3 - Cauchemars d’enfance

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« Désormais nous réglerons nos vies sur ce que nous imposera le Dieu Solaire. La variation de sa lumière et de sa chaleur permettra aux végétaux de se développer. Quatre saisons pour chaque cycle annuel. Chacune des saisons sera découpée en trois mois, chacun composé de trois décades. Vivre et prospérer à sa lumière, défendre notre milieu de vie, voilà tout ce que le Dieu Solaire exige de nous et, en retour, il veillera sur nous à jamais. Chaque année nous célébrerons ce jour, celui du début de l’été, comme le Jour Divin et, chaque décade, nous nous accorderons un repos pour rendre grâce à sa bienveillance. »

Extrait du discours de Duval At’Fratel
au premier jour de la Théologie.

__________

Onze ans plus tôt.

Tara Plavel fit mine de sourire à son interlocuteur. Ici, dans ce petit hameau de Longuelande, l’homme qui lui parlait était la plus haute autorité, un Théologiste. Il avait relâché devant elle deux véritables garnements qui venaient, une fois de plus, de faire une bêtise. Il était coutumier du fait. Ce n’était pas la première fois qu’il les prenait la main dans le sac et les ramenait auprès de Tara. La fillette et le garçon couraient dans un champ voisin tandis qu’Ivrac Orati expliquait la situation à la mère du garçon :

– Ils ont quand même mis le feu à une meule de foin !

Tara Plavel n’en menait pas large. Son mari était aux champs en cette période de moisson et ne rentrait qu’à la nuit. Elle était seule pour s’occuper de la maison, des animaux, de son fils Érik… et de la petite Adana Tarsis qui était tout le temps fourrée chez eux.

– Je fais ce que je peux pour les surveiller, Gouverneur Orati,…

– Arbitre, la coupa le Théologiste. Mon grade, c’est Arbitre.

La pauvre Tara ignorait tout des grades Théologistes. Elle ne comprenait même pas de quoi il retournait. À son niveau, il s’agissait juste d’une sorte de bourgmestre.

– Oui, enfin, ce que je veux dire, c’est que je ne peux pas les empêcher d’aller jouer en ville.

La dénomination était un peu exagérée : Longuelande comptait tout au plus une dizaine de familles et toutes se connaissaient entre elles. Il n’y avait que la présence du Théologiste Arbitre Ivrac Orati pour représenter une touche d’exotisme dans ce tableau banal du hameau de fermes dont il existait au moins une vingtaine d’exemplaires dans les Marches de Langueur. L’homme en question se frotta le menton. Il faisait toujours ainsi pour meubler le silence quand il ne savait pas quoi dire. Depuis son affectation à ce village d’une taille qui frisait le ridicule, les seuls problèmes qu’il avait eu à gérer étaient des querelles de fermiers concernant la surface exacte de leurs terres cultivables, la répartition des ressources fournies par la Théologie, et les quatre-cent coups de la bande de gosses qui sévissait dans la région. Ce n’était pas vraiment à ça qu’il avait rêvé en endossant le prestigieux titre d’Arbitre. Quant aux simulacres d’offices religieux du Dieu Solaire dont il avait la charge, nul n’en avait cure à Longuelande. La première séance à laquelle il avait convié ses ouailles n’avait eu pour seul public que les deux garnements qui criaient présentement en se poursuivant l’un l’autre non loin de là.

– J’entends bien, dame Plavel, mais au-delà de cette liberté que vous leur laissez, vous serait-il possible de les éduquer un peu plus ?

– Les éduquer ? Mais…

En fait Tara se refusa à demander au jeune Théologiste à quoi il pouvait faire allusion.

– Et la moindre des choses serait de les instruire sur la responsabilité et le respect de l’autorité. Car enfin, aucun d’eux n’a voulu m’avouer qui avait bouté le feu à cette meule.

– Mais j’ai déjà dit ces choses à mon petit Érik, se plaignit Tara.

– Vous devriez passer un peu plus de temps à les lui répéter. Et à la fille aussi. Je n’ai jamais vu jeune fille si mal élevée.

Surprise, Tara ouvrit de grand yeux. Cela dût interpeller Ivrac car il se reprit aussitôt.

– Heu, enfin, je compte sur vous pour transmettre cette demande au sieur Tarsis.

Elle se contenta de hocher la tête. En fait, sa seule source d’inquiétude était que son enfant ne subît une quelconque punition infligée par cet étrange potentat local. Sa manière de s’immiscer dans la vie du hameau laissait à penser qu’il en avait le droit s’il décidait de l’assumer. Or, si Érik méritait une correction, Tara eut préféré que ça soit son époux qui lui administrât. Dans sa tête, la moindre notion d’éducation s’arrêtait là. Quant à Adana, cette jeune fille vivait le plus souvent aux crochets des Plavel car son père, Loric, n’avait guère de temps à lui consacrer. Sa femme, Livia Tarsis, était décédée durant l’Hiver Noir. Depuis ce drame il tâchait de subvenir à ses besoins et à ceux de la petite, travaillant plus que de raison et s’occupant bien peu de sa progéniture. En réalité, c’était bien pire. Loric n’avait jamais accepté la mort de Livia. Il ne pouvait plus regarder sa fille sans y retrouver le regard de sa chère épouse. Aussi, moins souvent il la voyait, mieux c’était pour lui… et pour elle en définitive. Qu’auraient pu lui prodiguer comme bon conseil les yeux perpétuellement embués de larmes de son paternel pétri de désespoir ?

Tara n’était pas très fine. Bien que la situation lui ait été expliquée plusieurs fois par Raten, son époux, elle n’avait véritablement retenu qu’une chose. Il valait mieux qu’elle s’occupe d’Adana quand elle en avait l’occasion. Et depuis deux ans que cela durait, Tara avait accepté la présence de cette enfant turbulente dans son giron. Elle devait avoir l’âge de son fils, soit huit ou neuf ans, une telle incertitude résultant principalement de l’Hiver Noir.

– Bon, je dois y aller, conclut l’Arbitre. Songez à ce que je vous ai dit.

Tara hocha la tête, l’air penaude. Qu’avait-il dit déjà ? Elle soupira intérieurement. Peu importait. Qu’il s’en aille avec ses manières bizarres ! Ivrac détacha la longe de son palefroi du poteau, mit un pied à l’étrier puis se hissa sur la selle en tirant sur le pommeau. Cette manœuvre parfaitement exécutée impressionna Tara une fois de plus. Elle qui s’occupait de cochons et de poules, rien ne l’intimidait plus que la monture de l’Arbitre, une jument baie qui était presque deux fois plus grande que le percheron nain dont son mari se servait pour tirer la carriole ou la charrue. L’Arbitre disparut après la butte et la femme retourna aux auges pour y nourrir ses bêtes.

Ce soir là, après que les gamins eussent épuisé toutes les invraisemblables ressources d’énergie dont ils pouvaient être capables, ils reçurent un sermon du père suivi d’une claque pour faire bonne mesure. Son épouse ne lui avait rien dit. Après avoir livré sa récolte de la journée au grenier de la « ville », Raten avait juste croisé le père Horace. Ce dernier avait sommé l’époux Plavel de corriger ses gosses. Ils avaient failli mettre le feu à son appentis. Pour éviter le désastre, il avait fallu inonder tout son foin. Adana n’était pas rentrée chez elle. Tara, retardée par la visite du Théologiste, avait fini son ouvrage après la nuit, trop tard pour rappeler à la petite de faire la route. Ce n’était pas la première fois, son père ne s’inquiéterait pas. En outre, aussi sotte soit-elle, l’épouse Plavel savait que cela ferait plaisir à la petite de rester chez eux. Elle n’était manifestement pas assez intelligente pour s’être jamais rendue compte qu’Adana et son complice, Érik, s’arrangeaient généralement pour éviter de croiser Tara avant la nuit tombée.

Les deux gamins s’appréciaient comme frère et sœur. De connivence dans tous les malheurs qu’ils dispensaient autour d’eux, ils demeuraient unis envers et contre tout. Lorsqu’ils se faisaient pincer par l’Arbitre, leur jeu favori consistait à se battre pour revendiquer la bêtise commise. Il était ainsi impossible de savoir lequel des deux avait eu l’idée du sale coup. En réalité, ils étaient tout aussi inventifs l’un que l’autre. Les gamins des autres fermes pouvaient tantôt être des camarades de jeu, ou tantôt un groupe lointain de connaissances qu’ils n’avaient pas envie de voir, mais entre eux, il y avait de l’amour. De cette relation frivole et innocente qui rapproche les enfants et qui les marque à jamais.

Chez les Plavel, ils partageaient le même lit. Tous les enfants du coin vivaient de la sorte. Une couche pour les parents, une pour les enfants sans distinction entre filles et garçons. Malgré l’épuisement qui les gagnait bien avant l’extinction des feux, un regain d’excitation éveillait à nouveau leurs sens au moment de se coucher. Sous l’édredon, ils chuchotaient et s’échangeaient parfois des secrets. Le thème en était à chaque fois différent. Parfois sérieux et discret, parfois amusant et sonore, ce qui agaçait le père Raten dont la voix grondante rappelait à ces petits anges de la fermer. Les confidences de la soirée tournèrent autour de leur dernier coup :

– Tu as eu peur quand tu as vu que le feu grossissait ? demanda Érik.

– Nan, je crois pas, répondit Adana évasive.

– Il avait vraiment l’air furieux le père Horace. C’est ta faute s’il nous a vu.

– Je suis sûre que non ! Je crois que j’ai vu Benam pas loin. C’est lui qu’a dit ce qu’on faisait.

– N’importe quoi, j’ai pas vu Benam. Tu racontes des menteries.

La limite du chuchotement était dépassée et les gamins s’attendaient d’un moment à l’autre à une intervention du maître de maison. Ils se turent d’instinct. Au lieu du râle sonore qu’aurait pu émettre Raten avant son traditionnel « vous la bouclez, oui ?! », il y eut un bruit insolite. Les grillons étaient muets cette nuit-là. Dans le silence de la nuit, on aurait dit qu’une clameur lointaine avait retenti à l’extérieur. Toute la maisonnée retint sa respiration.

Dans le Monde Éclairé ainsi que partout ailleurs au delà des Confins, la nuit était des plus sombres, sans la moindre source de lumière naturelle, comme au cœur de l’Hiver Noir, comme si le Dieu Solaire n’avait jamais existé. C’était un moment de crainte et parfois de terreur pour ceux qui avaient été traumatisés par cet événement. Chez les Plavel, il n’y avait aucune appréhension dans les ténèbres. Aussi naturelles que la lumière dispensée par le divin sauveur, on les acceptait et nulle bougie, nul feu, hormis les braises du foyer mourant, ne venait troubler la noirceur de la nuit. À cet instant, par les fenêtres, de faibles lueurs rougeâtres éclairaient l’intérieur de la pièce.

Le grincement caractéristique émis par le lit des époux Plavel brisa le silence. Raten se levait, ce qui signifiait clairement pour les gamins de rester là où ils étaient en faisant semblant de dormir. La silhouette du fermier se détacha nettement dans la pénombre. Il n’avait pas besoin de lumière pour évoluer dans sa maison, mais cette nuit, il voyait où il posait les pieds et cela l’inquiéta.

– Personne ne sort, gronda-t-il à la maisonnée après avoir jeté un œil par la fenêtre.

Il chaussa rapidement ses sabots, s’enveloppa d’un manteau et sortit en refermant la porte derrière lui. Dans le bref intervalle de temps où Raten franchit l’ouverture, un autre hurlement retentit dans le lointain. C’était un cri de terreur qui se termina abruptement, comme si son auteur avait brusquement été réduit au silence. Les lueurs rougeâtres et tremblotantes éclairèrent un moment le sol de la chaumière puis la pénombre revint. Le silence fut à nouveau troublé par un grincement. Tara s’était levée et se déplaça vers le lit des enfants.

– Ne vous inquiétez pas, leur dit-elle d’une voix hésitante. Tout va bien.

Les enfants, quoique apeurés, ne réalisaient pas vraiment ce qu’il se passait. Tara avait juste besoin de se rassurer elle-même. Tandis que l’obscurité dissimulait son masque de terreur, le ton de sa voix défaillante ne laissait aucun doute sur son état d’esprit. Des minutes s’écoulèrent. D’autres cris retentirent. Ils semblaient plus proches. La lumière s’intensifia. À l’extérieur, une ombre passa devant la fenêtre en direction de la porte. Puis une autre. Puis encore une autre. Totalement affolée, l’épouse Plavel était littéralement pétrifiée de peur. Elle émit une plainte stridente à lui arracher la gorge lorsque la porte s’ouvrit violemment. En deux pas, l’ombre qui pénétra les lieux fut à côté d’elle et la gifla sans ménagement.

– Tais-toi ! C’est moi, bon sang ! beugla Raten.

Sa femme eut du mal à se reprendre. Les enfants s’étaient redressés dans le lit. Leurs yeux grands ouverts cherchèrent à voir par la porte ce qui se tenait devant. Raten attira leur regard et celui de son épouse.

– Écoutez-moi bien. Vous allez partir. N’emportez rien. Allez le plus loin possible d’ici. Vers la grande cité.

– Mais… mais que… balbutia Tara.

Son homme l’attrapa par le bras et la secoua :

– Calme-toi, Tara ! Tu vas emmener les enfants. Avec Lorine et Benam, vous allez partir. Tu m’as bien compris ?!

Complètement perdue, elle hocha la tête. Raten la mit debout et la vêtit de son manteau. Adana et Érik sortirent du lit. Ils regardèrent vers la porte. La silhouette d’une tête apparaissait à hauteur d’enfant dans l’embrasure. Au-delà, il y avait ces lueurs rouges et oranges qui éclairaient l’épaisseur du mur de la chaumière et semblaient éclaircir le ciel. Raten répéta inlassablement ses instructions en aidant sa femme à chausser ses sabots. Les gosses n’en avaient pas. Ils étaient déjà prêts. Une autre silhouette apparut dans l’embrasure. Probablement Lorine, la plus belle fille du village, dont on racontait que le jeune Théologiste avait le béguin pour elle. C’était l’une des filles du vieil Horace et elle avait dix ans de plus que son neveu, Benam, qu’elle éduquait depuis l’Hiver Noir durant lequel les parents du jeune garçon avaient péri. Benam, le sempiternel rapporteur, qui avait l’âge d’Érik, n’en menait pas large. C’était lui qui regardait timidement dans la masure et ses joues brillaient dans la pénombre.

– Contrôle-toi, Tara. Tu vas y arriver. Pense aux enfants. Emmène-les loin d’ici, répéta une ultime fois le chef de famille.

Tara, plus ou moins apaisée, comprit enfin quelque chose qui ralluma le feu de sa panique :

– Et toi ?! Raten ?! Que vas-tu faire ?!

– Je vous rejoindrai, mentit-il sans hésiter. Mais tu dois aller le plus loin possible, ne pense pas à moi !

– Non ! Non !

Cette fois, c’est Tara qui agrippa son mari, refusant catégoriquement de le quitter. Il la gifla encore deux fois.

– Bon sang, Tara ! Pense à Érik !

La fermière se crispa comme sous l’effet d’une douche froide. Puis ses bras devinrent lâches. Raten se baissa au niveau des deux enfants et les embrassa, un dans chaque bras. L’étreinte fut des plus courtes et pourtant les larmes roulèrent sur les joues d’Adana. Elle était trop jeune pour analyser ses sentiments, pour réellement comprendre toute la portée de ce geste, mais dans son cœur, il ne faisait pas l’ombre d’un doute que cet homme l’aimait comme sa propre fille, et jamais son père ne lui avait jamais exprimé ça, aussi loin qu’elle s’en souvînt. Elle pleura car elle savait qu’elle ne le reverrait pas. Ni Raten, ni son père fantomatique, ni peut-être aucun autre habitant de Longuelande. Elle pleurait parce qu’elle aimait ces gens et qu’elle n’aurait jamais l’occasion de leur dire.

Tout alla ensuite très vite. Raten Plavel répéta à nouveau ses instructions à sa femme et à Lorine et les deux femmes effrayées entraînèrent les enfants. Ils n’avaient emporté aucune source de lumière malgré l’intention de Tara de prendre une lampe. Raten la lui avait violemment ôtée des mains. Pas de lumière, pas de cris, pas de bruits. Ils devaient disparaître sans laisser de traces. Par ailleurs, la clarté diffusée par le feu qui ravageait les champs et qui illuminait de rouge et de orange le décor alentour était bien suffisante. Adana et Érik eurent un dernier regard trouble pour le père Plavel quand il récupéra la fourche qu’il avait posée le long du mur de la chaumière et s’éloigna en direction du centre du village. Sa silhouette se perdit au milieu des fumées rabattues par la brise.

Alors qu’ils progressaient à un rythme très irrégulier, haletant, se heurtant régulièrement aux obstacles que la nuit rendaient invisibles, la clarté de plus en plus lointaine des feux ne pouvant plus les leur révéler, Adana scruta les ténèbres en direction de la ferme des Tarsis. Elle était là quelque part sur sa droite et la gamine espérait voir surgir son père à tout moment. Au lieu de cela elle aperçut d’étranges petites lumières rouges. Pas très sûre d’elle, elle usa de sa main libre pour essuyer les restes de larmes, de poussière et de suie qui s’étaient accumulés sur son visage. Ces lueurs presque imperceptibles dansaient d’une étrange manière. Lorsqu’elle cria pour stopper la course effrénée, elle eut la surprise de voir les lueurs se figer. Hors d’haleine, Tara s’arrêta et tout le monde l’imita. Elle ramena devant elle la fillette dont elle tenait la main comme un étau.

– Qu’est-ce qu’y a ? lui demanda-t-elle en soufflant comme un bœuf.

Adana ne dit pas un mot. Elle se contenta de montrer du doigt la direction de ce qu’elle avait vu. L’épouse Plavel n’eut même pas un regard pour ce qu’elle montrait.

– On ne peut pas, Adana. C’est trop dangereux d’aller voir ton père, dit-elle en sanglotant à moitié à l’idée que la petite ne le reverrait pas.

– Nan ! Là ! cria la fillette.

Tous les regards se tournèrent vers les lueurs qui s’étaient remises à danser.

– On dirait des feux-follets, fit Benam qui n’en avait très certainement jamais vu de sa vie.

– Oh non ! hurla Lorine paniquée. Ce sont eux ! Ce sont eux !

Elle serrait si fortement la main de son neveu que, lorsqu’elle partit en courant dans la direction opposée aux lueurs, on entendit un craquement et un cri de douleur. Benam fut littéralement traîné sur une dizaine de pas avant que son corps ne vînt heurter de tout son poids les jambes de la jeune femme et ne la fît basculer en avant. Elle poussa une plainte aiguë tout en essayant d’avancer à quatre pattes aussi vite qu’elle le pouvait. Elle avait lâché son neveu. Tara qui ne comprenait pas sa réaction entraîna les autres enfants à sa suite. Le hurlement de Lorine cessa brusquement dans un gargouillis.

– Occupez-vous de lui ! ordonna Tara en lâchant les gamins à côté de Benam.

Elle fit quelques pas de plus et trébucha sur le corps étendu de Lorine. Cherchant à tâtons le visage de la jeune fille inerte, ses mains se figèrent au contact du bois de la flèche fichée dans son dos et de la texture poisseuse du tissu de la robe autour de l’objet. Elle se précipita aussitôt vers Adana et Érik, cherchant des yeux les fameuses lueurs. Aux côtés de Benam gémissant dont le bras droit avait littéralement été démis, Adana venait de comprendre ce qu’étaient les lumières rouges dansantes : le reflet de la clarté émise par les feux lointains dans des yeux globuleux qui s’approchaient, par paires, en courant et en sautillant. Érik murmura des mots apaisants à Benam mais ne savait pas quoi faire. Revenue auprès d’eux, Tara les souleva pour les remettre sur pied.

– Courez ! Vite ! Vite ! leur cria-t-elle.

Ils s’élancèrent. La mère Plavel ramassa sans trop de ménagement le petit corps inerte de Benam mais, à peine remise debout, elle s’effondra en lâchant son fardeau.

– Courez ! ajouta-t-elle, le souffle court et la voix rauque.

– Maman ! hurla Érik en faisant demi-tour.

Adana ne lâcha pas sa main et le retint. Elle essaya de le contraindre à la suivre. Elle pleurait mais elle se retint de crier comme si cela pouvait les sauver, elle et son ami.

– Maman ! Maman ! insista le garçon, tant et si bien qu’ils ne firent l’un comme l’autre aucun pas de plus dans la direction dans laquelle ils souhaitaient aller.

Les yeux rouges étaient proches. La silhouette de Tara les masqua un instant en se levant et en criant autant qu’elle put. Elle ignora tout de la flèche plantée dans son rein droit, alors que la mort s’approchait de ses petits. Elle se jeta sur les créatures qui les menaçaient. Une lame pénétra son abdomen se frayant un chemin dans ses entrailles, trouvant une sortie dans son dos entre deux côtes. Dans son râle d’agonie, deux syllabes hachées à peine audibles furent prononcées :

– É-rik…

L’être qui l’avait empalé rejeta son cadavre sur le côté pour libérer son arme. Ses deux compagnons émirent quelques sons gutturaux qui ressemblaient à des rires. Les trois paires d’yeux continuèrent d’avancer vers les enfants. Érik et Adana étaient figés. Ils devinèrent plus qu’ils ne virent le premier d’entre eux transpercer le corps sans défense de Benam qui s’agita d’un soubresaut avant de retomber sur le sol, inerte. Érik n’avait jamais aimé les manières de Benam, mais il ne put s’empêcher d’être triste. Il ne servait à rien de supplier. Il ne servait à rien de se battre. La peur ne les aurait pas paralysés, ils n’auraient pas eu une chance. Érik se tenait devant Adana et l’une des créatures arriva face à lui. Elle le dépassait d’une tête tout en étant loin d’être aussi grande que son père. On distinguait à peine le contour de son corps, mais les yeux étaient très visibles, ainsi que le fil de son épée recouverte d’un liquide poisseux qui capturait lui aussi un peu de la clarté lointaine des champs en flammes. Pourtant, le monstre n’embrocha pas Érik. Son regard n’était pas tourné vers lui mais vers le village en flammes. La lumière s’était intensifiée soudainement au point de clairement voir la scène.

Les trois créatures mesuraient environ un mètre cinquante. Morphologiquement semblables aux humains, elles portaient des hardes dont un mendiant n’aurait pas voulu. Leur peau était sombre et squameuse, leur musculature sèche, et elles étaient dénuées de tout système pileux. Une bouche large aux lèvres retroussées laissant entrevoir une dentition inégale et carnassière, deux fosses nasales ouvertes et apparentes sans le moindre appendice pour les dissimuler, et deux yeux globuleux sombres teintés de rouge occupaient leurs visages. Un crâne peu développé cerné par deux larges oreilles en cornet complétait leur portrait. Laids selon les standards humains, ils étaient absolument horribles à regarder. Leurs traits exprimaient une certaine surprise. Leurs paupières, à la mesure de leurs yeux énormes, se fermèrent presque complètement. Ce n’était pas du à la lumière de l’incendie qui les éclairait. Ce bruit régulier que l’on entendait à présent, les deux enfants le connaissaient bien.

Adana sortit de sa torpeur et tira Érik en arrière, doucement, pour ne pas éveiller la méfiance des trois êtres fascinés par l’arrivée au galop d’un cheval monté. Leur étonnement ne dura guère. Celui qui possédait un arc le banda après avoir encoché la flèche qu’il venait d’extraire du cadavre de Tara. Les deux autres s’écartèrent pour ne pas former une cible unique et fourbirent l’un son épée, l’autre sa masse. Le trait fendit l’air. Une sorte d’éclair émanant du cavalier précéda l’impact et le projectile rebondit et valsa en l’air, se perdant dans la nuit. La créature ne perdit pas de temps, encocha une nouvelle flèche et tira alors que la monture arrivait à moins de vingt mètres d’elle. Un cri de surprise et un hennissement de douleur retentirent en même temps. Le cheval perdit ses appuis et bascula en avant, éjectant son cavalier. Les deux autres créatures n’attendirent même pas la fin de la chute pour se ruer sur leur adversaire.

Un nouvel éclair emplit l’espace et les monstres émirent un râle tout en se protégeant les yeux avec le bras. Le Théologiste Ivrac Orati profita de ce handicap pour se relever, s’avancer en boitant et embrocher l’un de ses ennemis. La lumière décrut et revint à son intensité initiale. Elle semblait émaner de l’Arbitre sans qu’aucune source n’en fût visible. C’était suffisant pour permettre à l’humain de combattre sans la moindre gêne visuelle.

– Derrière-moi, les enfants ! cria-t-il.

Adana courut et entraîna Érik à sa suite. Prise d’une impulsion soudaine, elle ramassa l’épée tombée à côté du corps de la créature fraîchement tuée par le Théologiste.

– Ne tente rien, Adana ! ordonna l’Arbitre en la voyant faire.

L’archer encocha sa dernière flèche. À moitié aveuglé, il visa au jugé. Ivrac, trop occupé à surveiller les faits et gestes des gamins, reçut le trait dans l’épaule droite. Il retint un cri, serra les dents, et changea son épée de main. Son adversaire, armé d’une masse, se précipita sur lui. L’Arbitre esquiva le premier coup porté à hauteur de tête en se penchant en arrière, arrivé en bout de course le monstre frappa du revers au niveau des jambes. L’Humain interposa son épée mais il n’eut pas la fermeté nécessaire dans le bras gauche pour stopper l’attaque. L’embout métallique percuta le genou de sa jambe valide. Il tomba à terre sur le dos et tenta désespérément de parer l’attaque suivante dirigée vers sa tête. Il bloqua l’assaut in extremis et se retrouva en très fâcheuse posture. C’est alors qu’Adana poussa un hurlement sauvage et, utilisant l’épée qu’elle avait dans les mains, d’un coup de taille vertical, atteignit le crâne exposé de la créature. La fillette n’avait pas la force d’un adulte, même en maniant cette épée émoussée de toutes ses forces à deux mains. Le coup ne fut pas fatal et glissa sur la boîte crânienne. Il fut toutefois assez violent pour exposer la poitrine du monstre qui fut transpercée par la lame d’Ivrac. La silhouette du dernier adversaire se fondit dans l’obscurité alors qu’il fuyait.

Toute tremblante, Adana lâcha son arme, hypnotisée par le flot de sang noir qui s’écoulait des blessures du monstre. Le Théologiste se remit debout malgré sa souffrance. Son genou n’avait pas été trop touché et il pouvait se déplacer. Il arracha Adana à sa contemplation et rejoignit Érik, agenouillé devant le cadavre de sa mère, les joues ruisselantes. Il était sincèrement touché par la douleur et la tristesse des enfants, se disant que personne ne devrait vivre une telle tragédie. En même temps il versa une larme pour lui-même en apercevant le corps de Lorine, cette jeune fermière qu’il avait secrètement aimé. Adana s’accroupit à côté d’Érik le prit dans ses bras, pleurant elle aussi à chaudes larmes. Les trois survivants se lamentèrent encore longtemps avant qu’Ivrac ne se ressaisît et n’entraînât de force les enfants épuisés loin de la scène macabre.

Les incendies cessèrent d’eux-mêmes lorsqu’ils eurent terminé de consumer ce qui pouvait l’être. Le reste était trop humide ou pas assez inflammable. En outre, une fine pluie était venue donner un coup de main aux enfants pour éteindre les derniers foyers récalcitrants. L’Arbitre les avait incités à l’aider à accomplir quelques tâches dans ce qui restait du hameau. Il était convaincu que les créatures s’étaient repliées et craignaient suffisamment la lumière pour ne pas lui chercher à nouveau querelle. Dans l’état où il était, il aurait sans doute été incapable d’en occire une seule. Il estimait que la fumée, visible au matin depuis les villages alentours, attirerait les secours et qu’il valait mieux les attendre à Longuelande vu son état et son handicap pour se déplacer. Son cheval était mort et les enfants épuisés. Ils ne seraient pas allés bien loin.

La journée du lendemain fut longue. Fiévreux et délirant, il ne pouvait compter que sur les enfants pour veiller sur lui. Adana ne put rester les bras croisés à attendre. Elle et Érik trouvèrent de quoi manger, mais aussi, sans le vouloir vraiment, les cadavres de la plupart des habitants de Longuelande assassinés, dont le père Plavel. Érik fondit en larmes. Peu après la fillette poussa l’investigation jusqu’à se rendre à la ferme de son propre père et n’y trouva que les débris incendiés de la maison et les restes calcinés d’un corps à moitié enseveli. Érik dut la ramener de force vers le centre du village. Ils évitèrent tout deux d’aller à l’endroit où se trouvaient les cadavres de Lorine, Benam et Tara. Avant que les secours n’arrivent, les deux gamins se vidèrent de leurs larmes et de leurs forces. Une escouade de Théologistes, dont un médecin qui remit rapidement Ivrac sur pied, s’occupa des sépultures. L’Arbitre était le seul à connaître les enfants qui n’avaient pas d’autres familles que celles qui avaient vécu dans le hameau. Aussi fit-il de son mieux pour rester auprès d’eux, à l’écoute, afin d’éviter que le traumatisme ne finît par détruire leurs jeunes esprits. Ils avaient brutalement vieilli devant l’horreur de cette nuit.

La tragédie de Longuelande fut la première vraie confrontation avec les Ovarks, les créatures des ténèbres venues des Confins. Leurs raids devinrent, les mois suivants, de plus en plus violents, au point de susciter une véritable crainte. Le gouvernement Théologiste formula une réponse adéquate : la constitution d’une armée. Alors que le pouvoir du Dieu Solaire s’accroissait et que le Monde Éclairé s’étendait un peu plus sur les terres conquises par l’Hiver Noir, trois ans après le drame, une guerre eut lieu. Une guerre qui dura deux ans et qui vit la victoire de la lumière sur les ténèbres.

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