18 - Innocence coupable

22 minutes de lecture

« Ce que les gens, pour la plupart, désignent sous le vocable de magie concerne généralement tout ce qu’on ne peut expliquer par la science, le savoir et la logique. Il n’est pas rare de confondre les pouvoirs accordés aux Théologistes avec de la magie, mais la magie recèle quelque chose de plus fondamental, qui déforme le fonctionnement naturel de la réalité, alors que les pouvoirs des Théologistes ne font généralement qu’accroître la force de cette réalité. En cela, il est parfois admis que les magiciens disposent de capacités contre-nature et que leur usage doit être sévèrement contrôlé pour éviter tout incident. Cette approche a dû faire peur à beaucoup de mages qui préfèrent taire leurs dons. Durant l’Hiver Noir, nombre d’entre eux ont grandement contribué à la survie de l’humanité. Depuis l’avènement du Dieu Solaire, il semble bien qu’ils aient disparu. Aujourd’hui, il est impossible de savoir combien ils sont ni de déterminer l’étendue de leurs pouvoirs. »

Extrait de « Théories sur le super-naturel »,
ouvrage écrit par Gaven Trosman en l’an 13.

__________

Adana Tarsis marche dans les rues du quartier du Gel. Elle franchit la distance qui sépare son logement du bastion de l’Instance de l’Ordre où un soldat, un peu plus tôt dans la matinée, lui a demandé de se rendre. Après avoir passé le plus clair de sa vie loin de Dis, elle n’aurait pas cru que ces deux mois d’absence auraient pu lui faire autant regretter cet environnement. Ssoran et elle ont regagné la cité hier soir, sous bonne escorte. Après une brève entrevue avec le Grand Théologiste, qui l’a gratifié des effusions les plus hypocrites qui soient, elle a reçu congé pour une décade. Elle est en pleine forme. Mis au rebut, son uniforme a été le seul témoin de son mois de captivité. Mois dont elle a passé plus de la moitié dans un état semi-comateux. À présent elle est entièrement rétablie. Si entièrement rétablie qu’il ne subsiste nulle trace de la balafre qui a marqué son visage, ce dont peu de personnes ont eu connaissance. Les seuls témoins encore vivants sont Érik, Ssoran et le reste de l’escorte ayant survécu au rapt et qui, libéré très vite par Straz, n’a pas eu conscience de la gravité de la plaie. Jusqu’à quel point ses supérieurs sont-ils au courant des dommages qu’elle a subi ? Elle craint que ceci ne les amène rapidement à conclure que Ssoran est le guérisseur des Atarks, ça et le fait que deux mois d’absence ont drastiquement réduit la fréquence des miracles du quartier Roc.

Alors qu’elle répond à une convocation officielle du Gardien Aloysius Kiram, et bien que son congé lui permette d’oublier pour un temps sa mission auprès des Atarks, elle n’a qu’une envie : être dans le quartier Roc aux côtés de Ssoran. À l’occasion d’un bref conciliabule privé, lors de leur retour de Fauvegris, ils se sont mis d’accord pour éviter de se voir quelques temps, mais le jeune Ondoyant lui manque. Après ce mois durant lequel il a été auprès d’elle jour et nuit, elle se rend compte à quel point sa présence est importante pour elle. Ressent-il la même chose ? Adana aurait donné cher pour le savoir. Ils n’ont pas eu l’occasion de s’épancher sur leurs sentiments. Son cœur lui assure que ce n’est pas nécessaire, que tout est limpide et évident, mais elle a besoin d’entendre le chant qui accompagne la musique de ces émotions fortes. Elle a besoin d’être bercée par la voix de Ssoran, comme elle l’a été aux plus forts accès de fièvre et de douleur dans leur cellule. Elle a besoin de lui.

Elle arrive devant le portail du bastion, saluée par les gardes. Elle se dirige vers l’office d’Aloysius. La porte est entrouverte. Elle s’annonce en frappant au battant et en appelant son ex-subordonné.

– Entrez, Supérieure, fait la voix du jeune Gardien.

Elle pousse le panneau. Le jeune homme se lève et salue. Elle lui rend la pareille et s’approche du bureau.

– Que puis-je faire pour vous, Gardien ? demande Adana.

– Dans un premier temps, m’autoriser à me rendre compte par moi-même que vous vous portez bien, dit Aloysius en souriant.

La Supérieure hausse un sourcil, mais ne dit rien. Le Gardien parait gêné, se racle la gorge et poursuit :

– Et… oui. En fait, je vous ai fait venir parce que l’un de nos prisonniers vous réclame.

– Ah bon ? Qui donc ? s’étonne-t-elle en haussant le second sourcil.

– Un garçon de rue, apparemment sans famille. Il n’a voulu révéler que son prénom, Geosef, et refuse de dire quoi que ce soit à quelqu’un d’autre que vous. Ça vous dit quelque chose ?

Adana masque son trouble.

– Pourquoi a-t-il été arrêté ?

– Vous le connaissez ?

– Répondez à ma question ! ordonne-t-elle.

Aloysius plisse les yeux. Il semble hésiter un instant puis s’exécute :

– Il a été surpris en train de voler à l’étalage dans le quartier de l’Éclat Solaire voici trois jours. Il n’a pas été facile de l’attraper. Puis-je savoir si vous le connaissez, Supérieure ?

– Oui, je l’ai surpris à voler à l’étalage dans le quartier Roc, ment-elle. Je l’ai poursuivi mais il m’a échappé.

– Ah ?

Le Gardien se passe la main dans les cheveux puis s’adresse de nouveau à l’officier supérieur.

– Mais… comment connaissez-vous son nom ?

La jeune femme parait d’abord gênée puis esquisse un sourire contrarié.

– Parce que je l’ai attrapé, et qu’il a eu le temps de me donner son nom avant de me fausser compagnie.

Elle examine attentivement la réaction d’Aloysius qui parait sceptique. Il finit par hocher la tête et sourire.

– Je vois. Vous auriez pu remplir un rapport à ce propos. Ça m’aurait évité d’avoir à vous convoquer.

– Je ne me voyais pas établir un rapport expliquant comment une héroïne de guerre comme la Supérieure Tarsis a été bernée par un gamin de dix ans. Je pensais lui avoir suffisamment fait peur pour qu’il ne recommence pas. Que comptez-vous faire de lui ?

– En d’autres circonstances, je lui aurais simplement donné une bonne leçon en lui faisant faire quelques travaux d’intérêt général et lui aurais épargné un procès qui le condamnerait à bien pire.

– En d’autres circonstances ?

– Eh bien, disons que, même si vous aviez rempli un rapport à son sujet, je vous aurais quand même convoqué pour m’aider à le faire parler. Ce gamin a peut-être été en relation avec l’un des suspects de l’attentat de la Grand Place.

Adana laisse une expression de surprise parcourir son visage. Le jeune homme la remarque. Elle se recompose un masque hâtivement.

– Je croyais que cette enquête était close ?

– Elle l’est toujours, Supérieure. Des témoignages mentionnent un gamin correspondant à son signalement dans l’entourage de Bufford Jof. Nous ne l’avons pas trouvé à l’époque et, comme ça ne semblait pas être une piste primordiale, nous n’avons pas insisté après la mort de Larric Sauzor. Sur l’accusation de vol à l’étalage, il s’est tu, mais quand j’ai évoqué le nom de Bufford il a dit qu’il ne répondrait qu’à vous. Étrange n’est-ce pas ?

La jeune femme sent une bouffée de chaleur lui monter au visage. Elle se retourne très vite pour éviter qu’Aloysius s’en aperçoive.

– Allons-y alors, ne perdons pas de temps ! s’exclame-t-elle pour se donner une contenance.

– Heu… oui.

Le Gardien contourne son bureau. Il ne regarde pas Adana en passant devant elle. Il la précède et la guide jusqu’aux geôles du bastion enterrées dans les sous-sols. Cela laisse le temps à la Théologiste de se calmer et de réfléchir à la situation. Le problème posé par la capture de Geosef et sa confrontation avec Aloysius est aussi improbable que gênant. Elle ignore à quel point son ancien subordonné peut être perspicace, mais il peut décider d’être moins subtil. S’il faisait parler le gamin par la force et lui arrachait des aveux complets, il compromettrait la Supérieure. Sans parler de l’épineuse question qu’il n’a pas encore posée et qui ne manquera pas de lui traverser l’esprit : comment se fait-il que, à propos des suspects de l’attentat, le gosse ne veuille répondre qu’à Adana ?

La justice du Monde Éclairé repose d’une part sur l’Instance de l’Ordre, spécifiquement dédiée aux affaires d’ordre civil, et d’autre part sur l’armée théologiste, qui s’appuie sur une section spéciale déployée au sein de ses légions, chargée d’y régler tous les problèmes. Le codex de loi est des plus simples et les verdicts rendus peu nuancés. Quant aux peines, les emprisonnements de longue durée sont rares, tout comme la peine de mort. La Théologie considère que la population humaine a trop souffert de l’Hiver Noir pour la diminuer encore par ce type de sentence. Il est toujours préférable d’envoyer un assassin aux travaux forcés plutôt que de le condamner à mort ou de l’enfermer à perpétuité. Cela dit, même s’il y a assez peu de prisonniers, les geôles du bastion de l’Instance de l’Ordre ne sont pas suffisamment grandes. Une prison a été aménagée sur la plus haute terrasse du quartier des Profondeurs. On y garde les criminels inéligibles aux travaux forcés, en raison de leurs dangereuses pulsions, susceptibles de provoquer des troubles, même chez les forçats. En comparaison de cette prison le couloir d’une douzaine de geôles, aux portes de bois renforcées munies d’une lucarne à volet amovible, qui se présente devant Adana ressemble quasiment à un château.

Aloysius s’arrête devant l’un des battants. Le geôlier leur a emboîté le pas.

– J’y vais seule. Refermez la porte derrière moi ! ordonne la Supérieure.

– Je vous attends ici, dit Aloysius en faisant un geste au soldat pour qu’il exécute l’ordre.

La cellule est ouverte et Adana s’engage immédiatement à l’intérieur. La petite pièce est plongée dans l’obscurité et seule la lanterne du Gardien la chasse un bref moment. L’instant d’après, l’Empreinte Solaire de la jeune femme luit et éclaire faiblement la pièce étriquée. Immédiatement à droite en entrant il y a une fosse d’aisance. Contre le même mur se trouve étalée une paillasse. Au bout de celle-ci, adossé à la cloison du fond, elle aperçoit la silhouette recroquevillée d’un jeune garçon. Son visage dépasse au-dessus de ses genoux et regarde le motif en forme de papillon qui illumine le visage de sa visiteuse. L’odeur d’excréments est forte mais pas insoutenable. L’hygiène est ici bien meilleure que dans la prison des Profondeurs et la fosse d’aisance bénéficie d’un nettoyage régulier.

– Bonjour Geosef, dit doucement la jeune femme. Tu me reconnais ?

– Tu es revenue finalement ?

– J’ai eu des problèmes effectivement. Mais je m’en suis sortie. Déçu ?

– Ça dépend. Je ne sais pas trop si tu peux me sortir de là…

– Tu ne manques pas de toupet ! s’exclame la Théologiste. Il faudrait pour cela oublier que tu as tenté de me tuer deux fois.

– C’est pas comme si ça avait réussi, rétorque Geosef.

Adana s’étouffe. Le culot de ce gamin est incroyable. Elle se demande comment elle va procéder pour le faire libérer et même si elle le désire vraiment. La seule chose qui l’a jusqu’à présent convaincu de le tenter est que Geosef dispose d’informations qu’elle ne souhaite pas voir sortir de sa bouche. À présent, elle se demande s’il n’aurait pas mieux valu que le Bourreau le trouve.

– Écoute-moi. Ce n’est pas un jeu, Geosef. Le gars qui attend dehors cherche à savoir si tu es impliqué dans l’attentat de la Grand Place. S’il découvre que c’est le cas, ça va très mal aller pour toi.

– Il le sait déjà de toutes façons.

– Comment ça ?

– Eh bien, tu m’y as vu. Tout le monde devait me chercher depuis cet énorme ratage.

– Là tu te trompes. Je n’ai jamais parlé de toi à l’Instance de l’Ordre.

Le gamin examine le visage de la Théologiste. Il ne voit que cette partie de son corps distinctement, le reste n’est qu’une ombre à cause de la très faible puissance de l’éclairage.

– Ton nez ne te fait plus mal ? demande-t-il.

– Ne change pas de sujet ! Tu ne comprends pas que je t’ai protégé ? Que j’ai menti pour toi, dès le début ?

– Pourquoi t’aurais fait ça ?

– Parce que j’avais à peu près ton âge quand j’ai perdu les derniers parents qui me restaient, tués par les Ovarks. Quelle que soit la façon dont les tiens sont morts, que j’en sois directement responsable ou non, j’estime qu’aucun enfant ne mérite de sombrer dans la violence et la vengeance.

Beau mensonge que celui-là, songe-t-elle. Ou alors a-t-elle vraiment changé sans s’en apercevoir ? C’est possible. Elle est bien tombée amoureuse d’un Atark. En tout cas Geosef se montre bien moins véhément que la dernière fois qu’elle l’a croisé et il semble écouter ce que lui dit la Théologiste.

– En définitive peu importe que tu me croies ou non, reprend-elle. J’aimerais que tu comprennes que je souhaite te faire sortir de là dans les meilleures conditions afin qu’on ne vienne pas t’accuser d’avoir participé à un acte de terrorisme qui te coûtera bien plus cher qu’une réprimande pour vol à l’étalage.

– Et qu’est-ce je dois faire pour ça ?

– Tu dois le savoir pour m’avoir fait venir, non ?

– Je savais pas que tu n’avais rien dit de moi à l’Instance.

– Tu ne m’as pas laissé l’occasion de t’en parler la dernière fois que nous nous sommes vus.

D’un coup, Adana craint que le gamin ne s’aperçoive qu’il a un moyen de pression sur la Supérieure. Après réflexion, elle préfère assumer ses responsabilités plutôt que de manipuler Geosef. Elle décide qu’il ne pourra pas exercer de chantage, même si cela jette l’ombre d’une accusation de trahison sur elle. De toute façon, si la vérité vient à se savoir, Geosef ne s’en sortira pas à bon compte non plus et ça, en revanche, il faut qu’il le comprenne.

– Geosef, je dois m’assurer que j’ai raison de te protéger. Je dois savoir si ton implication dans cet attentat était fortuite ou non. Tu dois me dire la vérité.

– Je peux pas.

La Théologiste fronce les sourcils.

– À cause du Bourreau ?

Il fait oui de la tête.

– Geosef. Le problème, vois-tu, est que si le Gardien Kiram te relie à l’attentat de la Grand Place, cela finira par se savoir en dehors d’ici. Le Bourreau viendra faire son office de la même manière. On ne pourra pas te protéger, même ici. Moi, je te promets de ne rien dire. Je peux même me débrouiller pour te faire relâcher et tu pourras disparaître. À quoi t’attendais-tu au juste en me faisant venir ?

Le gamin remue nerveusement les pieds et se dandine sur son postérieur.

– Je pensais que tu ne me voudrais pas de mal, dit-il timidement.

– Ce n’est pas à moi de t’apprendre que ce que tu fais, ne serait-ce que pour manger, n’est pas… bien.

– Voler ?…

Adana hoche la tête et ajoute :

– Je peux te pardonner de voler pour ta subsistance, pas de vouloir tuer des gens. Qu’est-ce qui t’a entraîné dans cet attentat ? Pourquoi ?

Le gamin semble hésiter encore.

– Cet entretien ne durera pas éternellement, Geosef, le temps est compté. Je dois encore imaginer ce que je vais dire à Aloysius. Alors, je t’en prie, essaie de me faire confiance.

– D’accord…

Adana s’appuie contre le mur.

– Vas-y, je t’écoute.

– Je connaissais Buf.

– Bufford Jof ?

– Ouais, mais tout le monde l’appelait Buf, parce qu’il était fort comme un bœuf. Ça faisait trois mois que j’étais arrivé à Dis. Je mendiais et je volais déjà pour manger à ce moment. Et puis Buf m’a attrapé alors que je tentais de lui voler sa bourse. Il m’a demandé pourquoi j’avais fait ça. Et puis il n’a pas eu le cœur de me rejeter. Je crois qu’il m’aimait bien et il m’a offert un repas. Après, je voulais être avec lui. Je l’accompagnais à la Grande Manufacture et je l’aidais un peu. Moi je gagnais rien mais, comme je l’aidais, alors il partageait la nourriture avec moi. C’était pas un gars très facile, il avait plutôt mauvais caractère, mais il me traitait bien. Et puis j’ai découvert qu’il voyait des gens, et qu’il faisait parfois des petits boulots dans les basses terrasses. Il voulait pas que je le suive, mais je l’ai suivi plusieurs fois pour voir. Il était vraiment très fort. Il menaçait des gens ou les tabassait et je sais qu’il se faisait payer pour ça.

– Bufford travaillait pour la pègre. Il était soupçonné d’avoir des relations avec le Juge.

– Oh ça oui, il en avait. Pas directement, mais j’entendais parfois ce nom et j’ai questionné Buf plusieurs fois. Il évitait la question la plupart du temps et me disait de pas me mêler de ça sinon le Bourreau viendrait m’éliminer. Et puis, y’a eu la fin de la guerre et la signature du traité avec les Sangs-Froids. Buf a été engagé pour un assassinat par un gars avec un masque de cuir.

– Tu as entendu ce qu’ils disaient ?

– Non, j’ai juste observé au début. Buf savait pas que j’le suivais. Quand j’ai vu le masque, j’me suis approché pour entendre. Et puis j’ai fait du bruit. Le type m’a surpris et voulait me tuer mais Buf l’a empêché. Il a dit que j’étais son associé et que je serai dans le coup. Le masque a tout gobé.

– Attends. Tu dis qu’il a été engagé pour un assassinat ? Ils ne voulaient tuer qu’une seule personne ?

– Je savais pas à ce moment. Buf a voulu m’écarter. Il m’a donné tout son argent et m’a demandé de quitter Dis. J’ai dit que je voulais pas le quitter et que je le suivrais malgré lui. Il a finalement accepté que je l’accompagne. Il m’a dit qui le masque voulait tuer et quand ça devait se faire. Et là, je me suis dit que j’avais drôlement eu raison d’insister.

– De quel Atark s’agissait-il ?

– Mais… C’était pas un Atark qu’on devait tuer, c’était toi.

Adana accuse le coup et menace de tomber à la renverse. La scène de l’attentat lui revient instantanément en mémoire. Elle la déroule dans son esprit comme si elle cherchait à l’interpréter différemment. L’arbalétrier, Albo, cherchait-il vraiment à l’abattre ? Cette révélation est-elle plausible ? En tout cas elle explique la dent que le garçon a eue contre elle, mais pas pourquoi ses trois complices n’ont pas profité de l’avoir isolé sur les toits pour tenter d’en finir avec elle.

– Donne-moi des détails, s’il te plait.

– T’avais pas compris ça ? demande Geosef sincèrement étonné.

– J’avoue que non, ça ne m’était même pas venu à l’esprit. Surtout par le fait qu’il ne me semblait pas avoir été visée directement par l’attentat.

– Ouais, ben ça… En fait ça a raté parce que y’a un crétin qu’a hurlé au milieu de la foule juste avant l’attaque.

– Ce gars-là n’a pas été payé pour faire diversion ?

– J’en sais rien. J’étais pas informé en tout cas. Vous l’avez eu de toute façon, non ?

– Oui, mais il paraissait dire la vérité quand il a prétendu qu’il n’avait rien à voir avec l’attaque. Cela constituait une diversion idéale pour attaquer un ou plusieurs Atarks de la procession. Si c’était moi la cible, ça n’avait aucun intérêt.

– De toute façon, ça a raté. Le masque t’a loupé et tu as répliqué. On observait tout depuis le mur de l’enceinte Buf et moi et on a appliqué le plan de repli prévu.

– Je ne comprends pas. Même sans cette diversion je constituais une cible idéale. Admettons qu’il ait été pris au dépourvu et qu’il n’ait pas eu le temps de me tirer dessus, pourquoi ne pas avoir tenté votre chance sur les toits ?

– Ben, c’est ce que je pensais faire quand j’ai vu que tu nous suivais. Mais le masque semblait pas trop d’accord. Lorsqu’on s’était réunit pour organiser l’attaque, il avait insisté pour que tu sois tuée en public. J’ai supposé que te tuer sur les toits, c’était pas trop ce qu’il recherchait. Mais moi j’ai craqué. Ça a servi à rien, on t’a pas eue.

– Que s’est-il passé ensuite ?

– On avait chacun un plan de fuite différent pour réduire les risques d’être pris ensemble. J’ai appliqué le mien. Je sais que Buf s’occupait du masque. Il m’a rejoint plus tard pour me dire qu’il n’y aurait pas de seconde opération et qu’on devait se faire oublier. En plus, comme mon nom avait été prononcé par ce crétin de masque, Buf m’a conseillé de rester à l’écart de lui. On avait été payés que le quart de ce qu’on nous devait, mais comme on avait échoué, on pouvait trop rien dire. Buf m’a remis ma part. C’était une grosse somme et j’avais jamais eu autant d’argent sur moi. Je suis un gosse et si on me trouvait avec ça on m’aurait sûrement dénoncé. Alors j’ai planqué les deniers et j’ai changé de quartier quelques temps. Et puis j’écoutais les rumeurs et c’est là que j’ai appris que Buf a été tué. On racontait que c’était l’œuvre du Bourreau et j’ai compris qu’il me cherchait sûrement moi aussi. Je me suis mis à bouger tout le temps parce que j’avais peur, mais j’ai pas quitté Dis.

– Pourquoi ?

– Parce que c’est là qu’on vit le mieux, même quand on est pauvre.

Adana hoche la tête. La question était plutôt déplacée.

– Et tu n’as jamais vu le visage de l’homme masqué ?

– Buf a dû le voir après que tu l’aies démasqué sur les toits, mais moi non, j’étais trop loin. À part cette fois-là où il portait un foulard sur la tête, il était toujours apparu avec son masque de cuir.

– Bon…

La Théologiste se met à réfléchir très vite. Monter une histoire plausible pour écarter Geosef de toute participation à l’attentat lui parait réalisable. Le discours doit être parfait. Elle a ceci en tête en même temps que la troublante révélation du garçon. Comment Albo peut-il avoir eu envie de la tuer, elle ? Elle se rappelle de son insubordination la fois où, au début de la guerre, il a désobéi à ses ordres pour ne pas tuer des femmes et des enfants atarks désarmés. Aussi loin qu’elle s’en souvienne, elle n’a ensuite presque jamais demandé qu’il le refasse. Saternal n’a toutefois jamais approuvé. Elle-même obéissait aux ordres à l’époque. Albo a-t-il pensé qu’elle était cruelle ? Ne s’agissait-il que d’une vengeance personnelle ou d’une forme de justice ? Avait-elle pu paraître assez monstrueuse pour amener Albo à la haïr au point de vouloir débarrasser le Monde Éclairé de sa présence ? Ou bien n’était-ce qu’un contrat avec le Juge dont Albo était le mieux placé pour s’acquitter ? Elle secoue la tête pour chasser ces pensées. Elles ne sont d’aucune aide pour le jeune garçon.

– Dis-moi Geosef. Pourquoi avoir tenté de me tuer dans la Grande Manufacture ?

– Je me suis dis que si je t’éliminais, le Bourreau me laisserait tranquille.

– Logique… Cela dit, j’ai peur que tu ne fasses erreur.

– Pourquoi ?

– Parce que le Juge n’aurait sûrement pas laissé en vie quelqu’un qui pouvait raconter toute l’organisation de l’attentat. Après m’avoir tuée, il aurait été encore plus primordial de t’éliminer. Cela aurait effacé toute trace de cette histoire.

Geosef ne semble pas convaincu, mais il importe peu qu’il comprenne. Tout ce qui intéresse la jeune femme est qu’il s’ôte cette idée de la tête.

– Écoute-moi bien à présent. Ce que je vais raconter au Gardien Kiram, tu dois le savoir et le répéter comme la seule et unique explication.

Geosef se redresse un peu et écoute religieusement la Théologiste. Il pose quelques questions et elle lui demande de répéter quelques points pour être sûre qu’il ne fait pas d’erreur.

– Il ne me reste qu’à te souhaiter une prompte libération, conclut-elle. Je ne peux hélas pas te promettre que tu seras libre de suite. Nous n’aurons pas l’occasion de nous revoir avant que ça soit fait. Je t’en prie, soit prudent. Il existe un orphelinat à Dis et je ferai en sorte que l’Instance de l’Ordre t’y conduise. Tu y seras entouré de soins et d’attention, et tu côtoieras des enfants de ton âge.

– Je sais pas…

– Peu importe ce que tu décides. À l’orphelinat, je saurai où te trouver et je viendrai te voir. Si tu le souhaites, nous parlerons de ce que tu me reproches.

Le garçon baisse les yeux et ne dit rien.

– Au revoir, Geosef.

Adana frappe à la porte. Une clef joue dans la serrure et la porte s’ouvre. La lumière de la lanterne l’éblouit un peu. Elle sort et on referme la porte derrière elle.

– Alors ? demande Aloysius. C’était long.

– Il avait beaucoup de choses à dire et ça n’a pas été facile de le faire parler, dit-elle l’air sibyllin.

– Mais encore ?

– Allons dans votre office.

Le Gardien acquiesce d’un signe de tête et prend les devants. Ils remontent jusque dans le bureau du jeune homme. Ils s’installent et Adana prend la parole :

– Geosef m’a raconté un peu sa vie. En résumé, ce jeune garçon a perdu ses parents durant la guerre Atark. C’est un vagabond orphelin. Il n’en était pas à son premier larcin quand on l’a pris, mais il n’avait pas d’autre recours pour manger. Il est arrivé à Dis quatre-cinq mois avant la signature du traité et a rencontré par hasard Bufford Jof avec qui il a sympathisé. Il m’a dit que Bufford le traitait bien. Apparemment Geosef l’aidait dans son travail à la Grande Manufacture. Bufford ayant été tué, il s’est retrouvé tout seul et est retourné à sa vie de chapardage. Je l’ai interrogé sur ses relations avec Jof, notamment s’il savait que celui-ci travaillait aussi pour le Juge, et il a paru plutôt effrayé par cette perspective. Il semble avoir compris que la mort de Bufford a une relation avec le Bourreau. Il ne sait rien d’autre.

Le Gardien Kiram enregistre l’ensemble du compte-rendu sans monter la moindre émotion, puis il pose la question qu’elle attendait :

– Savez-vous pourquoi il voulait que ce soit vous qui l’interrogiez ?

– Je l’ai surpris dans le quartier Roc en train de voler et je l’ai pourchassé. J’ai pu l’attraper et connaître son nom mais il m’a faussé compagnie avant que j’aie pu vous l’amener. Je n’ai pas eu d’autre rapport avec lui. C’est parce que je n’ai pas cherché à lui nuire lors de cette poursuite qu’il semblait avoir plus confiance en moi qu’en vous pour se confier.

– Affinité d’orphelins, commente-t-il.

Les traits de la Supérieure se durcissent. Aloysius le remarque et s’empresse d’ajouter quelque chose :

– Que me conseillez-vous ?

– Dans la mesure où il avait effectivement une relation avec Bufford Jof, le fait de la rendre public ou de relancer l’enquête à ce sujet risque de lui attirer des ennuis. Ce n’est qu’un gosse et nous mettrions inutilement sa vie en danger. Même le retenir ici ne fait qu’augmenter le risque. Confiez-le à l’orphelinat de Dis et passez l’éponge. Je lui ai parlé de l’orphelinat. C’est une idée qui semble le séduire. Ça fait des mois qu’il n’a pas eu de compagnie ni d’attention équivalente à celle d’une mère. Il en a besoin. Dans ce cadre de vie plus adapté je suis convaincue qu’il changera de comportement.

Aloysius entortille nerveusement les poils de sa barbe autour de ses doigts. Il fait la moue en inclinant la tête.

– Vous avez sans doute raison, dit-il.

– Vous n’avez plus besoin de moi ?

– Non, merci Supérieure. Je suis ravi que vous m’ayez prêté main forte.

Adana se lève et attend que le Gardien en fasse autant pour la saluer, mais il ne quitte pas son siège.

– J’aurai voulu vous poser une question de plus, lui dit-il.

La jeune femme soupire. Elle se demande si le jeune homme n’a pas déjà trouvé une faille dans cette histoire et de quelle façon elle va pouvoir gérer cela. La tension monte et elle ne se rassoit pas malgré l’invitation à le faire. Cela oblige le Gardien à se lever pour respecter le protocole militaire.

– Heu… voilà, commence-t-il avec hésitation. Je connais une bonne taverne dans le quartier de l’Éclat Solaire et je me demandais si vous ne voudriez pas m’y accompagner ce soir ?… Sans nos uniformes, évidemment.

Adana prend l’air étonné même si elle n’est pas tant surprise par la proposition. En revanche, la tension redescend. Elle arbore un sourire gêné.

– Désolée, Aloysius, je ne suis pas intéressée par ce genre d’activité. Je n’ai pas souhaité ce congé et je n’ai qu’une hâte, reprendre ma mission.

La mâchoire du jeune homme se serre. Il fait un effort incommensurable pour insister sans avoir l’air trop contrarié :

– Justement, peut-être que… ce genre d’activité vous distrairait. Il ne s’agit que d’un dîner.

– Cela me distrairait peut-être, mais je vais être plus claire. Je ne souhaite pas dîner en votre compagnie.

Cette fois la réponse est sans équivoque et le jeune homme dépose les armes. Il salue. La Supérieure lui rend son salut et s’en va. Dès qu’il est seul il frappe sa table d’un coup de poing rageur. Midi approche et il est là à ruminer de sombres pensées depuis près d’une heure quand on toque à sa porte. C’est le Supérieur Gagarik qui en franchit le seuil.

– Que puis-je pour vous, Supérieur ? s’enquiert Aloysius après les salutations d’usage.

– J’ai une nouvelle mission à vous confier, dit Lome.

– Je vous écoute.

– Je crois que vous n’avez plus d’affaire en cours. Alors il vous reste une demi-journée pour régler les derniers détails administratifs puis vous vous mettrez en chasse.

– En chasse ?

– Oui. Vous devez retrouver un dangereux terroriste. Il s’appelle Érik Plavel.

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