, impossible à supprimer par des altérations de mémoire. Il est logé dans l'un des implants du garçon. Je vous recommande de le déconnecter du seconde classe Graham.
  • Les médecins l'ont fortement déconseillé, Arix, on ne sait pas l'impact que ça aura sur Liv.
  • La condition du soldat Graham est ma priorité, capitaine. Cette proposition est statistiquement notre meilleure chance de réussite.

Le capitaine se lève et tourne en rond autour du lit, le câble de son bras toujours connecté à la nuque de Liv. Il se tourne vers l'adolescent mutilé, et pince de ses doigts mécaniques la prise teraflux qui le relie à Liv. Si le code d'Arix a été altéré, cette demande peut tout à fait être une nouvelle duperie. D'un autre côté, il ne reste pas beaucoup d'alternatives. "C'est quitte ou double, mon vieux" pense-t-il. Lorsqu'il retire la fiche, l'équipement médical du garçon s'affole. Des bips stridents retentissent, et les capteurs de signaux biologiques dessinent des orages improbables sur les écrans d'observation. Un groupe de médecins se précipite dans la pièce et l'embarque en urgence vers un bloc de soins intensifs. Le dernier practicien à sortir lance un regard noir à Capaxis, puis disparaît avec les autres.

  • Permission de me reconnecter au bio-port de Graham, capitaine ? demande Arix.
  • T'as intérêt à avoir eu raison, Arix. Vas-y.

L'IA se copie à nouveau dans le neuroprocesseur de Liv. Une intense bataille numérique se livre alors dans les circuits complexes de l'implant. La meta-conscience dupliquée de l'IA joue au chat et à la souris, évitant de multiples pièges tendus par les routines agressives. Malgré toute la complexité de sa conception, le virus perd peu à peu du terrain, et finit par abdiquer. Arix s'apprête à faire sauter le premier verrou quand elle identifie un ultime danger.

  • Capitaine, le virus a modifié de manière irréversible la gestion d'énergie du neuroprocesseur. Si je désactive les verrous, cela va envoyer une décharge électrique dans le cerveau de Graham, dont l'issue est la mort avec une probabilité supérieure à quatre-vingts pourcents. Je pense pouvoir la réveiller, mais pour cela je dois neutraliser tous ses implants.
  • Fais-le.

Arix désactive les holo-cornées, puis la puce d'accès au neura-net, les bio-ports des activateurs d'exo, et enfin le neuroprocesseur. Son dupliquat de méta-conscience s'éteint en même temps que le dernier circuit électronique dans le corps d'Olivia Graham. Liv est ramenée à l'état d'être humain minimal, déconnectée et ancrée dans la réalité, brute et nue.

***

Enfermée dans son propre esprit depuis près de quarante-huit heures, Liv voit peu à peu l'obscurité se teinter de rose. Des picotements réveillent les extrémités de ses doigts. Elle sent la sécheresse de sa gorge et entend des bruits d'abord étouffés puis de plus en plus nets. Tandis que ses yeux s'ouvrent lentement, elle se découvre dans un lit médical, le capitaine à son chevet. Quelque chose d'étrange a eu lieu, elle se sent différente.

  • Capitaine ? Je suis là depuis combien de temps ? Est-ce qu'on a réussi ? La bombe a été désactivée ?
  • Tout doux, Liv, tu as fait du beau boulot. La bombe c'est de l'histoire ancienne. Mais tu es restée deux jours dans le coma, tu nous as foutu une sacrée trouille.
  • L'air semble... différent. Et pourquoi est-ce que je ne reçois pas le flux d'informations de l'Octavium ? Qu'est-ce qui se passe ?
  • Votre neuroprocesseur a été attaqué, seconde classe Graham, explique Arix à travers un haut-parleur toussoteux de l'exo du Cap. J'ai été contrainte de désactiver vos implants pour votre propre sécurité.
  • Quoi ? Pourquoi ? demande Liv en essayant désespérément d'accéder à un réseau, n'importe lequel.

Mais son neuroprocesseur reste sourd à ses commandes.

  • Capitaine, l'amiral vous convoque pour une explication sur le rapport de la dernière mission.
  • Repose-toi, Liv, je vais m'arranger pour que tu récupères tes outils rapidement. Je suis content que tu sois de nouveau parmi nous, la rassure le Cap avec une expression qu'on pourrait méprendre pour de la joie.

***

Quelques portes plus loin, les docteurs s'affairent autour de l'adolescent. Son corps est dans un si mauvais état qu'ils ne savent pas réellement par où commencer. Seul témoin dans l'affaire de la bombe, sa survie est cruciale, et des instructions claires leur ont été communiquées. Pour autant, comment rester optimiste face à un être inerte à l'organisme aussi mutilé par des implants en surnombre ? Sa peau virant au vert d'eau indique qu'il a pu grandir dans les Douves, le réseau de canalisations qui court sous Megacity-17. Mais cela peut également être un début de gangrène engendrée par des opérations aux conditions hygiéniques discutables. Ses yeux ont été remplacés par une visière fixée au crâne. Sa bouche entrouverte laisse s'échapper un filet de bave gluant. Dans son dos, chacune de ses vertèbres a subi une perforation, par laquelle a été passé un faisceau de filaments sans même prendre le soin d'y intercaler une fiche neura-net. Le scanner révèle que les fibres ont été directement fusionnées avec la moëlle épinière. Il s'agit clairement d'un travail artisanal, mais qui relève tout de même de l'orfèvrerie cybernétique.

Le neuromaticien venu pour Liv ne cesse de répéter sa fascination au reste de l'équipe. Il y a tant d'implants cérébraux dans ce crâne que le cerveau du pauvre gosse semble compressé dans le peu d'espace qui lui a été laissé. L'expert enthousiaste branche toute une panoplie d'outils sur les ports disponibles du garçon, et entreprend une lecture quasi religieuse de ce qu'il arrive à en extraire. Il repère enfin les fichiers des jours précédent l'intervention de l'escouage Sigma-6. Les mémoires débordent d'enregistrements. Peu à peu ses yeux s'écarquillent, tandis qu'il double certaines vérifications avant d'interpeler le chirurgien.

  • Docteur, c'est bien vous même qui avez contrôlé l'état de conscience du môme ?
  • Oui, ce gosse est plus KO qu'un boxeur au tapis.
  • Alors expliquez-moi ça ? demande le neuromaticien et projettant sur le mur le résultat de son dernier test.
  • Qu'est-ce que nous sommes censés voir ?
  • Il y a encore des échanges de données entre son cerveau et je ne sais pas où. J'ai beau regarder, il n'est pas connecté au neura-net. Donc c'est tout bonnement impossible.

Sans prévenir, les implants de l'adolescent se mettent à défaillir l'un après l'autre. Son corps jusqu'ici immobile convulse. Le garçon subit une crise d'épilepsie macabre, projetant miasmes et éclaboussures tout autour de lui. L'un des implants cérébraux explose, projettant des morceaux d'os et de cervelle sur la blouse du chirurgien. Peu après, tous ses muscles se tétanisent et il se fige avec une expression de terreur sur ce qui lui reste de visage. Dans l'instant qui suit, la pièce est plongée dans le noir. Tous les appareils médicaux s'éteignent simultanément. Seul le grincement de la porte brise le silence absolu de la salle plongée dans l'obscurité. Le bloc se rallume quelques secondes plus tard, quand l'alimentation de secours prend le relai.

  • Math', adresse le docteur au neuromaticien, c'est vous qui avez ouvert la porte ?

Le neuromaticien ne répond pas. Il est affalé contre le mur dans une mare de sang qui s'étale lentement. Ses yeux ont explosé et une plaie béante traverse son abdomen. Les deux survivants restent figés l'espace d'un instant. Chacun cherche une explication dans les yeux de l'autre, mais n'y trouve que de l'effarement. L'infirmier se précipite soudain vers la porte, et en tire violemment le battant. A peine l'encadrure passée, il trébuche sur les corps inanimés des deux gardes qui y faisaient le pied de grue. Il jure, allongé dans un liquide pourpre et visqueux, sur lequel se reflète le plafonnier du couloir. L'infirmier se relève maculé d'hémoglobine, et parvient enfin à frapper le déclencheur du signal d'alarme incendie. L'alarme stridente retentit dans tout le bâtiment médical.

Quelques collègues viennent lui porter assistance. Encore sous le choc, l'infirmier jette un regard circulaire ahuri sur l'assemblée incrédule. Une chaleur inhabituelle se fait sentir dans ses holo-cornées. Sa vision se brouille peu à peu. La température monte dans ses globes occulaires. Il crie de douleur en frottant ses paupières. Le personnel de l'étage s'attroupe, attiré par les cris. Il repousse par réflexe les multiples bras qui se tendent vers lui avec bienveillance. Sans prévenir, ses holo-cornées explosent, pulvérisant ses yeux. Terrassé par la douleur et le choc, l'infirmier s'effondre dans le couloir. Une rumeur de panique commence à emplir les lieux. Son voisin le plus proche porte à son tour ses mains à ses yeux en criant, et subit le même sort, projettant un mélange de sang et d'humeur vitreuse sur son homologue à proximité. Les mêmes symptômes se propagent à plusieurs curieux alentours. Des cris d'horreur montent ça et là, un mouvement de panique naît dans le personnel médical quand tous cherchent à s'éloigner de la porte maudite.

Resté dans le bloc, dans le noir, le chirurgien s'est caché derrière une armoire. Il tente de maîtriser sa respiration trop bruyante. Si le tueur est encore dans la pièce, cela lui donnerait une maigre chance de passer inaperçu. Un bruit metallique tinte : l'intrus a trébuché sur un obstacle. Le chirurgien jette un rapide coup d'oeil vers la porte du couloir maintenant silencieux. L'image dans ses holo-cornées grésille, des portions de l'image sautent. L'image se distort l'espace d'une seconde, révélant la silhouette d'un homme, qui disparaît aussitôt. Le docteur retient son souffle. L'image saute à nouveau, puis un visage inhumain apparait à quelques centimètres du sien avant de s'évaporer. Une poigne puissante se serre autour de son cou et le soulève sans effort.

  • Oh bord...

Mais son cri de terreur reste inachevé.

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