10 - Rêve de vengeance

18 minutes de lecture

« Les capacités de l’Empreinte Solaire sont très variables. Seul l’entraînement vous permettra d’en développer tous les aspects, mais dites-vous bien que les dons qu’elle vous accorde sont avant tout personnels. Beaucoup s’entraînent à briser un ennemi à distance, c’est généralement à la portée de n’importe quel Théologiste parce que c’est une utilisation plutôt rudimentaire de la puissance du Dieu Solaire. Il faut déployer des trésors de subtilité pour augmenter ses capacités physiques et mentales, pour repousser des attaques, produire de la lumière, faire que son épée traverse n’importe quelle matière et tant d’autres prodiges allant jusqu’à contrôler tout ce qui vous entoure. Si votre esprit est convaincu qu’il peut le faire, s’il peut conceptualiser l’effet, alors c’est réalisable et il ne reste plus qu’à vous entraîner. Mais n’oubliez jamais que plus vous en demanderez, plus cela vous coûtera. »

Extrait du discours de formation des jeunes Théologistes
à l’usage de l’Empreinte Solaire.

__________

Deux ans plus tôt.

La Théologiste Directrice Adana Tarsis avait une mission. Un campement Atark avait été repéré dans un creux des premiers contreforts montagneux à l’est de la Vallée de Langueur. C’était peut-être une base arrière sans intérêt mais elle était suffisamment exposée pour constituer une cible potentielle. Il suffisait que l’opportunité se présentât. Elle s’était présentée. Un fort contingent des Sangs-Froids avait rejoint le dit campement plus tôt dans la journée. Il avait dénudé les défenses de cet avant-poste en repartant. Cinq cents Atarks faisaient à présent route vers le nord, se dirigeant droit vers l’étau que le Supérieur Astaret Diraz leur avait réservé. De son côté, Adana, à la tête d’une centaine de cavaliers et de deux autres Théologistes, les Gardiens Kiram et Saternal, devait détruire le soutien représenté par le camp. Peu de fortifications et guère plus de cent Serpents sur place. Ça ne serait pas facile mais elle comptait sur l’effet de surprise et la suprématie militaire de la Théologie pour en finir rapidement. Son supérieur n’avait pas voulu manquer cette chance d’éliminer autant d’Atarks à la fois et il avait réparti au plus juste les forces dont il disposait dans la région. Selon lui, ses trois cents autres soldats profitant du terrain, prendraient rapidement l’avantage sur un demi-millier d’Atarks surpris.

La coordination était ici particulièrement importante. Adana devait fondre sur le campement exactement au moment où l’embuscade serait déclenchée. Un avertissement sonore serait le signal de l’attaque. Ainsi, aucun renfort ne pourrait rejoindre le gros des forces atarkes et les éventuels fuyards qui chercheraient à rallier le campement seraient accueillis par les soldats d’Adana. Le plan avait été établi à la va-vite mais, jusqu’alors, les Sangs-Froids n’avaient jamais vraiment fait preuve d’un grand sens tactique. La discrétion était l’arme absolue de la Directrice. Elle devait faire en sorte que sa troupe passe totalement inaperçue. Elle avait environ trois heures avant l’extinction du Dieu Solaire pour atteindre l’emplacement qui avait été établi comme point de départ de l’attaque. Elle devait effectuer un long détour sur un terrain accidenté à la végétation dense. Le minutage était très serré. Elle atteignit la position souhaitée quand ses éclaireurs, envoyés une heure plus tôt, revinrent.

– Au rapport ! ordonna-t-elle.

– La position ennemie est peu défendue. Une vingtaine de gardes de faction. On a dénombré environ soixante-dix à quatre-vingts occupants. Mais surtout il s’agit apparemment d’une position logistique, de nombreux chariots, des bêtes de bâts, des sacs pleins entassés et bâchés un peu partout.

– De quelle origine, ces ressources ?

– Impossible à dire, nous n’étions pas assez près.

– C’est tout ?

– C’est tout, Directrice.

Elle fit un geste indiquant à l’éclaireur de réintégrer les rangs. Ses deux subordonnés étaient près d’elle. Aloysius Kiram, un jeune homme blond à la barbe naissante, la dévorait de ses yeux bleus-verts, comme à son habitude. Elle n’ignorait pas l’attention qu’il lui portait. Elle savait que le Gardien était amoureux d’elle. Ils étaient tous deux des soldats et aucune histoire d’amour n’aurait jamais lieu entre eux. Elle, en tout cas, en était sûre : elle ne l’aimait pas. Aloysius, quant à lui, ne s’y était sans doute pas encore résigné. Albo Saternal, de son côté, était plus vieux que la Directrice et plutôt avisé en général. Moins fougueux et plus sage qu’Aloysius, c’est à lui qu’Adana préférait confier les tâches délicates. Ses yeux bleus sombres semblaient noirs dans la pénombre du crépuscule.

– Qu’en pensez-vous ? leur demanda la Directrice.

– Que nous aurions pu laisser la moitié de nos cavaliers auprès du Supérieur, répondit Albo.

– Dans un rapport de force où nous aurions l’effet de surprise c’est possible, mais nous allons devoir couvrir presque un kilomètre au galop au moment du signal, rétorqua Aloysius.

Le faisceau d’une lanterne sourde éclairait le sol à leur pied. Adana y avait disposé quelques objets pour matérialiser la situation tactique. Elle tenait son épée dégainée en main et pointa une zone de sa maquette.

– Nous allons déployer des archers à cet endroit. Notre galop sera forcément repéré et les défenses se formeront sur notre trajectoire. Elles s’exposeront à nos tireurs qui commenceront le tir une minute avant notre arrivée sur leurs barricades. Je ne veux pas de diversion à base de feu, si on peut récupérer les ressources, c’est mieux.

– Et s’ils se doutent de notre stratégie et qu’ils protègent leur flanc-arrière ? s’inquiéta le Gardien Saternal.

– Dans cette hypothèse, il faudra sonner la corne. Nous séparerons notre groupe de cavalier en deux. L’un continuera droit sur l’objectif et fera halte hors de portée des armes de jet, l’autre contournera par le flanc droit. S’ils cherchent à défendre toutes les positions, ils seront trop affaiblis. Les archers auront forcément un angle de tir.

– Que faire s’ils aveuglent toutes leurs sources d’éclairage ? demanda Kiram.

– Les archers incendient les tentes d’habitation uniquement. Puis, un coup de corne pour lancer la charge du premier groupe, deux pour lancer la charge du second, selon ce qui sera le plus opportun à ce moment.

– Se peut-il qu’ils essaient d’attaquer la position de nos archers ? risqua Albo.

– S’ils font cela, c’est qu’ils sont encore plus mauvais tacticiens qu’ils ne le paraissent déjà. Un groupe de quinze archers bien placé peut les décimer bien avant qu’ils ne parviennent à les approcher. S’ils tentent un contournement, ils dénuderont bien trop leurs défenses et nous nous emparerons de la place avec encore plus de facilité.

– Des prisonniers ? questionna Aloysius.

– Pas de quartier ! répondit sèchement Adana.

Son visage se tourna vers un soldat qui venait de s’approcher d’eux et qui réclamait son attention au garde à vous.

– Qu’y a-t-il, soldat ?

– Une estafette vient de nous rejoindre. Elle est envoyée par le Supérieur Diraz.

– Qu’elle approche !

Le soldat salua et s’en alla chercher le messager.

– Saternal, vous prendrez le commandement des archers. Kiram, à vous le commandement de la charge principale. Désignez vos hommes. Ceux qui restent m’accompagneront si nous divisons nos forces montées. Transmettez !

Les deux Gardiens saluèrent et se rendirent dans les rangs pour sélectionner leurs effectifs. Ils devaient être en place très vite car l’assaut devait pouvoir être mené dès la nuit tombée. Adana abaissa le capuchon de la lanterne, ce qui la plongea dans la pénombre qui deviendrait dans moins d’une demi-heure une obscurité totale. Elle ne coupait pas la lumière innocemment. Il n’y avait qu’une estafette connaissant assez bien la région pour effectuer la liaison entre les deux corps d’armées et elle ne souhaitait pas croiser son regard.

– Directrice, fit un homme plus grand qu’elle.

Adana leva le nez.

– Sieur Plavel. Je vous écoute.

– Le Supérieur Diraz vous fait savoir qu’il est en place et que l’armée Atark ne s’est pas détournée de son chemin. La nouvelle date de moins de deux heures.

– Vous avez fait vite, commenta-t-elle sans la moindre émotion dans la voix.

– Je tenais à te parler avant cette bataille, Adana, ajouta Érik sur un ton moins formel.

Elle affecta d’observer les feux lointains du campement des Sangs-Froids qui s’allumaient les uns après les autres, évitant ostensiblement de s’intéresser à son interlocuteur. Aucun soldat n’était assez proche pour les entendre, suivant en cela le protocole militaire qui veut que le commandant doit pouvoir être seul avec ses messagers ou ses officiers en toute circonstance.

– Comptes-tu m’ignorer encore longtemps ? demanda le jeune homme après avoir poussé un long soupir.

– Je n’ai pas le temps pour une discussion de ce genre, sieur, dit-elle froidement.

– Peu importe. Ce que j’ai à te dire tient en peu de phrases et…

Elle leva la main impérieusement pour le faire taire :

– Et si tu insistes, je te fais expulser de ma vue !

– Ça vaudra toujours mieux que votre indifférence, Directrice !

La jeune femme soupira et regarda dans la direction de son ex-ami. La lumière déclinante du Dieu Solaire était encore suffisante pour se refléter dans leurs yeux. Érik l’avait vue se jeter à corps perdu dans cette guerre, sautant sur la moindre occasion d’être en première ligne, ajoutant à son tableau de chasse un nombre impressionnant de cadavres atarks. Quand il l’avait perdue de vue, alors que ses propres missions l’emmenaient loin d’elle, il avait entendu son nom partout où il allait : la grande Adana Tarsis, la tueuse de Serpents. Des jeunes soldats fougueux l’avaient prise pour modèle un peu partout dans l’armée, mais pas un n’avait une once de cette rage absolue, de cette soif inextinguible de massacrer les Sangs-Froids qui animait son amie. Le drame de Longuelande était bien loin. Désormais ces sanguinaires Ovarks qui avaient assassiné tous les siens s’incarnaient tous dans la ténébreuse Adana. Le moindre reflet de son regard rappelait celui rougeoyant de ces monstres qui dansaient dans l’obscurité orangée des champs incendiés de son village. Cette jeune femme devant lui aurait pu tenir le glaive qui avait transpercé sa mère. Il ne put en supporter davantage. Il détourna les yeux et parla tout doucement.

– Je t’aime, Adana. Comme un frère aime une sœur. Il en a toujours été ainsi. Mais la voie que tu suis, cette ivresse à laquelle tu t’abreuves, cette cause obscure pour laquelle tu te bats, je la vois te détruire. Je te souhaite de ne pas te noyer dans le sang que tu fais couler. Ce n’est pas une guerre à laquelle tu participes, c’est une boucherie et tu es un boucher. Puisse ton chemin ne jamais recroiser le mien, tueuse de Serpents…

Érik se tourna et fit quelques pas. Il se figea pour entendre les propos à peine audibles de la Théologiste.

– Ils ont tué mon père… Ils ont tué tes parents… Ils ont tué tout le monde.

– Les Ovarks… Oui, dit-il en un souffle avant de poursuivre sa route.

Adana serra les dents si fort qu’elles grincèrent et des larmes roulèrent sur ses joues. Est-ce lui qui ne comprenait pas ce qu’elle ressentait ? Ou bien ne percevait-elle pas les choses comme il fallait ? D’où venaient ces larmes ? Elle aurait tant voulu l’avoir à ses côtés, mais la vie les avait lentement et sûrement séparés. Elle ne croyait pas qu’Érik eut pardonné quoi que ce soit aux Ovarks qui avaient péris par milliers lors de la première guerre. En revanche, il s’était peut-être satisfait de la victoire de la Théologie sur cet envahisseur. Pas elle. Le retour de ses subordonnés interrompit le cours de ses pensées. Elle se retint de faire un geste pour essuyer ses joues afin de ne pas attirer l’attention sur ces perles d’eau qui captaient les derniers rayons de la divinité de lumière.

– Tout est prêt Directrice, déclara Albo Saternal.

Il n’avait rien remarqué. Ce n’était pas le cas d’Aloysius qui, quant à lui, se méprenait sûrement sur le sens de cette effusion.

– En position ! Je veux que tout soit en place dans cinq minutes. Exécution !

Elle remit son casque, rengaina son épée qui n’avait pas quitté sa main durant l’entretien et dont elle détacha avec peine ses doigts blanchis par l’effort. On lui amena Anur, sa monture. Juchée sur son cheval elle regarda partir en ordre dispersé, à pied et au pas de course, la troupe d’archers dirigée par le Gardien Saternal. Le reste de son détachement se répartit en deux groupes pour faciliter leur séparation le moment venu. Tandis qu’Aloysius prenait la tête de l’un, Adana se plaça devant l’autre. Puis commença l’attente. Seuls les soupirs des chevaux, que l’approche de la bataille rendait nerveux, troublèrent le silence du crépuscule. Les hommes tendirent tous l’oreille pour tenter d’entendre le bruit lointain de la corne qui sonnerait la charge.

Les cinq minutes étaient écoulées à présent. Les archers devaient être en place. L’astre divin déclinait. La chevauchée ne pouvait se faire dans l’obscurité totale et le temps requis pour la mener à bien s’amenuisait de seconde en seconde. Adana se remit à penser aux dernières paroles d’Érik. Le doute l’étreignit. La Théologie avait déclaré la guerre aux envahisseurs. Les Atarks n’avaient pas essayé de parlementer. Ils avaient pénétré le territoire du Monde Éclairé sans prévenir, sans répondre aux sommations des premières lignes de défense. S’étaient-ils jamais montrés hostiles ? Avaient-ils attaqué des villages sans défenses, brûlé ou volé des récoltes, assassiné des innocents ? Plusieurs années après avoir chassé les Ovarks sans la moindre pitié, l’armée théologiste s’engageait sans condition dans le même type de guerre contre un ennemi qui ne semblait pas aussi vindicatif et cruel que les Ovarks. Cependant, le Grand Théologiste avait dû sciemment prendre la décision d’engager le combat et de repousser les envahisseurs. Après tout, le domaine du Dieu Solaire était vaste et il avait pu se passer nombre d’événements dont Adana n’avait pas connaissance.

Un son à peine audible résonna dans les montagnes vers le nord. La Théologiste tendit l’oreille. Le son se répéta. C’était un son de corne. Elle dégaina son épée et la leva vers le ciel.

– En avant ! cria-t-elle en abaissant son arme en direction des feux du campement.

Les cavaliers s’élancèrent à sa suite. La rage monta dans leur cœur et la Directrice le sentit. Elle jeta ses doutes au plus profond de son esprit, ils n’avaient pas leur place au milieu de cet assaut. Des hommes comptaient sur elle et à aucun moment elle ne devait faillir. Elle ignora donc, une fois de plus, que ces questions l’avaient assaillie avant chacune des batailles qu’elle avait pu mener. Lorsque l’éclairage du campement illumina son visage, la corne des archers n’avait pas sonné. Les défenses avaient été abattues et la charge n’eut pour effet que de finir d’apeurer le reste des occupants du campement. Des femmes et des adolescents désarmés étaient misérablement blottis contre les empilements de sacs de grains constituant sans doute le seul trésor à leur disposition. L’une des Atarks se dressa devant les autres, les mains levées, hurlant dans sa langue incompréhensible, à l’attention des Humains, un discours qui se répétait.

Adana descendit de cheval, imitée par bon nombre de ses soldats, et se dirigea, arme au clair, vers la femme-serpent. Elle l’embrocha. L’Atarke hoqueta de surprise et de douleur. Elle regarda la lame sortir de son corps, mit ses mains sur sa blessure, contempla son sang sur ses doigts et leva son regard jaune vers la Théologiste avec une expression de pitié et d’incompréhension mêlées. Les larmes montèrent aux yeux de la Directrice mais elle les contint, serrant les dents et tentant vainement de se détourner de sa victime. La vie s’écoula de la femelle atarke et elle s’effondra. Un silence de mort s’installa. Tout le monde retint son souffle.

Les archers du Gardien Saternal arrivèrent sur les lieux et le Théologiste dénombra rapidement les Atarks. Il avisa ensuite le cadavre de la femme au pied d’Adana et rejoignit son commandant.

– Que des femmes et des jeunes, lui dit-il. Nous avons abattus tous leurs hommes.

– Et alors ? questionna la Directrice entre les dents. N’ai-je pas donné d’ordre ?

– Ils sont désarmés et inoffensifs, ajouta-t-il.

– N’ai-je pas donné d’ordre ?! insista Adana d’un ton encore plus incisif.

– Mais bon sang ! s’emporta Albo. Des enfants ! Ces gosses n’ont pas quinze ans ! Des enfants ! hurla-t-il devant son supérieur.

Le hennissement nerveux d’un cheval rompit le pesant silence qui suivit cette déclaration. Adana fixait malgré elle le cadavre à ses pieds. Albo foudroya la jeune femme des yeux, et les hommes alentours se regardèrent les uns les autres en se demandant quoi faire. L’un d’eux arriva au milieu de cette ambiance, le regard interrogateur, et se mit au garde à vous non loin de la Directrice.

– Oui, soldat ?

– Directrice, un éclaireur rapporte qu’une corne a sonné trois fois au nord.

Le poing gauche d’Adana se serra, sa prise sur son épée se raffermit et ses articulations lui firent mal tellement elle dépensa d’énergie à retenir sa colère.

– Gardien Kiram ?! appela-t-elle.

– Oui Directrice ? fit le jeune homme en s’approchant l’air tout aussi gêné que le reste des hommes.

– Exécutez mes ordres !

Aloysius hésita.

– Exécutez mes ordres ! cria-t-elle.

– Oui, Directrice, finit-il par dire en faisant la grimace.

Il n’y avait pas la moindre joie dans sa voix et il n’avait pas le moindre désir d’accomplir cette besogne. Il se demanda même s’il y avait la moindre valeur à un tel devoir. Il était trop jeune pour arriver à se détacher émotionnellement d’une telle situation. Néanmoins, l’ordre initial de ne laisser aucun survivant dans ce campement émanait de plus haut. À l’origine, c’était un ordre du Supérieur Diraz et Adana ne faisait qu’y obéir. Naïvement, Aloysius pensa que la Directrice hésitait par humanité. Il se trompait. Adana avait un tel désir de tous les tuer, mais en même temps une telle culpabilité à le faire, qu’elle avait inconsciemment souhaité que ses subordonnés lui désobéissent et l’arrêtent. Peine perdue : Aloysius s’exécuta. Il demanda aux soldats troublés de faire leur office. Les hommes le firent. Albo ne les arrêta pas. Poussant des cris hystériques, les mères atarkes attaquèrent les Humains à mains nues. Ceux-ci rejetèrent leurs corps transpercés sur leurs progénitures hurlant de terreur. La nuit s’emplit d’un tourment indicible.

Adana Tarsis s’isola un peu, ôta son casque, tomba à quatre pattes et vomit son dernier repas déjà fort lointain. Tremblante, aveuglée par la douleur, elle se mit à genoux, un filet de bile brûlante aux lèvres. Son esprit terrassé par la faute ne parvenait plus à bâtir le moindre raisonnement. Elle sombra. Le scénario de cette soirée funeste se répétait depuis des mois. À chaque fois Adana s’efforçait d’oublier la précédente pour perpétrer la suivante. Un mensonge dont elle se persuadait jour après jour pour échapper à la folie. Une part d’elle, sans doute sa conscience, lui hurlait de fuir, d’abandonner sa haine absurde honteusement desservie par son devoir. Malgré cela tout le reste de son être se réjouissait de voir la vie quitter ces yeux fendus, comme elle avait quitté ceux de ses proches à Longuelande. On ne lui laissa pas le temps de se noyer dans sa détresse. Un soldat vint rendre compte et n’attendit pas qu’elle soit présentable pour faire son rapport.

– Directrice, les Atarks sont tous morts. Par ailleurs nous avons examiné leurs ressources. C’est du grain. Maïs, blé, orge et bien d’autres céréales.

– Origine ? demanda Adana d’une voix mal assurée mais néanmoins intriguée.

– Les sacs ne viennent pas de nos cultures, ce qui ne veut pas dire que leur contenu ne nous a pas été volé.

« Ce qui ne veut pas dire que nous ne sommes pas en train de voler les Atarks », songea la Directrice. Une pierre de plus à l’édifice de sa tragédie personnelle.

– Devons-nous repartir ? s’inquiéta le militaire.

Les trois sons de cornes entendus plus tôt par les éclaireurs constituaient un appel à l’aide et son contingent ne pouvait pas s’attarder une minute de plus. Tous ses hommes le savaient. Au nord, c’était une vraie guerre qui se jouait, avec des soldats et non des civils. L’origine de ces ressources et ses tourments attendraient. Adana se releva. Elle réajusta son tabard, rechaussa son heaume et se retourna vers le soldat. Elle ne les connaissait pas tous mais elle ne voulait pas oublier la tête de celui qui l’avait vu en état de faiblesse et avait déclamé ses informations sans s’en préoccuper : un grand gars tout maigre, une tête plus petite que la proportion l’aurait exigée et un nez proéminent en bec d’aigle.

– Allons-y, fit-elle en le croisant.

Le soldat lui emboîta le pas. Ils rejoignirent le centre du camp où les hommes s’affairaient à déplacer les corps sans vie des Atarks pour les éloigner des vivres et les entasser à un endroit où il serait plus aisé de les brûler sans risquer de mettre le feu partout.

– Tous en selle ! ordonna la Directrice assez fort pour se faire entendre dans tout le campement. Les nôtres ont besoin de soutien. Allégez les montures, nous devons les rejoindre au plus vite !

Les soldats abandonnèrent leur funèbre occupation. La chevauchée s’organisa et le contingent fut prêt à partir en moins de cinq minutes. Une partie des cavaliers, disposant d’une perche accrochée à leur selle, y suspendirent une lanterne et encadrèrent l’ensemble du groupe. La troupe s’élança vers le nord, empruntant cette fois la voie la plus directe pour rejoindre la position du Supérieur Diraz. Alternant trot et galop selon le terrain, les cavaliers atteignirent la zone des combats en moins d’une heure. Quelque chose avait dû mal se passer. Les affrontements n’auraient pas dû se produire aussi bas vers le sud. Le périmètre était plutôt dégagé. Des feux de camps, de broussailles, ou les braises de plusieurs incendies, illuminaient un champ de bataille à la structure improbable. Adana forma les rangs à plusieurs reprises pour effectuer une charge et briser les îlots de résistance atarke. Ces soldats désorganisés se défendaient bien mais n’avaient aucune chance. Des escarmouches s’étaient produites sur des dizaines de kilomètres carrés et des cadavres jonchaient le sol un peu partout. Ils finirent par découvrir quelques humains survivants, retranchés sur une position désespérée. Ceux-ci les accueillirent avec soulagement. Ce groupe était sous l’autorité d’un soldat qui n’était pas plus gradé que les autres.

– Que s’est-il passé ? interrogea la Directrice.

– C’est assez confus, répondit le militaire. Le Supérieur nous a fait quitter la position car l’armée atarke avait cessé sa progression. Il craignait qu’une partie de l’effectif ne fasse demi-tour ou qu’ils se contentent de fortifier leur position. Il estimait que cela ruinerait tous nos efforts et toutes nos chances d’éliminer ce groupe d’envahisseurs. Nous avons donc avancé sur l’ennemi.

– Mais vous étiez en sous-nombre. Pourquoi le Supérieur a-t-il ordonné cette attaque ?

– Je l’ignore. Nous avons été repositionnés et un assaut coordonné aurait pu réussir, mais le signal de l’attaque a sans doute été lancé trop tôt ce qui a trahi notre avancée. La suite n’a pas du tout ressemblé à une bataille.

Adana pouvait sans peine imaginer ce qu’un déploiement destiné à une attaque surprise pouvait, en cas d’échec, infliger comme désagrément à une armée en sous-effectif. Elle avait le résultat devant ses yeux. L’armée de la Théologie possédait une certaine expérience du combat militaire, beaucoup de ses vétérans ayant fait leurs preuves dans la guerre contre les Ovarks. L’erreur tactique commise avait donné toutes ses chances aux Atarks d’utiliser leur seul avantage dans cette échauffourée. Finalement, les deux camps s’étaient, pour ainsi dire, entretués dans un grand n’importe quoi.

– Où est l’état-major ?

– Je ne sais pas, Directrice. Nous avons dû nous retrancher ici pour ne pas être débordés et nous n’avons pas repris contact. Mais je peux vous conduire à leur dernière position connue.

– Conduisez-nous.

Les fantassins épuisés rejoignirent la troupe de cavaliers. En progressant sur le champ de bataille, ils récupérèrent quelques survivants blessés et laissèrent s’enfuir des Atarks isolés ou en petits groupes. Ils mirent une bonne partie de la nuit à retrouver les cadavres de tous les officiers Théologistes. Pas un n’avait survécu. Les Atarks avaient apparemment visé juste en lançant le plus gros de leur effectif sur le corps principal commandé par le Supérieur Diraz. Ils l’avaient ainsi éliminé en premier. Il était difficile de reconstituer la suite des événements avec certitude. Les rapports parcellaires des blessés indiquaient que les autres Directeurs n’avaient pas réussis à se rassembler pour construire une ligne de front et que tout s’était terminé en mêlée informelle.

Adana fit établir un camp de base sur une hauteur et passa le reste de la nuit à collecter les informations, à compter ses effectifs, à ordonner la récupération et l’identification de toutes les pertes, à évaluer les forces ennemies restantes et à redéfinir de nouvelles positions. Elle était maintenant la plus haute autorité théologiste dans la région et tout reposait sur elle. Au matin, elle envoya une estafette vers la Vallée de Langueur pour signaler les événements de cette nuit au reste de la Première Légion. Quelques jours plus tard, après s’être assurée de l’élimination complète de toute présence Atark et de la récupération de leurs ressources, elle reçut l’ordre de rejoindre le gros des troupes de la première légion pour en prendre le commandement en tant que Supérieure. Dès ce jour, la guerre prit le visage d’un monstrueux Ovark sauvage et cruel assassinant d’innocentes victimes et le cœur d’Adana Tarsis saigna encore et encore. Nul ne pouvait l’arrêter. Elle seule et quelques rares personnes de son entourage le perçurent. Le reste du Monde Éclairé ovationna la tueuse de Serpents et les victoires de la Théologie.

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