8 - Sur le seuil

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« L’Ode est le guide de la vérité. La vérité est le sens de notre existence. Tandis que la musique céleste s’élève, notre cœur forme les paroles du chant. Nos mains et nos esprits construisent l’écrin où l’accomplissement de notre destinée reposera. Alors le chant prendra fin, le Premier Prophète l’a dit. Et le Dernier Prophète chantera l’ultime Apogée de L’Ode Solaire. »

Traduction approximative de la fin de la Litanie de l’Apogée, récitée par tous les Atarks à la face du Dieu Solaire chaque midi.

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Une quinzaine après le Jour Divin, l’activité d’Adana Tarsis demeure assez semblable à ce qu’elle est depuis trois mois, à savoir rendre régulièrement visite aux Atarks, discuter des problèmes, en résoudre certains, en remonter d’autres à sa hiérarchie, et pester intérieurement de ne pas voir la fin de cette tâche herculéenne qui l’oblige à côtoyer des êtres qu’elle abhorre. Quoique sa vision des choses ait quelque peu évolué à ce sujet. Hassan n’étant pas reparu, Ssoran Issil est toujours son interlocuteur et il s’avère être quelqu’un d’assez agréable. En fait, depuis le jour de leur rencontre, presque deux mois auparavant, elle a grandement révisé son jugement sur les Atarks. Ce n’est pas seulement cette révélation étrange sur son prénom qui est aussi un mot de vocabulaire de la langue des Serpents et non des moindres, mais aussi parce que cette révélation l’a convaincue de vivre le moment présent, de prendre les Atarks pour ce qu’ils sont et pas pour ce qu’elle pense d’eux.

À ce titre, la jeune femme va de surprise en surprise. Les négociations avec la Théologie, à propos de la restauration du quartier Roc, ont été menées de mains de maître et la noblesse de Dis n’a vraiment pas les moyens de s’opposer à la création d’un marché concurrentiel de cette sorte. Dire que les Sangs-Froids vont pouvoir entrer de plain-pied dans la société humaine par ce biais est plutôt optimiste. Tant que les Humains continuent à négocier leurs biens avec des commerçants Humains, ce qui se passe chez les Atarks ne sera pas considéré comme autre chose qu’une économie parallèle. Pour changer cet état de fait, il faudrait que l’artisanat des Serpents puisse s’exprimer avec plus de liberté. L’outillage et les ressources nécessaires à un tel développement restent dans les mains des At’Ravil et quelques propriétaires Humains qui ne sont pas prêts à laisser les Atarks proposer à la vente leurs propres confections.

C’est déjà le cas pour les pêcheurs atarks qui tentent sans succès de vendre leurs poissons et coquillages tant aux Humains qu’aux leurs. Ils n’obtiennent pas un seul denier des premiers et bien peu des seconds qui ont du mal à gagner des devises dissiennes. Les Sangs-Froids ne sont pas stupides et savent bien que leur intégration sociale passe par leur intégration économique, mais ils ne peuvent se résoudre à faire payer leurs congénères dans le besoin pas plus qu’à perdre leurs denrées fortement périssables. Au moment des premières moissons, dans moins d’un mois, le même schéma se reproduira pour les fermiers Atarks. La situation semble sans issue.

C’est de cela que discutent la Supérieure et l’Ondoyant en ce moment. Toutefois ce n’est pas le propos de la Théologiste qui écoute les problèmes d’une communauté étrangère à la sienne, mais celui d’une jeune femme qui évoque avec le jeune Atark la situation et échafaude des idées et des projets pour combler les lacunes de la relation humano-atarke. Si Adana n’a jamais reconnu ouvertement cette attitude auprès de l’Ondoyant, ce dernier sait très bien de quoi il retourne, et ce n’est pas sans une certaine hypocrisie qu’ils continuent, parfois, à jouer le jeu qui s’est établi à l’origine entre elle et le Dévot Hassan. Pourtant quand elle parle, le « nous » qui ponctue chacune de ses observations ne laisse aucune équivoque.

– J’avoue ne pas savoir comment nous pourrions nous y prendre, dit-elle. Peut-être que vouloir entrer dans l’économie en prodiguant les mêmes services que les autres commerces de la Théologie n’est pas la meilleure des idées.

– L’ennui, Adana, est que ces activités nous permettent également de vivre pour le cas où nous ne parviendrions pas à vendre ces biens pour gagner de l’argent dissien. Hassan avait à mon sens raison de proposer cette mesure, sans quoi nous aurions déjà des problèmes de famine dans nos rangs.

Elle hoche la tête. Il l’appelle par son prénom depuis presque un mois et la transition s’est opérée de la même manière que son propre changement, sans un échange à ce propos. L’élocution parfaite de Ssoran a un autre effet. Lorsqu’il parle et qu’elle ne le regarde pas, elle oublie parfois avoir affaire à un Atark. Il y a, de fait, une certaine familiarité dans leurs échanges. Elle en est consciente et elle prend parfois du recul pour essayer d’analyser leurs rencontres sous un autre angle. Elle fait alors un blocage sur une chose. Elle se ment à elle-même et refuse un aspect essentiel de cette relation : elle apprécie Ssoran bien plus qu’elle ne peut décemment l’accepter.

– Alors, le seul point d’entrée que nous ayons, c’est le chantier de reconstruction du quartier Roc, propose-t-elle. C’est la seule façon de faire entrer de l’argent dissien dans les foyers Atarks.

– Mais nous savons déjà que ça ne sera pas suffisant.

– Il n’y a pas de miracle. Vous saviez par avance que l’intégration mettrait plusieurs années à se faire. Il faut être patient.

Lorsqu’elle oublie le « nous », la Supérieure prend de la distance. Durant ces instants, elle redevient la Théologiste et les problèmes atarks ne sont plus les siens. Les yeux clairs de Ssoran fixent le vide. L’attitude changeante de son interlocutrice ne lui pose aucun problème mais des pensées tournoient dans sa tête depuis plusieurs jours.

Adana affecte de s’intéresser à un rapport qui se trouve sur la table. La session se passe dans le Temple de l’Ode Solaire et elle commence à se sentir mal assise. Poussant un peu sur ses jambes pour réajuster sa position dans les coussins, elle finit par se rendre compte du silence et découvre l’était pensif de Ssoran. Un mois plus tôt, les expressions corporelles de l’Atark ne l’auraient pas inquiétée outre mesure. Cette fois, elle ne peut s’empêcher de s’enquérir de ce qu’il pense.

– Oh, fait-il en sortant de sa torpeur. Pardonnez-moi. Je sais que c’est totalement hors de propos mais je songeai à vous faire une révélation.

– Pardon ?! s’exclame-t-elle éberluée.

Il lui offre son plus beau sourire. Ssoran, songe-t-elle, est quelqu’un d’assez direct, mais il cultive avec une certaine aisance les effets d’annonce. Il est évident qu’il va dire quelque chose d’important, mais la façon dont il s’y prend laisse à penser qu’il nourrit un malin plaisir à le faire en y ajoutant tout ce qu’il faut de suspense. En tout cas, il ne peut plus se taire après avoir dit ça devant une Adana en attente de sa confidence.

– C’est l’expression que vous avez employée, le fait qu’il n’y ait pas de miracle, qui m’y a fait penser. Vous savez, je dois reconnaître, et il serait idiot de le nier, que vous m’apparaissez bien plus sympathique aujourd’hui que vous le paraissiez lors de notre première rencontre.

Adana grince des dents. Entendre Ssoran lui retourner ses propres sentiments en les faisant siens a quelque chose de moqueur. C’est un aveu détourné car il reconnaît tacitement qu’il a pertinemment compris ce qu’elle éprouve. Il se permet ainsi de tenir des propos honnêtes tout en restant hypocrite.

– Aussi, continue-t-il, il me semble important de vous dire quelque chose à propos de notre foi.

Adana est intriguée à présent. Le visage de Ssoran redevient grave :

– L’Ode Solaire n’est qu’un des nombreux chants de notre destinée. Les Atarks sont tous en majorité convaincus de suivre une voie. C’est un peuple uni dans cet accomplissement.

La Supérieure a l’air assez perplexe pour inciter l’Ondoyant à s’expliquer plus clairement.

– Ce qui nous a mené ici, dans le Monde Éclairé, est l’Ode Solaire. C’est la découverte de la Lumière lointaine de Dis depuis les Confins qui en a marqué le commencement. Avant cela, nous suivions les préceptes de l’Ode Glacée, c’est une traduction approximative du mot Laossina. Ces préceptes nous avaient aidés à survivre dans les Confins. Notre peuple est très intimement guidé par ces différents enseignements qui nous parviennent au travers de signes.

– Des signes de quelle nature ?

– C’est assez variable, admet Ssoran. Il n’existe pas pour notre dieu une unique façon de nous exprimer sa volonté.

– Votre dieu ?

– Peut-être trouvez-vous cette appellation un peu cavalière, mais en fait, je ne parle pas du Dieu Solaire.

Ssoran esquisse un léger sourire et observe la réaction d’Adana. Celle-ci vient de basculer dans un abîme d’incertitude. Se peut-il qu’il existe un autre dieu que le Dieu Solaire ? Quel peut-il être dans ce cas ? Les révélations du jeune Atark dépassent tout ce qu’elle aurait pu imaginer. Des milliers de questions se bousculent dans son esprit, se frayant un chemin vers les centres moteurs de la parole, mais créant un encombrement tel qu’elle demeure incapable de prononcer une seule de ses interrogations. À nouveau, le visage de son hôte se fait des plus sérieux.

– Il faut que vous compreniez bien ce que cela implique. Sachez-le, l’existence de notre dieu n’est pas remise en question. Celle du Dieu Solaire n’est pour nous qu’un signe. Notre foi en un être supérieur guidant notre race dans l’univers est inscrite dans notre nature et, avec elle, la certitude que le Dieu Solaire n’est pas notre dieu.

– Mais… Dans ce cas, que faites-vous ici ?

– Nous avons suivi les signes. Nous rapprocher de ce que le Dieu Solaire représente était autant une question de survie que d’obéir à l’injonction de notre dieu. C’est ce qu’il voulait pour nous. Nous sommes fondamentalement pacifiques et nous installer à la lumière du Dieu Solaire devait se faire sans le moindre heurt. Ce signe que notre dieu nous a envoyé, c’est votre dieu à vous. Nous n’avons pas moins de respect pour lui. Toutefois…

Adana lève la main vers Ssoran pour l’arrêter dans son explication. Elle essaye d’assimiler tout ce que l’Atark lui raconte et met de l’ordre dans ses idées pour tenter de discerner les conséquences d’un tel fondement. Sa première opinion est que les Atarks sont fous de suivre les signes d’un dieu qui les a menés à la mort. Plus de la moitié des survivants de leur peuple sorti des Confins a péri des mains de la Théologie, au seul motif qu’ils voulaient partager pacifiquement la lumière du Dieu Solaire avec ceux qui les ont massacrés. Rien que cela est trop horrible à croire. Si l’on occulte malgré tout cet événement, à quoi peut bien conduire la croyance des Sangs-Froids ? Elle ne voit pas.

– Qu’implique votre croyance au juste ?

– Sur le plan spirituel ou sur le plan pratique ?

– Parlons du pratique, car je ne suis pas sûre de comprendre les aspects spirituels de ce dont nous parlons.

– De notre point de vue, rien. Mais du point de vue des Humains, l’existence d’un autre dieu que le Dieu Solaire, autour duquel votre existence est bâtie, n’est à mon avis pas sans conséquence.

La jeune femme réfléchit un instant et admet que la remarque de Ssoran est fondée. Il est improbable que les Humains se tournent vers une déité hypothétique révérée par une race qu’ils n’apprécient pas vraiment. Il n’en reste pas moins que, s’ils apprennent que les Atarks sont prêts à risquer leur propre extinction dans le but d’obéir à une injonction aussi improbable, ils en viendront peut-être à douter de leur propre foi ou remettront peut-être en cause la bonté du Dieu Solaire. Adana suppute que les Atarks se trompent peut-être. Comment peuvent-ils être sûrs que le Dieu Solaire n’est finalement pas leur dieu ? Elle préfère ne pas aborder la question avec Ssoran, jugeant cela trop métaphysique à son goût. Le Dieu Solaire ne s’exprime pas autrement que par la bouche du Grand Théologiste et la Théologie repose précisément sur ce fondement. Le Primat du Dieu Solaire est porteur de sa parole et donc des lois qu’il impose aux Humains pour continuer à les éclairer de sa lumière. C’est une vision assez terre à terre en fait. Adana n’a pas besoin d’imaginer une quelconque volonté mystique, lointaine et absolue, derrière le Dieu Solaire qui est là, sous ses yeux, chaque jour. Son pouvoir est immense car, comment pourrait-il éclairer un territoire d’un rayon de près de quatre-cents kilomètres sans cela ?

Revenant à la question initiale, elle n’arrive pas à voir un véritable danger dans la cohabitation de ces deux visions de la divinité, si ce n’est que les Atarks prétendent révérer un autre dieu que le Dieu Solaire. Cela peut amener une incompréhension de plus entre eux. Finalement elle secoue la tête en signe de dénégation. Cela lui parait trop subtil. Les Atarks, jusqu’à présent, ne sont pas la source des problèmes. Ils sont les victimes de leurs différences. Les Humains n’ont aucune raison de provoquer des troubles encore plus grands à moins qu’ils ne soient pas capables de supporter une différence de plus, ce dont elle doute.

– Peut-être pas sans conséquence, reconnaît-elle. Cependant, je ne pense pas qu’il s’agisse de quelque chose de véritablement dangereux pour notre société.

– Puissiez-vous dire vrai. Voulez-vous me poser des questions à ce sujet ?

– Des milliers, mais j’ai bien peur d’avoir à faire le tri dans tout ça avant de vous en parler. Je ne vous cache pas que ce mysticisme qui émane des vôtres me semble un peu moins étrange à présent. Avoir une croyance aussi forte en quelque chose qu’on ne peut pas voir a forcément une incidence sur sa manière d’être.

Ssoran veut répliquer mais il se retient. Il se contente de hocher la tête.

– Je vais réfléchir à tout ça… Merci de m’avoir confié cette explication, complète Adana.

L’Ondoyant sourit. Il se lève en même temps que son invitée et la raccompagne. Ils échangent encore quelques propos sur les questions à aborder la prochaine fois mais, dès qu’elle est dehors, les pensées d’Adana reviennent immédiatement sur les paroles de Ssoran. Oui c’est une révélation, car elle était loin de se douter de la complexité qui se cache derrière les choix et les désirs simples des Atarks. Pourquoi son interlocuteur la lui a-t-elle faite ? Cela aussi la laisse perplexe. Pour lui donner la possibilité de faire un pas de plus dans la compréhension de ce qu’ils sont ? Oui, peut-être, mais Ssoran a eu à ce moment une attitude des plus strictes, comme si cette nouvelle différence entre Atarks et Humains était susceptible de changer radicalement le comportement de ces derniers. Après trois mois écoulés, elle doute qu’une telle nouvelle ne se soit pas déjà répandue. De son point de vue, elle est cependant d’une si faible importance qu’il lui parait normal de ne pas l’avoir apprise jusqu’à présent. Et pourtant…

Toute à ses pensées, tandis qu’elle remonte le quartier Roc en direction de la Grand Place, elle s’approche de l’entrée de la terrasse de la Grande Manufacture. Elle y croise de nombreuses personnes sans vraiment les voir, toutes atarkes. Devant elle, apparaît une petite silhouette apparaît, sortant tranquillement d’une rue latérale et croquant nonchalamment dans une pomme. Adana lève le nez vers ce personnage et se fige. La silhouette en question tourne lentement la tête dans sa direction et son regard croise celui de la Supérieure.

Geosef s’immobilise. Adana le reconnaît instantanément. Elle ne l’a aperçu qu’un bref instant durant leur affrontement sur les toits du quartier du Précipice le jour du traité mais elle n’a pu oublier ce visage juvénile. Le garçon est blond aux cheveux longs et sales et aux yeux verts. Vêtu de loques grises, son corps aussi maigre que son visage, pieds nus, il doit avoir dix ans à peine et il part comme une flèche en abandonnant sa pomme sur place.

– Halte ! crie inutilement la Théologiste avant de se lancer à sa poursuite.

Le garçon s’engage dans la pente de l’avenue du Roc qui grimpe vers la terrasse de la Grande Manufacture. Il file comme si sa vie en dépendait. Adana, quoique bien entraînée et peu encombrée, se demande si elle arrivera à le rattraper. Elle espère qu’une patrouille de l’Instance de l’Ordre se montrera sur son chemin très vite avant d’être semée. Néanmoins, même si elle souffre quelque peu de cette ascension rapide, elle ne perd pas de terrain. Sa taille l’avantage. Elle franchit le sommet de la pente à peine six mètres derrière Geosef. Ce dernier voit les soldats qui circulent dans l’avenue qui se prolonge maintenant au travers de la Grande Manufacture vers la Grand Place. Il oblique vers la gauche. Adana ne prend pas le temps de héler ses collègues qui n’ont rien vu et qui sont trop loin pour lui être utile.

Geosef perd du terrain. En s’engageant dans les rues où de nombreux manutentionnaires Atarks transportent des matériaux des entrepôts vers les ateliers, la Théologiste est proche de lui mettre la main dessus. C’est alors qu’il se précipite entre deux ouvriers en mouvement qui portent, sur les épaules, un empilement de planches. Il n’a pas à baisser la tête pour passer dessous. Ce n’est pas le cas d’Adana. Elle essaye de franchir l’obstacle en se baissant tout en maintenant une bonne allure, mais doit poser ses mains par terre pour éviter de s’affaler sur le pavé. Elle se rattrape maladroitement et parvient à se maintenir en course. Elle a perdu une dizaine de mètres sur le fuyard.

– Arrêtez-le ! crie-t-elle en accélérant à nouveau.

Les ouvriers cessent leur activité pour regarder ce qu’il se passe. Il n’est pas rare que des gosses jouent à proximité. Il y a dans l’agencement des bâtisses de la Grande Manufacture, au milieu des matériaux, des ateliers et des travailleurs une foule d’activités ludiques auxquelles se livrer. L’arrivée des Atarks a toutefois changé les choses. Les parents craignant de laisser leurs enfants jouer dans leur entourage. Malgré tout, un gamin se frayant un passage en courant au milieu du passage ne les étonne pas outre mesure. La présence d’Adana Tarsis en uniforme faisant la même chose a, en revanche, de quoi surprendre.

Le temps que chacun d’eux s’arrête Geosef est déjà loin. Adana n’attend pas de voir les ouvriers se jeter sur lui, elle se contente de profiter de l’arrêt momentané du trafic pour anticiper au mieux son parcours et tenter de gagner du terrain. Le garçon se faufile avec une agilité incroyable au milieu de ce fatras, comme une anguille. Après avoir pénétré dans un grand atelier de découpe du bois, il escalade une série de caisses empilées les unes à côté des autres. De cet escalier géant, il se jette dans le vide en attrapant le bord d’une traverse en bois. Il s’y balance et profite de son élan pour atterrir sur un autre empilement. Il rejoint une poutre passant légèrement au-dessus du niveau des caisses les plus hautes et grimpe dessus en cherchant des yeux sa poursuivante. Adana, le nez en l’air, le suit depuis le sol et percute un homme en train de scier une planche sur son établi. Geosef pouffe et s’engage sur la poutre qui traverse l’atelier d’un bout à l’autre.

– Sale gosse ! peste Adana en se relevant, ignorant totalement le travailleur qu’elle a aussi violemment qu’accidentellement projeté au sol.

Elle cherche sa cible des yeux. Cette dernière arrive au bout de la poutre et se glisse par une ouverture pratiquée dans le mur. Cela communique sûrement avec un toit. Elle avise un large passage en face d’elle et s’y précipite. Arrivée dans une rue, elle longe le bâtiment en suivant une trajectoire parallèle à celle du gamin. Parvenant dans un cul de sac au pas de course, elle use de son Empreinte pour sauter sur le toit en face d’elle. Depuis son exploit de la Grand Place, la Théologiste s’est durement entraînée à synchroniser la puissance développée par l’Empreinte Solaire et ses gestes. Elle va pour se réceptionner parfaitement en bordure du toit quand Geosef, qui suit une trajectoire perpendiculaire, la voit et fait un écart pour lui balancer un coup de pied avant qu’elle n’ait atteint le bord. Adana n’a pas le temps de réagir et prend le pied du garçon dans le nez ce qui a pour effet de la repousser mais le fait chuter. L’élan de la jeune femme lui permet malgré tout de s’agripper au bord du toit. Le choc de son corps heurtant le mur en retombant la fait glisser et menace de lui faire lâcher prise. Elle tient bon. Geosef ne se risque pas à essayer de la faire tomber, il se contente de se relever et de repartir comme une flèche.

Adana se hisse en grimaçant. Son nez, particulièrement douloureux, saigne. Elle parvient à se rétablir sur le toit, se frotte le nez et s’essuie la bouche et le menton couverts de sang. Ce faisant, elle cherche en vain la petite peste des yeux. Elle met à contribution son ouïe pour tenter de repérer le bruit de ses pas. Le contact précipité de pieds nus sur le toit dallé se fait entendre et elle s’élance dans cette direction.

Elle comprend une fraction de seconde trop tard, alors qu’elle passe à l’angle d’une maison mitoyenne s’élevant d’un étage plus haut, que les bruits de course qu’elle a entendus ne sont pas ceux de Geosef. Le bout d’un bâton surgit de derrière le mur au niveau de ses jambes dans un large mouvement. Il frappe douloureusement ses genoux et se brise au moment de l’impact. Adana perd complètement l’équilibre, bascule en avant cul par-dessus tête, s’écrase sur le dos et glisse au sol. Meurtrie de toute part et à moitié sonnée, elle entend le garçon lui lancer un chapelet d’insultes et voit se précipiter vers son visage le bout du bâton biseauté par la cassure.

Elle n’a pas le temps d’écarter la tête. Ses mains gantées se referment sur la pique improvisée et ses bras se crispent, stoppant la pointe tout près de ses yeux. Elle roule vers la droite sans lâcher sa prise, ce qui imprime une torsion à laquelle Geosef ne peut résister. Son arme lui échappe des mains et il se recule.

– Salope ! crache-t-il avant de repartir en courant dans l’autre sens.

Adana serre les dents. Différentes parties de son corps lui crient leur douleur tandis qu’elle se relève en s’efforçant d’en faire abstraction. Elle n’a rien de cassé. Jetant négligemment le bâton brisé sur le côté, elle tente de rassembler assez d’énergie pour invoquer le pouvoir de son Empreinte. Sans succès. Elle décide de se lancer à nouveau à la poursuite du gamin en se demandant comment un enfant peut avoir une envie aussi féroce de la tuer. Geosef est en train de s’engouffrer à nouveau dans l’atelier par l’ouverture qui le mène sur la poutre. La jeune femme essaye d’anticiper les différentes possibilités du gamin. Quatre autres issues lui sont accessibles. La première est à l’autre bout de la poutre, mais elle donne sur la façade de la bâtisse au-dessus de la porte principale. Geosef ne peut pas repartir par là sans prendre le risque de se blesser en sautant. Il existe deux autres passages latéraux, celui par lequel ils sont venus et celui qu’elle a emprunté pour rejoindre l’impasse qui communique avec la rue principale. Au mieux, le gamin peut redescendre dans l’atelier et s’enfuir par où il est venu ou reprendre la rue et s’enfoncer dans une autre partie de la zone des entrepôts. La Théologiste prend sa décision.

Geosef est à mi-parcours sur la poutre, se déplaçant presque en courant malgré son étroitesse. Adana passe rapidement par l’ouverture à sa suite et saute de tout son poids à pieds joints, utilisant un peu du pouvoir de son Empreinte, sur l’élément de charpente. Une violente vibration court le long de la pièce de bois, déséquilibrant totalement le garçon et le faisant chuter. Il se tord pour rattraper le bord de la poutre et se suspend pour se stabiliser. En-dessous se trouve un établi et les travailleurs le regardent l’air inquiet. Il lâche sa prise et se réceptionne sur la table de travail. Il se faufile aussitôt entre les ouvriers qui s’approchent de lui et se précipite vers l’accès principal, le point le plus éloigné de la Théologiste. En s’engageant dans l’artère, il prend à gauche, puis se glisse dans une venelle immédiatement à droite. Il ralentit un peu pour regarder derrière lui et constater que personne ne le pourchasse. Au bout de la ruelle il prend à nouveau à droite en trottinant et reprenant son souffle. Il circule maintenant sur le bord nord de la terrasse. Elle est assez large et l’esplanade sert de zone de dépôt aux transporteurs venus de la route du Gel. Là aussi, l’activité est intense.

Il laisse deux rues sur sa droite, non sans y avoir vérifié du regard que personne ne s’y trouve et, au moment de passer la troisième, manque de se heurter à quelqu’un. Levant le nez et reculant, prêt à se remettre à courir, il reconnaît trop tard la Théologiste qui l’attrape par l’avant-bras. Il se débat et crie pour échapper à l’étau de sa poigne, mais Adana lui tord le bras pour le contraindre à se retourner puis le plaque face contre le mur sans trop de ménagement. Plusieurs manutentionnaires s’arrêtent non loin de là pour observer la scène. Geosef s’époumone en injuriant son tortionnaire. Adana s’efforce de le faire taire.

– Écoute-moi, sale gosse ! Je ne vais pas te faire de mal ! Tais-toi ! crie-t-elle en le bousculant un peu.

Après quelques minutes, et tandis que les ouvriers reprennent finalement leur travail, peu désireux de s’immiscer dans cette altercation verbale dans laquelle est impliquée une des plus hautes représentantes de la Théologie, le gamin se calme. Il est à bout de souffle et de nerfs.

– On peut parler maintenant ? le questionne Adana sans le lâcher.

– J’te dirai rien, salope !

La jeune femme le retourne violemment et le gifle sans ménagement. Geosef utilise sa main libre pour frotter sa joue endolorie. Il a les larmes aux yeux.

– Ne m’oblige pas à recommencer !

– T’es qu’une sale brute !

– Tu peux parler ! Je te rappelle que tu as essayé de me tuer deux fois. Soit plutôt heureux que je ne te rende pas la pareille.

La voix d’Adana est nasillarde. Son nez est devenu violacé et la fait souffrir.

– J’te dirai rien ! répète le garçon.

– Écoute-moi bien garnement, je ne compte pas te lâcher, et je peux témoigner de ton implication dans une tentative d’assassinat d’un ou plusieurs Atarks.

– Valent pas mieux qu’toi !

– Mais bon sang, qu’est-ce que je t’ai fait ?!

– T’es qu’une tueuse ! Une bouchère !

Adana soupire. Elle ne peut pas lui en vouloir de penser ça, même si, à ses yeux, elle trouve la conduite de ce gamin totalement injustifiée.

– Écoute bien. Je me fiche de ce que tu penses de moi. J’ai besoin de savoir quelque chose sur l’attentat.

– J’sais rien !

– C’est faux ! Tu y étais ! Tu connaissais ceux que tu as aidés, l’un d’eux t’a appelé par ton nom.

– J’sais pas où est c’type !

– Peu importe, je pense pouvoir le retrouver si j’ai besoin de lui mettre la main dessus. Je veux juste savoir autre chose. Qui a commandité l’attentat ?

– Qui a quoi ? fait Geosef un peu étonné.

– Qui a… Oh bon sang ! Qui a demandé à votre groupe d’agresser les Atarks ?

– Heu… J’sais pas, j’y étais pas !

Il ment et la Théologiste n’est pas dupe.

– Dis-moi la vérité ! Tu sais quelque chose, parle !

– Nan ! Si j’parle le Bourreau m’tuera !

– Le Bourreau ? s’exclame-t-elle surprise. Le Juge est derrière ça ?

– Nan, pas le Bourreau ! J’ai rien dit, j’sais rien.

Il donne un coup de pied dans le tibia de la jeune femme. Elle serre les dents mais maintient sa prise. Elle veut le gifler à nouveau, mais Geosef protège son visage.

– J’te déteste ! T’es qu’un sale monstre ! Une traîtresse ! J’te crèverai !

– Mais… De quoi parles-tu, petite peste ?!

– Oh ! hurle le gamin en montrant du doigt quelque chose derrière Adana sur sa droite.

C’est un piège, pense-t-elle, et elle ne tourne pas immédiatement la tête jusqu’à ce qu’elle entende un bruit de cavalcade, le son d’un cheval au galop sur le pavé. Elle détourne un léger un instant son attention et reçoit le poing gauche de Geosef en pleine figure. En d’autres circonstances, le coup de cet enfant l’aurait à peine déstabilisé mais, sur son nez blessé, elle ne peut retenir un cri de douleur et relâche suffisamment sa prise sur le bras du garçon pour lui permettre de s’échapper.

– Reviens ! crie-t-elle en titubant à sa suite, sa main gauche sur son nez.

– T’as tué mes parents ! J’te tuerai ! hurle Geosef en disparaissant dans la rue.

Elle ne s’estime pas en état de recommencer une nouvelle course poursuite. Elle a eu de la chance de l’attraper une première fois. En outre, la dernière déclaration du blondinet l’a quelque peu refroidie. Elle ignore en quelles circonstances elle aurait pu, en personne, tuer ou provoquer la mort des parents du garçon, mais ce qu’elle a, ou non, fait est moins important que ce qu’il croit, et elle comprend un peu mieux son attitude. N’a-t-elle pas elle-même ardemment désiré faire subir le même sort à tous les Ovarks après le drame de Longuelande ?

Le son de cavalcade a très vite cessé et, par acquis de conscience, elle jette un œil dans la direction où elle l’a entendue, mais il n’y a rien. Il n’y a même jamais rien eu à cet endroit. Il n’est pas possible de galoper à cheval sur cette esplanade encombrée de piles de matériaux de toute sorte. En se remémorant les bruits de pieds nus sur les toits qui l’ont menée droit dans une embuscade, Adana prend conscience que le jeune Geosef dispose sans doute de quelques dons magiques.

Essoufflée, pleine de bleues et d’égratignures, blessée, son prisonnier enfui, Adana ne retire qu’une seule chose positive de cette rencontre fortuite. Geosef lui a paru sincère quand il a parlé du Bourreau. Il craint vraiment que cet assassin ou ce groupe d’assassins ne vienne le faire taire. Ce qui veut sans doute dire que le Juge est derrière l’attentat de la Grand Place. Improbable, se dit-elle. Le Juge est le maître du crime organisé à Dis, pas un politicien ou un idéaliste. En quoi cet attentat peut-il servir ses intérêts ? Au moment des événements la décision de donner le quartier Roc aux Atarks, quartier dans lequel on suppose que le Juge était installé, n’avait pas encore été prise, ni même évoquée. C’est la seule raison, selon la jeune femme, qui aurait pu pousser le Juge à faire reporter ou annuler la signature du traité. Elle se dit alors qu’il est peut-être temps d’aller trouver la personne qu’elle a pu identifier lors de son affrontement avec les terroristes. L’enquête n’est plus dans ses mains depuis plusieurs mois, mais elle estime pouvoir prendre un peu de temps sur sa mission actuelle pour tenter d’éclaircir les choses par elle-même.

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